Compte-rendu d’enquête n°2 :
Voilà trois jours que je n’avance pas ! Pas moyen d’être tranquille, dans ce fichu quartier ; à chaque fois que je mets le nez dehors – et même lorsque ce n’est pas le cas, d’ailleurs – quelqu’un m’interpelle. Miss Guille n’arrête pas de toquer à la porte de l’atelier de mon père, soit qu’elle veut m’inviter à dîner, soit qu’elle me rapporte un bol de soupe ou des galettes de haricots blancs… Ce matin, elle est même passée par, dit-elle, « pure précaution ». J’ignore de quelle précaution elle veut parler, mais si elle s’imagine qu’à mon âge, j’ai encore besoin d’une nounou à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, je plains ses enfants en bas âge ; ils n’ont pas fini d’être maternés, les pauvres ! Il y a aussi le boulanger qui m’a gardé une miche de pain – j’étais justement en train de passer devant sa boutique – j’espérais arriver à temps pour voir le défilé de la garde, je me disais que c’était l’occasion d’interroger les passants à propos d’une certaine Josèphe – mais voilà que le vieux m’appelle depuis l’intérieur de sa boutique, qu’il me fait des grands gestes et sort, plein de bonhomie, afin de me saluer, de demander de mes nouvelles, de me tapoter gauchement l’épaule – ce qu’il n’a jamais fait, je tiens à le souligner. C’est à se demander s’ils ne sont pas tous coupables, dans cette rue ! Quelle drôle de manie que de me dévisager avec cet air inquiet. Est-ce qu’ils pensent vraiment que je ne saurais pas me débrouiller tout seul, le temps que Papa revienne ? Toujours est-il que j’ai loupé le passage de la garde. Heureusement, j’étais aux buttes champêtres, hier après-midi. J’ai eu l’occasion de discuter un peu avec certains des garnements qui vivent dans les fermes des domaines au nord de la capitale. Ils ne connaissaient pas de demoiselle Josèphe, mais il y a bien un manoir qui a brûlé, début février. C’est Petit Paul qui m’en a parlé, non pas que je lui accorde une quelconque confiance – je sais bien qu’il ne rate jamais l’occasion de briller, quitte à ne raconter que des bobards, simplement pour attirer l’attention – mais d’autres opinaient, derrière lui. Tout le monde ne parle que de ça, aux buttes. C’est la nouvelle du moment. Ils disent que cette demeure appartenait aux D’Auragny. Ce seraient des ducs. La demoiselle Josèphe est donc duchesse. Petite sœur de duchesse ? Quelque chose comme ça. En tout cas, l’incendie faisait drôlement jaser hier. Tout le monde y allait de son petit commentaire : il y a ceux qui trouvent cela abominable, qui ne jure que par la sincérité et la générosité du duché, et ceux qui crie haut et fort que ce n’est que justice, qu’on arrêtera de brûler des manoirs quand tout le monde aura les moyens de vivre aussi richement – ce qui, de fait, n’arrivera pas. Ils n’ont pas fini de jouer aux pyromanes, ceux-là.
Je me demande ce qu’en aurait pensé Papa…
Compte-rendu d’enquête n°3 :
La police est encore venue, aujourd’hui, pour me poser des questions et farfouiller dans le bureau de Papa. Je n’aime pas la façon qu’ils ont de s’y prendre : ils vident ses tiroirs, inspectent tous les recoins de la pièce, tout ça sans respect pour les affaires de mon père. À les entendre, on croirait qu’il ne reviendra jamais. J’ai beau le leur avoir répété plusieurs fois, ils refusent de croire qu’il s’est enfui. Pourtant, j’ai bien retrouvé des éclats de verre à l’extérieur : c’est bien la preuve que ce ne sont pas les criminels qui ont brisé le carreau pour entrer. Et pourquoi sortir par la fenêtre, s’ils étaient déjà à l’intérieur ? Autant passer par la porte.
Cela étant, l’important, c’est qu’ils n’ont pas encore demandé à entrer dans ma chambre. J’y ai rangé les courriers volés et les brouillons d’articles que Papa avait cachés dans le gros coffre de son atelier. Ça m’embêterait qu’un inspecteur mette la main dessus et perquisitionne tout ça – d’autant que je n’ai pas encore eu le temps de tout lire ! Jusqu’à présent, tout les textes de Papa que j’ai étudiés ne mentionnent que des décisions et des lois discutées à l’Assemblée – et je vois mal une organisation politique attenter à la vie de mon père simplement parce qu’il retranscrit des échanges parlementaires. Ce ne serait pas le dernier à le faire. Et puis ces discussions sont publiques.
Par contre, les enquêteurs ont saisi des lettres que mon père avait reçues il y a quelques mois. Je ne vois pas trop à quoi ça va leur servir. Il y avait des missives des différents imprimeurs avec lesquels Papa travaillait, des billets de certains de ses amis… Dans le doute, et parce que je ne veux rien laisser au hasard, je me suis dit que j’allais les imiter : j’ai ressorti toute la correspondance de mon père, même de vieux papelards que lui et ses proches s’étaient échangés quand j’étais petit. Je me dit que s’il les a gardé, c’est sans doute pour une raison. Quant à savoir si cela m’aidera à éclaircir le mystère de sa disparition… Nous verrons bien.
Compte-rendu d’enquête n°4 :
J’ai trouvé des lettres de ma mère. J’ignorais que Maman savait lire et écrire… Elle n’en avait jamais fait mention devant moi, et je n’ai pas souvenir de ne l’avoir jamais vu lire. Je ne comprends pas que Papa les ai gardées pour lui ; n’aurais-je pas eu le droit, moi aussi, de reparcourir ses mots ? De nourrir le souvenir que j’avais d’elle et qui s’est si vite étiolé ? J’ai retrouvé dans ses tournures, dans certaines de ses expressions des inflexions de sa voix ; je croyais les avoir oubliées, mais à la seconde où mes yeux se sont posés sur ses mots, il m’a semblé l’entendre parler, là, juste derrière moi. Quel égoïste, tout de même ! De garder tout cela pour lui !
Ma petite maman…
Je n’aurais jamais cru que ce serait si dur, d’être là, tout seul, dans notre petite maison. Ce n’est pourtant pas la première fois que je dois me débrouiller sans Papa. Lorsqu’il passait quelques jours en prison, il fallait bien que je m’organise – et puis Miss Guille me déposait de quoi manger, me serinait pour que je fasse ma toilette ou que j’aère les draps. Je me demande pourquoi je me sens si las, de fait, et pourquoi les soirées me paraissent si longues, et les matins si mornes. Peut-être est-ce la faute de ce ciel gris qui ne s’éclaircit pas ; cela fait longtemps qu’il n’a pas fait beau, à la capitale, et le froid ne fait que s’instiller un peu plus chaque jour à travers les murs de ma chambre. J’alimente le feu comme il faut, mais je vais finir par manquer de bois. Monsieur Ferdinand a dit qu’il m’en ramènerait si je revenais l’aider aux buttes ; j’imagine qu’il va bien falloir remettre la main à la pâte ! Je me demande si Petit Jean sera encore là ; j’aimerais bien lui reposer des questions à propos de la demoiselle Josèphe. J’ai interrogé Miss Guille, mais ce nom ne lui dit rien. Elle dit qu’en revanche, c’était une demoiselle Anne-quelque chose qui était à la tête du duché D’Auragny, avant la Révolution. Elle dit aussi que c’était une femme de cœur, et honnête avec ça ! Même que Miss Guille a participé à la broderie d’une de ses robes – il paraît que la couturière qui s’occupait de la maison ducale avait fait appel à ses services, une fois. Elle était vraiment fière de pouvoir me le dire. Ce n’était pas grand-chose, un ruban brodé, à lacer autour de la taille, mais ça avait tout de même été l’occasion d’apercevoir la grande dame. Miss Guille m’a montré la croquis qu’elle en avait fait – c’est qu’elle dessine bien, à défaut d’écrire correctement. Je me dis qu’avec un portrait aussi précis, je pourrais peut-être reconnaître sa sœur cadette si jamais je l’aperçois au milieu de la garde – enfin si tant est que les deux demoiselles se ressemblent.