Correspondance de Papa

Par Ozskcar

Lettre n°1 :

Mercerie du grand boulevard, 1779

Triple idiot,

J’ignore pourquoi je prends encore la peine de te répondre… J’ai bien reçu ta lettre, et pour tout te dire, tu ne m’as rien appris ; tout le quartier est déjà au courant. Mais qu’est-ce que tu t’imagines ? Que je prends plaisir à ce que tout le monde me dévisage dans les rues ? Que j’en tire une quelconque fierté lorsqu’on m’interpelle pour me demander de tes nouvelles ? Figure-toi que non seulement cela me déplaît, mais qu’en outre, cela irrite mon père. Faut-il te rappeler combien de fois il m’a fallu m’agenouiller près de lui, le soir, pour lui chanter tes louanges, le rassurer, lui promettre que ton projet était sérieux, que tu deviendrais un journaliste émérite et pas un simple gratte-papier réduit à vivre dans un caniveau ? Et toi, que trouves-tu d’amusant à faire ? Finir derrière les barreaux ? Mais qu’avais-tu en tête en t’introduisant comme cela, de nuit, à l’Université ? L’idée n’est pas seulement inepte ; elle est parfaitement absurde ! Aie au moins l’obligeance de commettre des infractions qui nous profitent d’une quelconque manière. Et accessoirement, évite donc de te faire prendre !

Ne repasse pas immédiatement par chez nous, lorsque tu seras libéré. Je crains que mon père ne t’attende de pied ferme ; mieux vaudrait préparer le terrain.

Ne t’imagines pas que tu me manques, mais prends soin de toi,

Avec tous mes reproches,

Marie


 

Lettre n°2 :

Mercerie du grand boulevard, 1779

J’ai reçu ton billet. Ne t’inquiète pas, je suis rentrée sans encombre.

Je sens ton enthousiasme sous la surface de tes mots, et je regrette de ne pouvoir tout à fait te le rendre… Je n’ai pas passé un mauvais après-midi, loin de là. Hadrien est charmant, et je crois percevoir dans certaines de ses attitudes l’élégance et l’intelligence que tu admires chez lui. Il est vrai que sa conversation est étonnamment plaisante – il est obligeant, même délicat –, et il y a quelque chose d’attirant dans cette façon qu’il a d’exprimer sa lassitude du vieux monde. Sans compter qu’il est bien fait de sa personne ; de belles lèvres ont toujours rendu plus beaux les nobles discours. Je vois bien que tu as trouvé en lui l’ami dont tu as toujours rêvé. Mais pour être tout à fait honnête, il y a quelque chose qui m’interpelle chez lui. Peut-être est-ce l’air désabusé qu’il se donne lorsqu’il parle de cette noblesse qu’il exècre – noblesse à laquelle, je te le rappelle, il appartient. Peut-être lui tiens-je encore rigueur de t’avoir embarqué dans cette stupide histoire d’Université. Tu auras beau dire, c’est lui qui t’a poussé à commettre un acte à ce point insensé – c’est de fait à lui que tu dois d’avoir passé un séjour derrière les barreaux. Tu essaieras sans doute de me contredire, quitte à insister sur le fait que tu étais conscient de tes actes – et volontaire qui plus est –, mais tu dois sûrement voir comme moi que, derrière l’orgueilleuse distance qu’Hadrien affecte, et ce à l’égard des petites choses du monde comme des sentiments les plus forts – ceux auxquels nous croyons ; ou tout du moins en lesquels je crois, et autour desquels nous avons fondé notre amour –, derrière ce dédain qu’il prend plaisir à manifester, il se cache une profonde colère. Ou peut-être de la tristesse ?

Son esprit rogue s’est engourdi autour de considérations peu amènes, de certitudes que j’oserais même qualifier d’immature ; si c’est autour de telles valeurs que tu souhaites bâtir un nouveau monde, je crains de ne jamais vouloir y vivre. Voilà sans doute pourquoi je me méfie de votre amitié naissante. Mais qui sait, peut-être sauras-tu attiser la tendresse et l’amour chez cet homme au cœur paralysé par la haine ?

Mon billet est déjà trop long ; je te souhaite une excellente soirée,

Pense à moi,

Marie


 

Lettre n°3 :

Mercerie du grand boulevard, 1779

À mon homme de lettres,

Tu n’imagines pas la joie que j’ai ressentie pour toi, ce matin, en voyant ton nom figurer aux pieds de ton tout nouveau et tout premier article. Tu sais avec quelle lenteur je lis, et tu imagines de fait la peine que j’ai eu à parcourir l’ensemble de ton texte, mais ce dernier m’a semblé parfaitement écrit. J’ai retrouvé ton humour piquant et tes tournures légères, ta fougue aussi, ta fierté, surtout : enfin, tu as la parole ! Tu m’écrivais la semaine passée qu’Hadrien t’avait mis en contact avec un éditeur, mais jamais je n’aurais imaginé que les choses iraient si vite. Qui sait, peut-être vais-je finir par m’accommoder de sa présence… ! Après tout, ses bouclettes ne sont pas désagréables à l’œil ; si je fais abstraction de sa verve et de son air maussade, il se pourrait que je parvienne à l’apprécier.

J’ai montré ton article à Papa. Il a d’abord plissé les yeux d’un air suspect avant d’hocher la tête ; je crois qu’il commence à te prendre au sérieux. Tu sais que personne ne lit, chez moi, à part ma mère qui sait déchiffrer quelques mots. Aussi ne pourront-ils jamais comprendre l’importance qu’a pour toi le fait d’écrire et de te savoir lu, écouté ; je les sens néanmoins touchés, presque fébriles à l’idée qu’une de leur connaissance ait cet honneur, ce pouvoir, aussi. Maman m’a demandé de lui lire ton feuillet – je l’ai fait en ébréchant ta syntaxe et en buttant sur les mots, tu m’en excuseras. Je la revois, assise dans la mercerie, son ouvrage sur les genoux, concentrée non pas sur le tour de cou en taffetas qu’elle assemblait, mais sur tes mots auxquels elle tentait de donner du sens. Tu leur fait miroiter un monde qu’ils ne connaissent pas, et c’était ton but, n’est-ce pas ? Tu as toujours eu ce désir d’élargir les murs qui s’élèvent à force de vivre dans l’ignorance. Aujourd’hui, voilà que tu y es parvenu. À ton échelle, bien sûr, mais il me paraît important de célébrer cette première et belle victoire – Hadrien dira ce qu’il voudra, mais c’est dans la bonté et la générosité que le monde bâtira un avenir à la hauteur de nos espérances.

Je t’aime et aime de tout cœur l’idéal qui t’anime,

Avec la tendresse des premiers jours,

Marie

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