Compte-rendu d’enquête n°8 :
Voilà plusieurs semaines que je suis à l’orphelinat, et je dois bien avouer que les jours passent sans vraiment que je m’en aperçoive – et pour être tout à fait honnête, cela m’agace. Les premières nuits étaient sans doute les pires ; je me glissais entre mes draps, la mort dans l’âme, et me réveillai au petit matin avec l’impression d’étouffer sous le poids d’un terrible mal-être. Sœur Clarisse dit que j’ai le mal du pays – quand bien même mon pays n’est qu’à quelques rues d’ici. Elle dit qu’elle comprend, que je ne dois pas être trop dur avec moi-même, que tous ces changements sont bouleversants. Elle dit : « Mon enfant, vois-tu, les hommes ont besoin de temps pour guérir d’une blessure ; toi, tu as perdu quelque chose d’important, de terriblement important, et c’est injuste, bien sûr, mais il va falloir apprendre à vivre ainsi. Et pour cela, il faut d’abord soigner ces éraflures, ce cœur qui boitte ; alors, seulement, tu parviendras à reparler. » Car oui, il m’a fallu plusieurs jours pour reparler. De cela aussi, j’ai un peu honte. Maintenant que j’y repense, je trouve cela stupide – ce n’est pas comme si j’avais une toux quelconque ou un mal de gorge, non ; je ne parvenais tout simplement plus à trouver la force de proférer quoi que ce soit. J’avais comme un poids terrible sur la poitrine, l’impression d’étouffer à chaque seconde. Même que ça me réveillait la nuit. J’étais en sueur, tout tremblant de ne pas comprendre où je me trouvais, et quand je me rappelais enfin que je n’étais pas dans ma chambre mais bien dans un dortoir sombre et lugubre, que Papa n’était pas là, tout près, dans la pièce à côté de la mienne, je n’arrivais plus à m’empêcher de pleurer. J’en réveillais même sœur Clarisse qui s’empressait de venir jusqu’à moi pour me bercer. C’est comme si, quelques jours durant, j’étais redevenu un tout petit enfant.
Quand bien même il était tard, après m’avoir longuement calmé, elle s’asseyait sur le lit en dessous du mien, approchait sa lampe à huile, avec Marco sous le bras, et elle commençait à lire une histoire. Tous les enfants de notre dortoir tournaient la tête vers elle pour l’écouter, puis se rendormaient un par un sans plus penser à mes pleurs qui les avaient tirés de leurs rêves.
Mais tout cela appartient aux premiers jours. À présent, je dors mieux. Je me réveille encore parfois en pleine nuit, mais l’air me revient plus vite, et je n’ai plus besoin qu’on me berce comme un nourrisson pour retrouver le sommeil.
J’ai aussi recommencé à parler. Je crois que cela, je le dois aux enfants d’ici. C’est lors des leçons qu’ils ont commencé à s’intéresser à moi. À force de me proposer d’y participer, les sœurs ont fini par parvenir à m’y traîner, après le repas du midi et, chaque fois avec un prétexte plus farfelu et stupide, elles trouvaient une façon de me solliciter : « Théodore, voudriez-vous m’apporter l’ardoise à votre droite ? Et cette craie, juste là ? Et tiens, pourriez-vous tenir le tableau, que les petits voient mieux ? ». Ces mêmes petits ont alors commencé à imiter les Sœurs, à m’interpeller pour me demander de leur montrer comment on traçait telle ou telle lettre, tel ou tel mot. Sans que je ne m’en rende compte, j’étais devenu pour eux une sorte de grand-frère vers qui ils se tournaient, auxquels ils s’accrochaient dans les couloirs, qu’ils venaient régulièrement voir lorsqu’ils s’ennuyaient – plus moyen, de fait, d’écrire tranquillement dans mon journal, de lire les articles de mon père ou sa correspondance. Je n’avais le temps de parcourir qu’une poignée de lignes avant qu’un gosse ne se pende à mon bras, tout sourire, pour me demander de descendre jouer avec lui ou de l’aider avec ses lignes du jour. Un beau jour, je parlais. Une broutille m’y avait poussé, soit que je m’étais écrié qu’il fallait prendre garde, car un enfant avait failli tomber, soit que je pointais du doigt un mot en disant « Comme cela ». Ce fut machinal. Sans éclat. J’avais perdu la voix dans les larmes, mais elle m’était revenue si discrètement que j’aurais bien été incapable de me souvenir dans quelle circonstance précise. À croire que Sœur Clarisse avait raison : qu’une guérison lente se fait sans à coup, mais dans la douceur d’un foyer, auprès de gens qui nous aiment.
Et me voilà, à materner des mioches qui trouvent toujours le moyen de se mettre dans mes pattes. Théo, lis-moi une histoire, Théo, aide-moi à écrire, Théo, montre-moi comment on tient une plume sans faire une affreuse tache. Et bien qu’il me faudrait les laisser à leurs occupations, me concentrer sur mes propres affaires, je cède, toujours. Forcément, mes recherches traînent, et mon enquête n’avance pas – ou peu.
Je me mets, pourtant, chaque soir, à lire avec l’assiduité et la rigueur qui sied à la situation, mais à peine ai-je ouvert un brouillon que j’entends le grincement d’un lit, le froissement d’une couverture, et bientôt, une petite tête apparaît dans la pénombre. Puis une deuxième. Puis une troisième. « Tu lis quoi » qu’ils me demandent. Et moi, de devoir inventer, forcément – que dirait Soeur Clarisse, si elle apprenait que je laisser traîner des lettres et des articles volés dans les tiroirs de mon père ? Alors j’invente ; je leur raconte, à ces garnements impossibles, les histoires qui me passent par la tête, et ce jusqu’à ce qu’ils s’endorment ; lorsqu’enfin leur respiration s’alourdit, qu’ils ne trouvent plus la force de me demander de poursuivre, je quitte les chevaliers et les merveilles des contes pour retrouver le sang et les trahisons de mes lectures.
J’ai poursuivi l’examen des brouillons de mon père, et suis tombé, non pas sur un brouillon d’articles, mais sur un fatras de paperasse étrange. J’ai lu et relu ces pages, jusqu’à en connaître certaines par cœur. Ce sont, pour la plupart, des notes disparates, des fragments de témoignages, des extraits de lettres griffonnées à la hâte ou recopiées par la main de mon père. J’ai, face à moi, un puzzle constitués d’une multitude de pièces. On y parle d’hommes haut placés, de comptes falsifiés, de transactions dissimulées sous des noms d’emprunt. Certains noms reviennent régulièrement. Des sommes d’argent. Tout ce qu’il me faut, c’est trouver le fil rouge.
Au début, je pensais à quelques exactions d’aristocrates corrompus et désireux de renverser le gouvernement provisoire – plusieurs noms revenaient, dotés d’une particule –, mais je me suis vite rendu compte que ce dossier parle moins des nobles que des révolutionnaires.
Force est d’avouer que quelque chose m’échappe. J’essaie de m’imaginer Papa, de comprendre ce qu’il voyait, lorsqu’il parcourrait ces documents. Il s’est toujours battu pour dénoncer les abus, les injustices. Mais qu’il enquête sur des révolutionnaires, et non sur les nantis ? Alors même que Petit Jean semblait si sûr de lui, lorsqu’il m’expliquait que mon père participait aux réunions secrètes, qu’il était engagé dans la cause. Comment alors expliquer ces brouillons, ce dossier qui pointe du doigt ceux que mon père était censé soutenir ?
Si je veux progresser dans mes recherches, si je veux comprendre qui étaient ses ennemis, je dois d’abord déterminer qui étaient ses alliés, à qui est-ce qu’il faisait confiance, car si je suis seul à chercher ce qui est advenu de mon père, mais je ne suis pas le seul à avoir des réponses.
Compte-rendu d’enquête n°9 :
Ce matin, Sœur Cassandre m’a demandé de faire pour elle une commission en ville. J’étais content de sortir – j’avais moi-même quelques petites choses à acheter car je n’allais pas tarder, déjà, à manquer d’huile pour m’éclairer, la nuit, lorsque je lisais. Comme je m’étais arrangé pour garder quelques pièces, glanées ici et là, dès lors que j’eus acheté les courses des Sœurs, je me suis rendu aux foires. C’est là, entre un marchand de tissus et un étal de pommes flétries, que je suis tombé sur Petit Jean.
Il m’a vu avant moi, m’a hélé d’un ton jovial ; il était déjà au courant, pour mon arrivée chez les Sœurs. Il m’a demandé comment c’était, l’orphelinat. Il a eu l’air étonné, lorsque je lui ai répondu que ce n’était pas si terrible – je ne suis même pas sûr qu’il m’ait cru, d’ailleurs : il m’a plutôt regardé comme si j’étais soudain l’homme le plus courageux qu’il connaisse. Sans doute qu’il devait se dire que j’affrontais la situation sans me plaindre. Avec dignité. Comme ça m’amusait de le voir soudain si humble et admiratif, je me suis permis d’ajouter que je regrettais un peu, malgré tout, de manger à ma faim et correctement. Que c’était bien beau, les bouillons et les soupes trop claires, mais que je craignais de perdre mes forces.
Dix minutes plus tard, on était assis sur un banc, sur une place tranquille, et on discutait après qu’il m’ait donné une pomme et une tranche de pain presque fraîche.
« — Et comment ça se passe, pour toi ? Tu vas toujours à tes réunions secrètes ?
— Un peu, que j’y vais ! C’est qu’on m’y demande ! On compte sur moi, là-bas !
— Vraiment ? Et pourquoi ça ? C’est toi qui fais le service ? Qui remplit les verres d’une mauvaise piquette récoltée trop tôt ?
— Pas du tout ! Et puis d’abord, l’organisation a des financements très sérieux ! On y mange mieux là-bas que toi dans ton Orphelinat. On est même armés !
Je haussai un sourcil. « — Armés ? » je répétais, sans trop savoir si j’étais incrédule, ou réprobateur. Petit Jean bomba le torse, comme s’il venait de révéler un grand secret dont il était particulièrement fier. « — Évidemment ! On n’est pas là pour faire la charité. Il faut se défendre, tu sais, dans ce monde. Y en a qui veulent pas que ça change. » J’eus beau lui demander de qui est-ce qu’il parlait, il se contenta d’un geste vague et d’un haussement d’épaules.
« Et qu’est-ce que vous faîtes, contre ceux-là ? », je demandais, repensant aux lettres de mon père, à celles de cet homme, Hadrien, que je ne me rappelais pas avoir connu alors même qu’il parlait de moi. Soudain, j’imaginais les assemblées auxquelles il avait assisté, et je l’imaginais, lui, dépassé face à une débauche de haine et de violence, et au milieu, des visages émerveillés, celui de Petit Jean et d’autres jeunes gens que la passion et la rancœur avaient conduits là.
Petit Jean ouvrit la bouche puis la referma, hésitant. Avant qu’il n’ait le temps de décider s’il pouvait ou non révéler ce qu’il savait, je repris : « Vous brûlez leur manoir ? Comme avec les d’Auragny ? »
Plutôt que de me confronter comme il en avait l’habitude, mon ami baissa les yeux et se mit à triturer la croûte de pain entre ses doigts. Soudain, je compris : « T’en sais rien, pas vrai ? »
Petit Jean releva brusquement la tête, outré ; il eut beau démentir, je l’interrompis :
« Tu n’en sais rien du tout parce que personne ne fait attention à toi, là-bas. T’as peut-être entendu des bribes, des rumeurs, mais quand bien même votre petit groupe agirait d’une quelconque façon, ils t’en parleraient pas. Parce que t’es qu’un gamin. J’ai pas raison ? »
Petit Jean serra les dents, me lançant un regard mauvais.
« — Cela dit, c’est sans doute mieux comme ça » je poursuivis, songeant aux exactions des partis radicaux.
« — À t’entendre, je me demanderais presque de quel côté tu es… Qu’est-ce que tu penses, toi, que ces chiens d’aristos méritent pas qu’on leur fasse payer ce qu’ils nous volent ?
— Moi, je crois surtout que tu te fais bourrer le crâne, Petit Jean. »
Le silence tomba entre nous, pesant, comme si nous ne pouvions plus nous comprendre, que les mots que nous employions n’étaient plus de la même langue. Sans doute ne pouvait-il songer qu’à l’enfance misérable qu’il avait passé avant d’être trouvé par Monsieur Ferdinand et de travailler aux buttes. Ce n’est pas quelque chose dont Petit Jean parle souvent, mais je sais qu’avant de monter à la capitale, il vivait dans une grande ville, plus au Sud, tout près de la frontière. Papa m’avait expliqué que c’était un endroit très pauvre, régulièrement pillé et ravagé par les guerres successives qui avaient sévi entre notre pays et celui des royaumes voisins.
Et moi, pendant que Petit Jean n’avait aux lèvres que les mots de vengeance et d’injustice, je repensais à la lettre de la demoiselle Josèphe, à sa tristesse d’avoir perdu son foyer ; elle avait écrit qu’elle se sentait déracinée, et ce terme, en moi, résonnait d’une étrange façon. Déraciné j’avais été, toutes ces nuits durant, déraciné j’avais été lorsque j’avais perdu la parole, déraciné j’étais, aujourd’hui, sans mon père, sans ma mère, sans mon chez-moi.
Forcément, Petit Jean m’a répondu que je ne comprenais rien, et j’ai renchéri en disant qu’il ne comprenait pas davantage que moi ce qui se tramait, mais que moi, au moins, j’avais la décence de ne pas proclamer haut et fort que j’avais la science infuse, et surtout, je ne causais de mal à personne.
Autant dire que nous nous sommes séparés fâchés.
Quelque chose, tout de même a attisé ma curiosité : comme je m’exclamais que j’étais pacifiste, comme mon père me l’avait appris, Petit Jean s’est moqué de moi, m’a pris de haut et a dit « Si tu savais ce qu’il en pensait, ton père, de tes conneries pacifistes. Pourquoi tu crois qu’il s’est fait tuer ? C’était rien d’autre qu’une affaire de vengeance. C’est ce qui se dit, en tout cas. »
Il avait l’air tellement sûr de lui, ça m’a fait froid dans le dos. Ce n’est pas la première fois qu’il laisse sous-entendre que mon père était du côté des radicaux… J’étais trop fier pour demander à Petit Jean de s’expliquer, surtout compte tenu de la situation dans laquelle nous nous trouvions. Peut-être devrais-je faire profil bas, durant quelque temps, histoire de persuader Petit Jean de m’emmener à l’une de ses réunions soit-disant secrètes…