Correspondance de Papa

Par Ozskcar

Lettre n°4 :

Mercerie du grand boulevard, 1779

Évidemment que suis en colère ! Ai-je jamais été de celles qui acceptent sans mot dire que l’on piétine leur confiance ?

Je n’insulterai pas mon intelligence en te demandant si Hadrien était de la partie ; je me doute qu’encore une fois, tu l’as suivi avec la naïveté du chien qui admire son maître. Qu’il te pousse à croire que le monde a besoin de vous deux pour renaître de ces cendres, cela passe encore – vous ne seriez pas les premiers idiots, pétris par l’arrogance de la jeunesse, à vous persuader de pareilles inepties. Mais fallait-il qu’il te pousse à t’encanailler dans ces cercles où l’on fomente des discours dangereux, où l’on s’enivre de promesses impossibles et de lendemains incertains ? Est-ce lui qui t’a soufflé que l’on pouvait, sans honte, se complaire dans la haine et la violence ? Tu veux changer le monde, renverser l’ordre établi : très bien ! Mais pourquoi te séparer des armes en lesquelles, jusqu’ici, toi et moi avions toujours cru ? Tes alliés, c’étaient les mots. Et moi – c’est du moins ce que je croyais.

Mais as-tu seulement pensé à moi – à nous – lorsque Hadrien t’a traîné avec lui chez les révolutionnaires ? Et si la police avait fait irruption en pleine assemblée, comme cela est déjà arrivé ? Crois-tu qu’ils auraient eu pour toi plus d’indulgence qu’ils n’en ont pour les autres ? Que tes idéaux t’auraient sauvé ? Non, Joachim. Ils ne font pas de distinction entre les arrivistes et les naïfs. Que tu manies la plume ou l’épée, cela ne change rien, pour eux.

Quand je pense qu’hier encore, mon père me parlait de toi avec bienveillance… Qu’hier encore, il acceptait, enfin, de croire en notre avenir commun. Dois-je lui dire, aujourd’hui, que je m’étais trompée ?

Promets-moi que cette folie n’était que passagère. Que tu sauras te tenir à l’écart de ces idées qui consument ceux qui s’y frottent. Que tu ne sacrifieras pas ta vie – notre vie – sur l’autel des rêves d’un autre. Nous devrions, maintenant que nous avons la bénédiction de notre famille, parler de l’avenir qui nous attend, chérir cette chance que nous avons de nous être rencontrés si tôt, de pouvoir vivre, toujours, dans le bonheur de notre union.

Je t’attendrai, demain matin, au bord de la fontaine.

J’espère que nos cœurs sauront s’aligner à nouveau.

Marie


 

Lettre n°5 :

Manoir Brillaud des Roziers, 1780

Mon cher ami,

Mes plus sincères félicitations à toi et à Marie. Je ne peux imaginer de plus grande joie que d’attendre la venue d’un enfant, et je vous souhaite la paix, l’amour et les joies simples d’une vie sans drame – car je sais que ce sont-là les bonheurs auxquels tu aspires. Certaines familles échappent aux vicissitudes du siècle, et je me plais à croire que la vôtre y parviendra.

Ne t’excuse pas, je t’en prie ; je comprends ton choix de te retirer de nos cercles, et je ne t’en tiens pas rigueur. Un foyer, une épouse, un enfant à naître… Il est naturel que ces promesses d’avenir l’emportent sur les combats incertains que nous menons – que je mènerai, désormais, en songeant à cette vie que vous venez de faire éclore et que je souhaite voir grandir dans un monde meilleur. D’autant que, dans ton cœur, je le sais, tu partage nos idéaux, et je sais aussi qu’à ta façon, tu continueras à te battre. Après tout, n’y a-t-il pas de plus belles façons de bâtir le monde de demain qu’en choyant les fils et les filles de notre patrie ?

Sache, en tous cas, que nous avançons. Les réunions se multiplient, et les esprits s’aiguisent. Le simple fait que nous puissions tenir ces assemblées sans crainte immédiate est en soi un progrès notable ; plusieurs gardes sont avec nous, ferment les yeux sur nos rassemblements et nous préviennent, même, lorsqu’une patrouille nous menace. Hier encore, nous étions chez Morel, dans l’arrière-salle de sa librairie, et l’assemblée comptait deux fois plus de participants qu’à l’automne dernier. Certains viennent par curiosité, d’autres par conviction, mais tous repartent changés. Nous n’avons plus seulement des rêveurs et des philosophes ; nous avons des hommes qui croient, qui veulent agir.

Ce que nous bâtissons n’est pas une insurrection désordonnée, mais une force souterraine qui s’ancre dans les consciences avant de se répandre dans les rues. Les pamphlets circulent de mieux en mieux. Nos textes passent de main en main, non plus seulement entre initiés, mais dans les salons, les ateliers, les places publiques.

Tu me connais, je ne suis pas homme à supplier, mais si jamais l’envie te reprend de poser ta plume au service de cette cause, sache que ta place est toujours là. Ton talent pour donner forme aux idées manque à beaucoup d’entre nous, et ce monde que nous tentons de faire naître aurait besoin de voix comme la tienne.

Je ne te demanderai rien de plus, cependant ; je te laisse à ton bonheur, et espère que, le moment venu, tu me feras l’honneur de me présenter cet enfant qui, je n’en doute pas, héritera de ton intelligence et de ta bonté.

Je serai là si tu as besoin de moi,

Avec mon affection la plus tendre,

Hadrien

 

Lettre n°6 :

Manoir Brillaud des Roziers, 1780

Mon ami,

La lecture de ta lettre m’a bien ému, je dois te l’avouer et je crains que ma réponse ne soit pas à la hauteur, ni de l’élégance avec laquelle tu manies les mots, ni des émotions que je ressens en songeant à toi, à ton fils, à votre famille.

Quelle joie de te savoir père. Théodore… J’ai répété ce nom plusieurs fois en te lisant ; je tentai de m’imaginer ces mains minuscules qui se tendent vers le monde, ce rire cristallin qui se mêle au tien, à celui de Marie, assise tout près, encore fatiguée de sa grossesse, et de vous savoir, pensant à moi, à me proposer de devenir le parrain de ce petit être… Tu ne peux imaginer combien ta requête m’honore, pas plus que tu ne saurais imaginer la joie que cela me procure de songer à la confiance que tu m’accordes, que Marie m’accorde alors même que – ne le nie pas, je sais bien ce qu’elle pense de moi – je n’ai jamais été pour elle qu’une source d’inquiétudes.

Et comment lui donnerais-je tort ? Que puis-je offrir à cet enfant, moi qui passe ma vie à courir après des causes dont je ne sais même plus, certains jours, si elles me mèneront quelque part ? Tu veux savoir comment vont les choses, ici ? Mal. Nos idées se diffusent, bien sûr, mais elles dégénèrent, se déchirent et s’évaporent à force d’être criées haut et fort. Chaque jour, de nouvelles divergences émergent. Certains esprits peu prudents s’échauffent, d’autres, noyés par la colère et la rancœur, n’aspirent qu’à faire couler le sang, à rendre ce qu’ils ont le toupet d’appeler la justice. Les seuls qui restent en retrait le font par calcul et non par sens du devoir ou de l’honneur ; ils attendent simplement leur heure pour s’avancer, pour s’arroger les lauriers de la victoire dès lors que cette dernière sera certaine.

Et moi, je me tiens là, au milieu, sans savoir si j’essaie d’apaiser ou d’attiser le feu. Je ne fais plus confiance à grand monde, Joachim. Trop d’intérêts, trop de voix discordantes, trop de vérités qui s’entrechoquent.

Parfois, je repense à ces nuits passées à refaire le monde avec toi, dans le confort trompeur de mon salon ou de ta chambre. Nous n’avions pas les réponses, mais au moins, nous avions la certitude que nous nous battions pour une cause juste. Cette certitude me manque plus que je ne saurais le dire.

Aussi, lorsque je me figure votre vie à la campagne, le trouble qui déjà m’ébranle fissure un peu plus mon cœur. J’ai toujours cru que l’on ne pouvait se détourner du monde sans le trahir, que le bonheur ne devait, au grand jamais, être une illusion que l’on se raconte pour se détourner de ce qui importe vraiment, mais une vérité pleine et lumineuse capable d’éclairer notre existence et celles des gens qui nous entourent. Que de grandiloquence, de vanité dans ces paroles… Pourquoi brûler les jours qui nous sont offerts au nom de lendemains incertains ?

C’est Marie qui avait raison. Tu as bien fait de l’écouter, quand bien même cela t’aura éloigné de moi. Tu me manques, mon ami. Ton absence désenchante mes jours, mes rêves ; je ne suis plus que des fragments de moi-même que je m’efforce, chaque matin, de réassembler.

Comprends-tu, en me lisant, pourquoi j’hésite à devenir le parrain de ton fils ? Tu sais ce que je pense des promesses que l’on fait à la légère. Théodore mérite mieux qu’un homme comme moi auprès de lui, mais si jamais, en y réfléchissant bien, tu désirais toujours faire de moi un membre de votre famille, si vraiment tu me crois à la hauteur, c’est avec joie et humilité que j’accepterai.

J’attends de vos nouvelles, et vous souhaite de vivre de jours paisibles,

Porte-toi bien, mon ami. Et salue Marie de ma part,

Ton ami pour toujours,

Hadrien

Lettre n°7 :

Manoir Brillaud des Roziers, 1780

Mon bon ami,

Que ta paisible campagne me manque – et ta compagnie bien davantage. Les jours que j’ai passé chez toi étaient si doux, et mon retour à la capitale proportionnellement si rude…

Je me remémore encore ces longues promenades dans les champs, les repas pris sous la tonnelle alors que la chaleur de l’après-midi déclinait, et surtout, les rires de ton fils, sa petite main accrochée à ma chemise. À peine une poignée de jours passés en sa compagnie, et déjà, je m’attache à ce petit être. J’ose espérer qu’il grandira avec ta douceur et l’intelligence de Marie – sans hériter de mes tourments. Je regrette de ne pouvoir le voir grandir ; j’eusse aimé, à la faveur des jours, voir son regard s’éclairer face aux découvertes du monde. Qui sait, lorsque je le reverrai, peut-être saura-t-il prononcer quelques syllabes, peut-être même aura-t-il fait ses premiers pas ?

J’ai si hâte de vous revoir. Est-il possible que le temps s’écoule si différemment lorsque les heures son baignées de lumière ? Lorsqu’il n’est plus nécessaire de les compter, mais qu’il suffit de les laisser s’écouler, décorer le ciel de couleur sans jamais qu’elles ne rythment nos journées ?

Le tourbillon de la capitale m’a déjà rattrapé – et il m’épuise plus que je n’aurais pu m’y attendre. L’été qui nous a charmé, dans le creux de votre petit paradis, n’aura pas été tendre avec les paysans : les récoltes ont été mauvaises ; je crains que l’hiver ne soit rude – et je ne suis pas le seul. La peur est là, sourde, latente, et tu sais comme moi que la faim et l’angoisse motivent trop souvent la haine et la violence.

Tous les jours, un nouveau scandale éclate. Hier, c’était l’entrepôt de la rive Nord. Un chargement de blé devait y être stocké en attendant d’être redistribué aux boulangers du quartier. La rumeur courait déjà depuis plusieurs jours qu’une part en serait détournée vers quelques marchands véreux, prêts à le revendre à prix d’or aux plus offrants. Lorsque des citoyens inquiets ont tenté d’obtenir des explications, ils ont trouvé porte close – et un détachement de gardes pour leur barrer le passage.

La suite, tu la devines. Une foule en colère, un mur de silence, une tension qui s’étire jusqu’à rompre. Il a suffi d’un coup malheureux, d’un mouvement de trop, et la confusion s’est emparée de la place. L’entrepôt a été pris d’assaut, des sacs éventrés, le blé foulé aux pieds dans la cohue. La garde a bien fait son possible pour contenir la foule, mais elle a rapidement été débordée. La répression, dès l’arrivée des renforts, n’en a été que plus sévère. Au matin, on comptait plusieurs blessés, et deux cadavres qu’on s’est empressé de ramasser avant que le scandale n’enfle davantage.

On ne parle plus que de ça, en ville, et nos assemblées n’y échappent pas. Certains veulent en faire un symbole ; ils appellent à prendre les armes. D’autres, plus prudents, murmurent qu’il faut laisser la colère enfler et en user à notre avantage, quitte à l’attiser intelligemment. Un petit groupe s’est formé autour de Baptiste – entre eux, ils aiment à s’appeler les Preux. Ils envisagent de se faire passer pour des pillards et de détourner une future cargaison. Non pas qu’ils souhaitent redistribuer le butins aux nécessiteux – encore faudrait-il qu’ils aient de véritables principes – ; ils espèrent qu’en criant haut et fort qu’ils sont au service de quelques nobles familles, ils façonneront un futur scandale. Et ces imbéciles s’imaginent agir dans mon dos, comme s’ils étaient assez discrets pour que leurs petits comités échappent à ma surveillance…

J’ai si honte lorsque je songe au fait que ces hommes sont devenus ce qu’ils sont à mes côtés ; il n’est probablement pas de déception plus grande que d’observer, impuissant, ceux que l’on croyait connaître s’engager sur la voie du déshonneur.

Heureusement, j’ai encore quelques hommes fidèles à mes côtés. T’ai-je parlé d’Ambroise ? C’est une de nos nouvelles et prometteuses recrues. Dix-sept ans à peine, et déjà plus de jugeote que bien des hommes réunis. Je l’ai rencontré par hasard, lors d’une de nos réunions. Il s’était glissé là comme un spectateur silencieux, écoutant chaque parole avec une acuité troublante. Au début, je l’ai pris pour l’un de ces jeunes exaltés qui se croient investis d’une mission divine, mais j’avais tort. Il est plus fin que cela. Il comprend les âmes comme peu d’hommes savent les lire. Il sait quand parler et quand se taire, quand flatter et quand frapper.

Deux fois déjà, il m’a tiré de l’embarras. La première, lorsqu’une foule menaçait de dégénérer – il lui a suffi de quelques phrases pour la calmer, de quelques gestes bien placés pour détourner l’attention. La seconde, lorsqu’un de nos adversaires tentait de me discréditer publiquement – il a su répondre avec une aisance et une justesse qui m’ont laissé sans voix.

Je ne sais encore que penser de lui. Il est intelligent, ambitieux – trop, peut-être, mais j’ai appris à apprécier sa compagnie et sa conversation. Qui sait, peut-être qu’avec lui, je parviendrai à reprendre le contrôle de la situation.

J’aimerais croire que nous avons encore le temps d’éviter le pire, qu’il nous est encore possible de façonner un monde nouveau à l’image de nos idéaux.

Écris-moi, dis-moi que ta maison est toujours un refuge préservé des affres de ce triste pays.

Ton ami, toujours,

Hadrien

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