Compte-rendu d’enquête n°7 :
Je les déteste. Tous. Le vétéran Hulot, les Sœurs Hyacinthe… Tous !
Ils sont venus ce matin ; ils sont passés voir Miss Guille, lui ont demandé de toquer chez moi, l’air de rien, histoire d’être sûr que je descendrai sans faire un esclandre, et ils m’ont embarqué. Juste comme ça. Ils ne m’ont même pas laissé le temps de prendre quoi que ce soit.
J’ai lutté, évidemment. J’ai donné des coups de pied, tordu mes bras dans tous les sens pour me libérer de sa prise, mais sous ses airs de vieille carne, Hulot est bien plus fort que moi. Je crois lui avoir crié qu’il n’avait pas le droit, que mon père allait revenir, que je ne partirais pas d’ici, mais il n’a pas bronché. Il m’a juste hissé dans la carriole comme un ballot de linge sale.
Alors que le cheval de trait se mettait au pas, j’ai croisé le regard de Miss Guille, restée sur le pas de ma porte, les mains nouées contre son tablier. Elle n’a rien dit. Pas un mot, pas un geste. Juste ce regard triste qui m’a brûlé plus fort que toutes mes protestations. « Faites pas ça, j’ai murmuré une dernière fois. » Mais la roue a grincé, la carriole s’est mise en branle, et ma maison comme la rue ont fini par disparaître derrière nous.
Je sentais le grincement du bois sous moi, et chaque cahot sur les pavés me donnait l’impression d’être un paquet jeté d’un bout à l’autre du monde. Personne ne parlait. Le vétéran Hulot était assis à côté de moi, les bras croisés, l’air d’un homme qui s’en voudrait presque d’être là. Mais il n’a rien dit non plus.
Quand nous sommes arrivés, j’ai senti mon estomac se tordre. On était devant l’orphelinat des Sœurs Hyacinthe. Ils auraient essayé de construire un bâtiment plus austère qu’ils n’y seraient pas arrivés : la façade grisâtre se fonderait presque dans la grisaille des nuages.
Une religieuse attendait sur les marches. Une grande femme maigre, le visage sévère sous sa coiffe immaculée. Elle a incliné la tête en guise de salut en nous voyant approcher. « Vous avez été bien aimable de nous l’amener, messieurs. »
J’ai eu un haut-le-cœur. Hulot est descendu le premier, puis il s’est tourné vers moi. « Allez, petit. C’est ici que ça s’arrête. », qu’il a dit, mais je n’ai pas bougé. Mon regard fuyait vers la rue, derrière nous, et mon esprit avec, incapable de s’arrêter de tourner à vide, d’essayer fomenter un plan de fuite.
« Je sais ce que tu penses : que ton père te manque, que tu veux rentrer chez toi. Et je le comprends ; mais chez toi, ça ne peut plus être la maison dans laquelle tu as grandi. C’est injuste mais c’est comme ça. C’est devenu dangereux, pour toi, de rester là-bas. Et tu peux toujours sauter de la carriole et retourner rue des Coquilles. Mais demain matin, je serai de nouveau devant chez toi. Parce que je ne peux décemment pas laisser un pauvre gamin tout seul. Ou l’esprit de ton père viendrait me hanter jusque dans la tombe. »
Je baissai les yeux dans sa direction, l’esprit vidé, le cœur lourd. La Sœur s’avança à son tour : « Tu pourras repasser chez ton père plus tard, si tu le souhaites. Je t’accompagnerai moi-même, du moment que tu me le demandes. Nous prendrons le temps de récupérer tes affaires, et plus tard, quand tu seras plus grand, que le danger sera passé, si c’est toujours ce que tu désires, tu pourras récupérer la maison de ton père, reprendre son atelier, devenir journaliste, même, qui sait ? On m’a dit que tu écrivais fort bien ? Alors ; qu’en dis-tu ? »
Le pavé usé et humide reflétait la blanche lumière du jour. L’idée de céder, de suivre cette femme à l’intérieur, me soulevait le cœur, mais les paroles d’Hulot me revenaient une à une, se fichant dans mon esprit las : le vieux reviendrait, demain, et après-demain, et les jours qui suivraient. Alors quoi ? Fuir – et pour aller où ? Errer dans les rues comme un gamin perdu jusqu’à ce qu’on me ramasse de force ? Mes poings se serrèrent.
Je levai les yeux vers Hulot ; son sourire triste m’agaça un peu plus sans que je ne puisse identifier pourquoi. Je finis par hocher la tête, puis, sans un mot de plus, je grimpai les marches de l’orphelinat.
Du moment où je passai le seuil de la porte, je gardai les yeux vissé au parquet toute la journée durant, ne les relevai pas une fois, ni lorsqu’on me fit visiter les lieux, ni lorsqu’on ouvrit devant moi la porte du dortoir où j’allais désormais passer mes nuits, ni lorsqu’on me présenta aux autres gamins, aux Sœurs ou à la directrice de l’Orphelinat. Je me contentai de mouvements de tête, sans jamais ouvrir la bouche. Je crois que, même si je l’avais voulus, j’aurais été incapable de parler. Je me sentais déraciné. Seul et abandonné. J’étais comme enterré vivant.
Je passai ma première nuit là-bas sans parvenir à fermer l’œil, à ruminer mes larmes brouillées dans ma rage, refusai de rejoindre les autres, le lendemain matin, pour petit-déjeuner, ne quittai d’ailleurs mon lit que lorsqu’une Sœur s’approcha, tout doucement, pour me proposer de m’accompagner jusqu’à la maison de mon père, histoire d’y récupérer quelques affaires. Là, seulement, je quittai la couverture dans laquelle je m’étais recroquevillé et acceptai de suivre la femme.
Tout le trajet durant, elle me parla des enfants de l’Orphelinat, des emplois du temps, des activités auxquelles je pourrais participer dès que je m’en sentirais la force. « Nous enseignons les lettres aux plus jeunes ; peut-être accepteras-tu de nous aider ? Il paraît que tu lis déjà parfaitement, même les textes les plus difficiles ; je suis certaine que cela motivera les petits, de t’avoir à leurs côtés. » Un instant, je m’imaginais, des gamins autour de moi, à raconter des histoires ; ce fut sans doute la première fois que mon esprit rigidifié par la tristesse formulait une idée qui ne soit pas rendue confuse par la mélancolie et la colère. Je faillis répondre, mais la voix de Miss Guille m’interpella, et je retombai dans le marasme de mon mutisme.
Mon silence l’a probablement blessée… Mais je me sentais incapable de lui répondre, de croiser son regard. La Sœur à côté de moi a adressé à la couturière un sourire contrit mais entendu, une expression qui semblait dire « Ne vous inquiétez pas ; le pauvre petit trouvera le courage de vous pardonner », et j’aurais sans doute partagé son point de vue si elle n’avait pas décidé de le placarder sur son visage. Rageusement, j’ai escaladé les marches de la maison de mon père et ai claqué la porte derrière moi. Je voulais être seul, et que personne ne souille de sa présence l’atelier de mon père.
L’écho du claquement de la porte résonna dans toute la pièce, mais je restai immobile, le front contre le bois, les mains crispées sur la poignée.
J’étais rentré. Chez moi. Enfin.
Les volets fermés laissaient filtrer une lumière trouble qui dessinait des ombres vacillantes sur le sol poussiéreux. Rien n’avait bougé. Je fis quelques pas dans l’atelier, effleurant machinalement le bureau de mon père du bout des doigts et me figeai en me demandant – j’ignore pourquoi une telle pensée m’était venue – combien de temps il faudrait à la poussière pour recouvrir les lieux. Une éternité. Ou peut-être juste quelques jours. Un éclat de rage me traversa. J’attrapai la première feuille qui me tomba sous la main et la jetai à travers la pièce. Puis une autre. Et encore une autre. Les papiers tourbillonnèrent un instant avant de retomber mollement sur le sol.
Je finis par me laisser tomber sur la chaise, tremblant, à bout de souffle. Je voulais… Je ne savais pas. Retrouver quelque chose ? Une trace ? Un signe qu’il avait laissé derrière lui, un mot caché, une preuve qu’il n’était pas mort ? Mais tout ce que je trouvai, c’était un bureau vide, une pièce figée dans un temps qui n’avancerait plus. Rageusement, j’attrapai la sacoche en cuir que Papa m’avait donnée quand j’étais petit. Elle était trop grande pour moi à l’époque, et il riait en disant que j’aurais bien le temps d’y ranger mes propres articles un jour. Aujourd’hui, elle était à ma taille. J’y fourrai quelques affaires, sans réfléchir : des bouteilles d’encre, des plumes et des liasses de feuilles. Là-haut, j’attrapai les lettres de Maman et mon journal d’enquête ainsi que quelques chemises. Je n’oubliai pas le mot de Papa que je pliai en quatre avant de le ranger dans une poche intérieure de la sacoche.
Enfin j’étais paré – du moins, autant que faire se peut. Je considérai les autres de mes affaires : mes anciennes figurines en bois, mes premiers carnets d’écriture et mes croquis. Les dessins que Papa m’avait fait, aussi, et que j’avais accrochés au mur. Je récupérai le portrait qu’il avait fait de ma mère et l’enroulai pour l’emporter avec moi.
Bientôt, j’étais de nouveau sur le pas de la porte. Miss Guille, qui discutait avec la Sœur, releva les yeux et m’adressa un sourire. Je ne sais plus si j’ai été en mesure de le lui rendre. J’espère…
Et me voilà, à l’Orphelinat, dans le creux d’un lit inconfortable, au milieu d’autres enfants endormis, à écrire ma journée dans le peu de lumière que j’arrive à obtenir en me glissant dans le carré bleu que la lune fait tomber sur mes couvertures. Je me sens misérable. Et stupide. Et impuissant et… Et seul.