Compte-rendu d'enquête n°6

Par Ozskcar

Compte-rendu d’enquête n°6 :

J’avoue que je commençais quelque peu à désespérer de trouver une piste ; même celle de la demoiselle Josèphe me paraissait de plus en plus déconnectée de mon propre problème. Je déprimais sérieusement, le soir où Petit Jean est venu toquer chez moi. J’étais affalé sur le bureau de Papa, la mort dans l’âme, et j’ai bien songé à le laisser en carafe, là, dehors ; faut croire que j’ai eu pitié de lui – ou bien qu’il tambourinait vraiment fort au carreau.

J’ai donc fini par lui ouvrir, et pendant qu’il s’asseyait à la table de la cuisine, on a pu discuter, lui et moi. Pour le dire autrement, je suis parvenu à lui faire répéter autre chose que son sempiternel réquisitoire révolutionnaire. Le fait qu’il était partiellement occupé à avaler sa soupe m’a sacrément aidé, faut dire ; ça me laissait du temps pour un placer une.

C’est tout de même étonnant, ce soudain élan de zèle envers la politique ; je sais bien que Petit Jean a toujours aimé se distinguer des autres, qu’il a plaisir à ce qu’on l’écoute, à se sentir intelligent aussi – et faut dire qu’au milieu des gamins des buttes, il peut briller à son aise, avec ses belles paroles. Mais malgré tout, je ne l’avais jamais vu aussi… Animé. Il n’avait pas cette verve, il y a quelques mois de cela ; j’ignore s’il ne fait que répéter des paroles qu’il a entendues quelque part, ou bien s’il y a davantage. J’ai essayé de lui en parler, de lui demander d’où ça lui venait. « Qu’est-ce que tu crois ?», qu’il m’a répondu. « J’ai des relations ! Puis c’est que j’serais bientôt un homme ; et j’ai pas l’intention de passer le restant de ma vie aux buttes à trimer pour les vieux grincheux qui nous y payent. ». Je ne sais pas bien ce qu’il entend par-là ; toujours est-il que ce ne sont pas les trois pommes de haut qu’il mesure lorsqu’il se tient bien droit qui donneront de la légitimité à ses propos.

« — Si t’as des relations », je lui ai dit, « Tu dois savoir qui y a derrière l’incendie des D’Auragny ? »

Petit Jean a levé un œil de sa soupe. Je suis sûr d’avoir aperçu son petit sourire mutin, derrière sa grosse cuiller en bois.

« — Parce que tu crois que je te le dirais ? Juste comme ça ? Les secrets, c’est pas gratuit…

Ça, c’est ce que disent les ignorants pour se donner un genre…

Foutre ! Tu crois que je pourrais te parler des réunions secrètes, si j’étais sur le carreau ?

Les gens se refusent rien, pour attirer l’attention…

T’as qu’à venir, si tu me crois pas. »

Cette fois, je relevai les yeux pour le considérer ; quelque chose dans sa façon de froncer les sourcils, dans son regard, aussi, m’assura qu’il était sérieux. Il avait même posé sa grosse cuiller, c’est dire !

« — Venir où ?

Ben aux assemblées du quartier de la vieille église.

Je croyais que c’était secret ?

Bah ! Les gars devraient pas m’en vouloir de ramener le fiston d’un ancien camarade. »

Sans le vouloir, je me redressai subitement. Je pense pas que ça soit passé inaperçu, mais Petit Jean n’a pas relevé, il a continué :

« — Mais faudrait voir à ce que t’ébruites pas l’info ! C’est que ça ternirait ma réputation ! »

Je ne sais pas si c’est le fait d’entendre parler de mon père comme d’un camarade ou d’envisager que Petit Jean n’ait jamais eu une quelconque réputation qui m’a le plus étonné ; toujours est-il que j’ai opiné, promettant de rester aussi muet qu’une carpe.

« — Et y a d’autres têtes que je connais, à tes assemblées ?

Que tu connais, j’sais pas. Y a des gens d’un peu partout. Des paysans, des ouvriers, des petits bourgeois frustrés… Même des gars de la caserne.

Des gens de l’Ordre ?

Du moment qu’ils en ont après les artistos, on regarde pas d’où ils viennent…

Et vous faites quoi, pendant vos réunions ? Vous braillez sur les riches pour rentrer ensuite chez vous l’esprit léger ?

Non, on s’organise ! On est… Un peu comme les bras droits du gouvernement – même s’ils sont pas au courant. On fait ce qu’ils ont pas le courage de faire, tu vois ? »

J’ai repensé toute la nuit à ses paroles, à son air entendu, aussi, à sa certitude qu’il participait à faire régner la justice – et que mon père aurait été de son avis. Si seulement Papa était là pour que je lui demande réellement ce qu’il en pense. J’hésite à me rendre à ces réunions. Quelque chose m’effraie dans la façon qu’a Petit Jean de s’exprimer. Je crois que j’ai peur de devenir comme lui.

En attendant de me décider, je me renseigne autant que je peux sur ce mouvement secret ; je suis retourné plusieurs fois à la caserne pour observer les mouvements des gardes, leurs entraînements, aussi, histoire de voir s’il n’y a pas là-bas une sorte de conflit larvé. Je ne sais pas si je me fais des idées, mais j’ai comme l’impression que les anciens membres de la chevalerie font bande à part. Ils ne s’entraînent pas avec les gardes issus des populations plus modestes, ils ne participent pas non plus aux patrouilles journalières ; ils se contentent de rester terrés dans un coin de la cours et de participer aux défilés hebdomadaires. Je n’ai presque jamais vu la demoiselle Josèphe sortir de derrière les portes du bâtiment, alors que d’habitude, les soldats sont toujours dehors, à venir aux devants des citoyens qui s’approcheraient avec un problème à régler – un voisin bruyant, un vol à la sauvette, une taxe à payer, n’importe.

Hier, comme Miss Guille avait une livraison pour la garde, je me suis proposé de faire la commission – c’étaient juste des uniformes à rafistoler, ça pesait pas bien lourd, bien que le paquet était un peu encombrant, pour mes petits bras. Toujours est-il que c’était pour moi l’occasion de me rapprocher de ma cible – j’espérais bêtement pouvoir m’adresser directement à la demoiselle Josèphe. Qui sait, elle aurait pu être dans la cour… Manque de chance, y avait pas un chevalier qui traînait. J’ai fini par m’adresser à un soldat vétéran – c’est pas tant qu’il me semblait être un bon interlocuteur, plutôt qu’il avait l’air de voir d’un mauvais œil le fait que je furète un peu partout. Il a semblé rassuré, lorsque je lui ai tendu mon paquet. « De la part de Miss Guille », j’ai précisé. Comme l’autre haussait un sourcil, j’ai ajouté : 

« — Une commande d’uniformes à retoucher.

Oh ! Très bien ! Merci, jeune homme. »

Son air adouci m’a sans doute ragaillardi ; alors que j’aurais dû tourner les talons, j’ai levé les yeux vers ceux du soldat :

« — Dites ; Madame Guille, la couturière, elle a rendu une commande aux D’Auragny, une fois. Pour la duchesse. Est-il vrai que vous comptez sa sœur dans vos rangs ? Une demoiselle Josèphe ? C’est que vous pourriez peut-être recommander ma patronne, si le besoin se faisait sentir ? Ça l’arrangerait drôlement, de travailler pour une dame de la chevalerie… »

Le vieil homme a esquissé un sourire :

« — J’avais raison ; t’es un vrai chenapan, toi. J’aurais parié que t’avais quelque chose derrière la tête, à te voir traîner les yeux dans tous les coins de la caserne. Vas, je lui en parlerai, si l’occasion se présente, à ta D’Auragny. Mais je serais toi, je me ferais pas trop d’illusions ; elle reste de la haute, la demoiselle. Pas sûr qu’elle laisse ses dentelles et ses cols de flanelle à une couturière du quartier.

Vous la connaissez bien ?

Pas besoin de la connaître pour savoir ça. Mais oui, ajouta-t-il en me voyant lui faire mon regard de chien battu. Je la connais un peu, ta demoiselle. J’étais de l’Ordre, lorsqu’elle a prêté serment. C’était y a quoi, cinq ans ? Les choses étaient bien différentes, alors. On sentait venir un vent nouveau, mais jamais on se serait douté qu’une révolution nous tomberait sur le coin du nez.

Comment vous le vivez, à la caserne ?

C’est que tu poses beaucoup de questions, pour un gamin !

Vous savez, faut savoir étudier le marché !

Petit rusé, va. »

Le vétéran allait ajouter quelque chose lorsque derrière lui, quelqu’un m’interpella : « Mais si c’est-y pas le fils à Feuillet ? » qu’il s’écria en s’approchant. J’eus beau faire, je fus incapable de remettre son visage : il avait les cheveux clairs, les traits d’un homme d’une bonne trentaine d’années. De sa main libre, il m’attrapa fermement par l’épaule et me dévisagea : « — Sacré nom d’un chien, ce que t’as grandi ! T’étais haut comme ça, la dernière fois que j’ai vu ton père. »

Il désigna une hauteur imaginaire – absurdement basse, de mon point de vue. Moi, je restai figé, partagé entre la méfiance et la curiosité. « Ça, c’est le gamin de Joachim ? », demanda le vétéran en plissant les yeux, comme s’il me voyait vraiment pour la première fois. « — Et comment ! Pour lui ressembler, ça, il lui ressemble : même moue sceptique, même regard soupçonneux… Mais dis voir, qu’est-ce que tu fais là ? »

Je voulus répondre, mais le vétéran me devança ; il parla à ma place, moins pour affirmer que j’étais là de la part de Miss Guille que pour manifester son incrédulité quant à ma fonction de coursier.

« — Pour vrai ? Tu fais les commissions, maintenant ? J’aurais cru qu’avec ce qui était arrivé, tu…

Mais je ne faisais que rendre service, m’exclamai-je, vexé qu’on me prenne pour un gamin des rues. »

Les deux hommes plissèrent les yeux. On eut dit qu’il jaugeait un chien agressif ; ils hésitaient quant à la façon de procéder, sans doute par peur de me vexer à nouveau, que je m’évapore.

« — Tu as quelque part où dormir, au moins ?

Bien sûr que j’ai un toit !

Chez un parent ?

Chez mon père ! Chez… Chez moi.

Le vétéran échangea un regard avec l’autre, comme si cela confirmait une pensée qu’ils n’osaient pas formuler tout haut.

Tout seul, donc, marmonna le premier en se grattant la barbe.

J’me débrouille, vous savez !

Je ne voulais pas leur donner la satisfaction de voir mon malaise. Mais l’homme aux cheveux clairs ne semblait pas près de me laisser tranquille.

Écoute, gamin. Ton père et moi, on s’est côtoyés, de loin en loin. Pas assez pour que je prétende être un ami, mais n’importe qui l’ayant connu aurait pu dire que t’étais la prunelle de ses yeux. Il n’aurait pas aimé te savoir tout seul… Pas après qu’il soit…

Je retins mon souffle.

Je ne suis pas tout seul ! Et je sais que pas un des enquêteurs de votre foutue caserne ne me croit, mais Papa n’est pas mort. Il a…

Petit… Votre domicile a été…

Papa avait des ennemis, pour sûr. Je sais cela. Et c’est pour ça qu’il a disparu. Je ne sais pas s’il se cache ou si quelque chose le retient, mais…

Enfin, gamin ; ton père t’aurait jamais laissé comme ça, sans personne…

Alors c’est qu’il n’avait pas le choix !

Le silence tomba, pesant comme une chape de plomb.

L’homme aux cheveux clairs ouvrit la bouche, puis la referma. Son regard glissa vers le vétéran, cherchant peut-être un soutien, une façon d’aborder la conversation sans me heurter de front. Mais l’autre se contenta de hausser les épaules, comme s’il n’y avait rien à faire face à l’obstination d’un gosse.

Bon, souffla finalement le premier, un brin plus doux. Mettons que t’aies raison. Mettons qu’il se cache. Qu’est-ce que t’envisages de faire, en attendant qu’il revienne ?

Je le fusillai du regard, sentant le piège sous sa bienveillance apparente.

Je m’en sors très bien tout seul, rétorquai-je, crispé.

Ah, c’est vrai. Un vrai p’tit débrouillard, grommela le vétéran. C’est sûrement pour ça que la moitié du quartier doit se relayer pour t’apporter à manger.

Je serrai les poings.

J’ai pas besoin de leur charité.

C’est pas une question d’besoin, p’tit. C’est une question de bon sens.

L’homme aux cheveux clairs poussa un soupir, puis tapota du doigt la garde de son sabre, l’air songeur.

Écoute petit, reprit-il après un silence. Qu’on se le dise : je n’ai aucunement le droit de te parler de l’enquête, et je n’ai pas l’intention de briser mon serment en te révélant quoi que ce soit, mais il faut que tu saches que ce qu’on a trouvé, dans l’atelier de ton père – j’étais là, je peux te le dire – ça ne laisse pas de place au doute. »

Un frisson me parcourut, et malgré moi, je détournai le regard.

« — On a fait nettoyer les lieux. Mais il y avait très clairement des traces de luttes. Et parmi les papiers qu’on a récupérés… Ton père savait qu’il était en danger. L’enquête sera bientôt résolue, tu en sauras davantage. Mais gamin… Désolé de devoir te dire ça, mais tu ne vas pas pouvoir continuer à te voiler la face. C’est dangereux, dehors ; vu la situation, tu aurais déjà dû être envoyé chez les Sœurs. »

Mon cœur bondissait dans ma poitrine, et j’ignore ce qui m’avait retenu jusqu’à présent de déguerpir – l’espoir, peut-être, d’apprendre quelque chose. C’est la mention de l’orphelinat qui me fit réagir ; craignant qu’ils m’y conduisent eux-même, je tournai les talons et me mis à courir. Je sentis bien la poigne du garde se resserrer autour de mon poignet, mais je me dégageai bientôt et m’évadai de la caserne. Je détalai sans m’arrêter jusqu’à ce que je rejoigne la rue des coquilles. Là-bas, seulement, je m’autorisai à reprendre mon souffle, la gorge en feu, l’esprit brûlé par les paroles des deux gardes.

Même maintenant que la nuit est tombée, que je me suis réfugié chez moi, je crains de les entendre frapper à ma porte, de sentir leurs doigts empoigner mes épaules. Je ne veux pas aller à l’Orphelinat. Chez moi, c’est ici, au milieu des feuillets de mon père, des bouteilles d’encre. Je veux m’endormir dans mon lit, me réveiller sous la même lucarne, pas au milieu d’inconnus.

Papa… Reviens, s’il te plaît.

J’ai besoin de ton aide ; tu n’as pas le droit de mourir.

Je n’y arriverai pas, tout seul, il faut que tu rentres. Il faut que tu leur dises, à tous, que je peux rester ici, qu’ils n’ont pas le droit de m’emmener, de m’arracher à ma vie, de me séparer de toi. Il faut que tu reviennes et que tu leur expliques. Moi, ils ne me croient pas. Ils ne croient pas que tu n’es pas mort.

Papa…

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