Dragons pas contents

Nous, les dragons, n'en pouvons plus.

Les châteaux sont trop bien défendus. Songez-y, chevaliers : où est la gloire ? Qu'est devenu le noble art du combat à l'épée ? À une époque, vous enfourchiez vos destriers, vous chevauchiez par monts et par vaux, vous vous battiez avec nous au péril de vos vies, et ceux d'entre vous qui sortaient vainqueurs de ces affrontements, recevaient l'adulation de la foule ainsi que la main de la demoiselle délivrée.

Plus rien de cela de nos jours. Vous n'avez nul besoin de vous rendre dans nos cavernes : retranchés dans vos villes fortifiées, il vous suffit d'enflammer les mèches de vos canons dès que s'approche la moindre forme dans les airs. Est-ce là votre gloire ? Aucun péril, aucune aventure, mais de la fumée et de la suie plein le heaume ? Croyez-vous que cela vous garantira la main des princesses ? Que nenni ! La gent féminine ne se soucie guère de vulgaires boutefeux.

De toute manière, il n'y a guère plus de princesses dignes de ce nom. De nos jours, elles ne sont plus en train de broder tranquillement à leurs fenêtres ou d'écrire de la poésie sur leurs balcons. Elles se battent à l'épée, elles parcourent la campagne à cheval, elles apprennent des tours de magie... Ce ne sont pas des activités dignes de princesses de valeur ! En plus, cela les rend plus difficiles à attraper.

Mais savez-vous quel est le pire ? Quand l'un des nôtres réussit, sans se faire pourfendre ou transformer en crapaud, à enlever l'une de ces donzelles mal élevées, lorsque nous leur faisons l'honneur de les accueillir dans nos chaudes cavernes, lorsque nous leur offrons la possibilité de se faire délivrer par un chevalier malgré leur peu de grâce et de vertu... savez-vous ce qu'elles font ? Elles s'enfuient ! Et bien souvent, avec une partie de notre trésor ! Ce trésor que nous avons mis des dizaines, voire des centaines d'années à constituer ! N'est-ce pas une terrible injustice ?

Et ne venez pas nous avancer que le bonheur des princesses passe avant nos besoins fondamentaux. Croyez-vous qu'elles soient heureuses, les princesses ? Croyez-vous que cela leur soit bénéfique, de pouvoir épouser n'importe qui, sans aucune garantie de courage ou de bravoure de sa part ? Croyez-vous qu'elles s'épanouissent, à briguer les métiers qui vous épuisent tant, chevaliers, rois, magiciens ? Croyez-vous qu'elles aient embelli, avec les cicatrices qu'elles recoivent pendant les duels, ou bien les vapeurs des chaudrons qui leur dessèchent la peau ? Croyez-vous qu'elles se sentent valorisées de ne plus être le but ultime de tout chevalier ?

En réalité, tout ceci n'est qu'un plan conçu pour nous nuire et orchestré par nos plus grandes ennemies : les sorcières. Ces vieilles femmes disgracieuses et acariatres qui vivent dans la forêt avec leurs chats-huants, ce sont elles, les vraies coupables ! Elles nous détestent parce que nos pouvoirs magiques sont plus puissants que les leurs. Pour cette seule raison, elles sont allées laver le cerveau des princesses et les ont convaincues de s'essayer à d'autres domaines que ceux de l'aiguille. Elles ont distribué leur poudre à canon à toutes les villes qui s'imaginaient en avoir besoin. Nous pensons même que, dans les remèdes qu'elles prodiguent aux malades, il y a des drogues qui perturbent le fonctionnement normal du cerveau. C'est la seule explication que nous trouvons à cette folie.

Alors, nous vous supplions, revenez à la raison. Cessez de vous acharner injustement contre nous. Nous ne sommes pas une menace pour vos filles, nous les avons enlevées depuis la nuit des temps. Occupez-vous plutôt d'organiser une chasse aux sorcières. Elles sont la vraie menace.