Dans un royaume lointain vivaient un roi et une reine qui avaient une unique fille. Celle-ci était blonde comme les blés, avec de grands yeux clairs ; intelligente, bien élevée, elle avait surtout un très grand cœur. Cette princesse était amoureuse d'un chevalier, brun comme les forêts, avec de grands yeux sombres ; intelligent, bien élevé, il avait surtout un très grand cœur. Les deux tourtereaux s'étaient promis l'un à l'autre, et les royaux parents de la princesse se félicitaient que leur chère fille épouse un si gentil homme.
Mais un jour, dans le ciel de ce si doux royaume, un dragon apparut ; il fondit sur la princesse, l'attrapa et s'enfuit avec elle avant que personne n'eût le temps de rien faire.
Le chevalier, qui était à ses côtés au moment du drame, se trouva d'abord désemparé. Tendre et amoureux comme il l'était, il ne pouvait que s'émouvoir de la disparition de sa bien-aimée. Cela ne l'empêchait cependant pas d'être courageux, et une fois le choc passé, il se précipita à l'armurerie, enfila sa cotte ignifugée, choisit l'épée la plus tranchante qu'il put trouver, et enfourcha son destrier. Direction : les montagnes des dragons !
La princesse, de son côté, était fort étonnée. Le dragon l'avait saisie avec toute la douceur du monde, et le vol était loin d'être désagréable. Elle avait peur, évidemment, car elle pensait que les dragons étaient là pour manger les princesses. Mais c'était une princesse courageuse, alors elle ne paniqua pas, et elle ne put s'empêcher de remarquer que pour un prédateur, le reptile la traitait fort civilement.
Ils étaient arrivés aux sommets des montagnes. Le dragon amorça sa descente, ralentit très doucement et, avec une extraordinaire précision, déposa la princesse sur le perron d'une caverne. Celle-ci toucha le sol saine et sauve, comme si elle descendait d'un carrosse.
La caverne du dragon n'avait rien à voir avec une vulgaire grotte. Les parois de pierre étincelaient de cristaux de quartz, le sol parfaitement plat avait été carrelé de dalles blanches et jaunes, et sous la table de marbre blanc, trois petits dragonneaux jouaient aux billes avec d'énormes perles d'eau douce.
Mais elle n'eut pas le loisir de contempler plus longtemps la demeure, car le dragon se posait devant elle. Rouge comme le feu, avec de grands yeux d'or, il lui paraissait intelligent et bien élevé.
« Princesse, dit-il, mille excuses de vous avoir importunée. Mais mon petit dernier est très malade, et la sorcière a dit que seul du sang de princesse pourrait le sauver. Je n'ai besoin que d'un demi-litre ; c'est beaucoup pour vous autres humains, mais je vous promets que je veillerai sur vous le temps que vous récupériez.
- Vous ne m'avez pas enlevée pour me manger ? s'étonna la princesse.
- Vous manger ? Quelle drôle d'idée. Les cerfs sont bien plus nourrissants, et bien moins ardus à attraper. Je ne vous ai chassée que parce que je n'ai pas le choix. S'il vous plaît, acceptez de sauver mon petit. »
La princesse, qui avait grand cœur, se trouva émue par la détresse du dragon. Elle accepta bien volontiers de donner un peu de son sang pour sauver une pauvre petite bête malade. Le dragon lui servit un copieux plat de viande de cerf grillée, accompagnée de petits oignons et de croustillantes galettes de pomme de terre. Puis il l'encouragea à boire beaucoup d'eau ; c'était de l'eau pure et fraîche, tout droit venue des sources des sommets. Pendant qu'elle digérait, le dragon lui fit visiter sa caverne. Il y avait une salle de bains, plusieurs chambres avec des nids de mousse pour les dragons, et une autre chambre plus petite, avec un matelas de plumes, que son hôte avait préparé spécialement pour elle. Finalement, elle s'installa sur le lit et lui dit qu'il pouvait prendre ce dont il avait besoin pour soigner son dragonneau.
Quelques jours plus tard, le chevalier arrivait à la caverne. Le trajet était beaucoup plus long à cheval qu'en vol ; et puis, il ne pouvait pas galoper à pleine allure sur tout le chemin, sinon il serait arrivé épuisé et le dragon n'aurait eu aucune difficulté à se débarrasser de lui. Le chevalier était brave, mais il n'était pas stupide, il avait donc pris la peine de ménager son cheval et lui-même. Lentement mais sûrement, il était arrivé à la caverne ; et comme le veut la tradition, il dégaina son épée et cria :
« Dragon, sors d'ici si tu l'oses ! »
Le dragon pointa le bout de son museau en-dehors de la grotte.
« Chut, tu vas réveiller la princesse. Elle a besoin de se reposer. Tu es son chevalier ? Entre donc, j'ai du café. »
Le chevalier se montra d'abord méfiant, mais un coup d'œil à l'intérieur lui confirma que sa chère et tendre était bel et bien en train de dormir. Il n'était pas stupide au point de l'embrasser pendant son sommeil, et il n'avait pas non plus spécialement envie de massacrer des dragons. Alors il accrocha son épée au porte-épée et accepta le café.
À voix basse, le dragon lui expliqua toute la situation. La transfusion s'était bien passée, la princesse récupérait, mais elle n'allait pas être en état de reprendre la route avant encore plusieurs jours. Il invita le chevalier à loger chez lui en attendant ; il interdisit formellement à ses petits de manger le cheval du chevalier, et il partit piller les nids de cent cinquante cygnes pour pouvoir lui faire un matelas à lui aussi. (Le chevalier n'allait tout de même pas dormir avec la princesse alors qu'ils n'étaient pas mariés, cela n'aurait pas été convenable. Chez les dragons aussi, on était bien élevé.)
Finalement, la princesse fut de nouveau sur pieds, et elle put repartir aux côtés de son amoureux. À leur mariage, le dragon était là, il cracha des feux d'artifice pour les féliciter. Ils vécurent heureux et rendirent souvent visite au dragon et à ses dragonneaux.