Je devrais atteindre l'aéroport de Split dans moins de trois heures et je redoute cet instant. Je me souviens, avec une clarté inquiétante, de ma première escale en ce lieu. D'aucuns parlent de cette ville comme d'un joyau de la Dalmatie, d'un point de rencontre entre les plaines rocheuses et austères des Balkans et de la douceur apaisante du soleil méditerranéen. Mais à moi, elle m'évoque la folie d'un ami, un labyrinthe sans époque aux méandres fantasmés et d'impossibles contrastes de beauté et de terreur. Son ciel dégagé et tremblotant sous un soleil de plomb, les effluves salées de la mer, les histoires anciennes et inconcevables que raconte la ville à chaque coin de rue. Les époques qui s'y superposent et s'entrecroisent, dans un tressage qui semble s'insurger contre le temps lui-même. Je me souviens du faubourg de la ville, son église aux formes absconses aux vitraux minuscules, qui paraissent vous scruter comme les yeux d'une myriade de rongeurs ou d'insectes. Je me souviens des murs, des pilastres et des rues pulsant d'une vie organique. D'une symbiose hideuse de pierres polies et de chairs moites, témoins du règne d'une folie au-delà de la conception humaine et qui aura eu raison d'un des esprits les plus brillants de son époque. Philippe Bloch, métamorphosé en une forme de vie grotesque qu'il m'est interdit d'appeler encore un être humain...et qui fut le seul véritable ami que j'eusse en cette vie.
Mais je me souviens aussi que ces événements sont impossibles. Impossibles par leur essence fantasmagorique et leur connotation inconcevablement horrible, mais surtout impossibles parce qu'ils n'ont jamais pu avoir eu lieu. J'eus l'occasion de visiter bien des lieux, autrefois, mais jamais encore je ne m'étais aventuré en terre croate. Tout comme je n'avais jamais aussi vivement ressenti la torture d'être prisonnier dans la boucle sans fin d'un cauchemar.
Depuis que j'ai pénétré dans cet avion, les rêves m'assaillent avec un niveau de détails et de plausibilité aussi absurdes qu'irrécusables. Et dans ce rêve, je me vois plongé dans les abysses profondes, où des puissances concourent à m'écraser, me broyer et me restructurer à leur guise. Tout dans ces profondeurs participe d'une vérité gluante, rampante, et omnipotente. Une vérité porteuse de tourments indescriptibles, en chemin pour engloutir dans un torrent de dégénérescence tout ce qui est encore humain.
Mais suis-je réellement remonté à la surface ? Mes mains, mon corps, ce siège, les autres passagers, l'avion qui nous transporte à plus de neuf-cents kilomètres heure: tout cela est-il réel? Ne serais-je pas plutôt piégé dans une strate intermédiaire, où une puissance éthérée me tromperait par d'habiles jeux d'ombres et de lumières factices ?
Rester ainsi immobile, sans même pouvoir sauter les heures par un sommeil salvateur, tend à conforter des craintes que je n'ose exprimer. L'angoisse, cette vieille connaissance, me rend une visite particulièrement odieuse en ces heures. Comme à son habitude, elle s'est annoncée par une tension sourde, jouant sur mes nerfs comme l'on joue avec un élastique en testant lentement son point de rupture. Sans visage, anonyme, elle s'infiltre pourtant dans les moindres recoins et fait de toute sensation le véhicule de sa perversité sans limite. Je ressens jusque dans les méandres de mes tissus, dans le coeur de chacune de mes cellules, le poids d'un océan, le fourmillement de créatures abjectes et vicieuses, une ombre incandescente, irraisonnée et qui coule visqueusement entre mes doigts.
Mon état de veille a les traits d'un sordide cauchemar qui aurait perduré par delà du mur du sommeil. Mais cette hypothèse supposerait cette sorte de léthargie de la douleur, qui la fait paraître toujours lointaine, une présence uniquement suggérée du mal physique. Mais l'évidence est là: une sourde douleur bourdonne dans ma tête et dans ma poitrine, limpide comme une eau pure et glaciale. Je fais le même constat lorsque je me pince discrètement: non, je ne dors pas. Et ce fait, si simple, tend à amplifier mon tourment.
Oserais-je pour autant partager mes peurs avec Philippe, lorsque nous nous retrouverons ? Je l'espère ardemment et, en même temps, son attitude et ses expressions m'obligent, bien malgré moi, à conserver une certaine distance. Et l'idée même de poser le pied sur l'origine terrestre de mes cauchemars me terrifie. J'ai même la vague impression que c'est elle qui m'aurait contaminé, par un procédé que je ne saurais m'expliquer.
En attendant que mes comprimés ne fassent effet, je n'ai d'autre choix que de prendre mon mal en patience. Ce qui pourrait éventuellement me soulager serait de marcher quelques mètres, ne serait-ce que pour aller aux cabinets. Me retrouver un peu seul, juste quelques minutes avec mes pensées, m'aiderait peut-être dans mon âpre lutte.
Malheureusement, je crois que la cabine est occupée. Je ferais donc bien d'agir sans tarder, car l'angoisse, pesante et omniprésente et son lot de spectres malsains tendent à m'absorber de nouveau. Paradoxalement, s'y joint l'impression de n'agir que par automatismes, à la manière d'un somnambule, alors je ne suis jamais aussi conscient du poids de l'existence et de mes choix que lorsque je suis en proie à ce genre de crises.
On ne cesse de rappeler à quel point l'inconscient, si l'on peut encore scientifiquement parler en ces termes, se nourrit insatiablement de ce que la conscience peut refouler. Il s'en délecte et les digère ensemble comme une créature informe qui recevrait sa pitance dans les flots continus des égouts. Il les régurgite ensuite sous diverses formes travesties, potentiellement néfastes et terrifiantes, notamment dans les rêves.
Si je me réfère à ces théories, les tableaux les plus surréalistes qui prennent vie dans les contrées du rêve ont une signification profonde, qui surgit des tréfonds de la mémoire du sujet. Partant de postulat, je devrai pouvoir commencer à démêler cet enchevêtrement d'horreurs si bien ficelé et si affreusement cohérent. Je n'entends pas spécialement donner du crédit à la psychanalyse qui, malgré ses faiblesses, conserve néanmoins quelques bastions éparpillés en France. Mon unique souhait, en ce moment, est d'ébaucher un semblant de réponse à un rêve si terrifiant et palpable qu'il a relégué mes pires cauchemars et paralysies du sommeil au rang de souvenirs heureux. Je vais donc m'atteler à condenser sur papier un maximum de ces souvenirs vaporeux, avant qu'ils ne disparaissent pour de bon. A partir de là, en les relisant attentivement, je devrais pouvoir arriver à des conclusions rationnelles et rassurantes. Le compte-rendu qui suivra ne concerne ainsi que des non-événements, des fragments d'un horrible puzzle onirique que je m'efforcerai de rassembler.
Que l'on comprenne bien que toutes ces questions, je ne soupçonnais pas, il y a encore deux heures, qu'elles puissent un jour naître dans l'esprit d'un homme raisonnable. Je ne me définirais pas pour autant comme quelqu'un de parfaitement rationnel, nul ne pourrait d'ailleurs y prétendre. J'entrai dans cet avion avec un bagage d'interrogations et d'anxiété que tout être humain partage, même soigneusement enfouis sous les piles des préoccupations ordinaires. A vrai dire, le voyage apportait son lot d'inquiétudes, tant parce que je prenais pour la première fois ce type de transport, que par les raisons qui m'ont entraîné ici.
Avant toute chose, je crois pertinent de relater les événements qui m'ont amené là où j'en suis. Peut-être y trouverais-je quelques éléments de réponse préliminaires à mes "souvenirs" et un exutoire à mes terreurs.