Epilogue

Trimbalée comme un mouton avec sa sœur, dans un wagon à bestiaux, Manon ne pouvait s’empêcher de penser à son père. Elle en avait appris tellement sur lui en une nuit. Elle qui l’idéalisait et le croyait digne de son rôle de père et d’Élu avait déchanté. À l’instant où elle avait vu le jour, elle avait eu une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Celle qui ne demandait rien à part un foyer aimant venait de connaitre la haine. Elle lui avait été donnée en héritage, elle affluait dans son sang comme si elle faisait partie intégrante de sa chaire.

_ Qu’en feras-tu mon amie ? lui demanda la voix qu’elle connaissait bien.

La femme qu’elle était devenue était liée à la Déesse. Qu’elle le veuille ou non, Manon pouvait la sentir comme vivre en elle. Un jour, elle lui donnait le pouvoir de se défendre et le lendemain elle l’ignorait. Elles ne semblaient pas encore s’accorder parfaitement. C’était comme si Namon éprouvait son enfant avant de lui donner les pleins pouvoirs.

_ Je ne peux pas le nier, la colère et la vengeance font partie de moi, avoua Manon.

Elle l’avait senti quand elle avait voulu s’en prendre à Loris. Elle aurait pu s’enfuir avec Solenne, mais elle avait préféré tenter de tuer l’homme qui avait fait du mal à sa sœur. Son père avait raison sur ce point, Manon pouvait être à elle seule, la menace, le détonateur et la bombe. Elle qu’on prenait pour une simple adolescente détenait bien plus de mystère que la création du Nouveau Monde. Elle était autant l’héritière d’une malédiction que la digne messagère de Namon.

_ Cependant, contrairement à mon père, j’ai décidé d’accepter mon destin. Si pour réparer les erreurs de mes paires je dois rassembler les Humains et les Siréliens, je le ferais. Le salut de ce monde passera toujours avant mes besoins personnels, continua Manon.

Celle qui pensait que son père était un homme bon, le seul à avoir réussi à s’affranchir de la haine, avait déchanté aujourd’hui. À présent, Manon était sure d’une chose, elle ne suivrait pas son exemple. En se montrant imbu, il avait tout perdu. Lui qui chérissait sa petite vie de famille, avait vu disparaitre ses enfants un par un. En souhaitant la mort de l’une, il avait causé la perte des autres et il n’en tirait aucun bonheur. Paskhal voulait juste vivre plus longtemps et garder son pouvoir, pourtant ne venait-il pas justement de perdre sa vraie raison de vivre ?

Plus il s’était noyé dans le désir de faire disparaitre Manon, plus il avait perdu sa raison et l’amour de ses proches. Aujourd’hui, lui qui se croyait le plus puissant des Élus et des frères Agape, n’était-il pas aussi le plus démuni de tous ? Sans la reconnaissance de sa femme et celle de ses enfants, celle de son peuple n’avait plus aucune importance. Malheureusement, Paskhal ne l’avait pas encore compris, aveuglé par ses envies de pouvoirs.

_ Un jour nous ferons qu’un, mais pour ça, tu devras t’en montrer digne, continua la voix au fond d’elle.

_ Quand je les aurai unis, nous pourrons faire qu’un, rectifia Manon.

L’adolescente avait raison, Namon avait créé les Siréliens pour venir en aide aux Humains. Chacun devait vivre et grandir ensemble pour que le Nouveau Monde puisse évoluer. Sa survie en dépendait. Seule l’union pouvait réparer les erreurs passées. Tandis que les frères Agape s’épuisaient à la détruire, d’autres âmes s’employaient à la créer. Cependant, personne n’avait encore compris à quel point tout le monde était lié.

_ Dans l’amour ou dans la mort, Humains et Siréliens font le lien, reprit la Déesse.

_ Le don qui n’est pas donné par la vie se transmet par la mort ? l’interrogea Manon.

_ Celui qui n’enfante pas de son vivant, le fait en mourant, oui. Dans leurs derniers souffles, ces Siréliens transmettent leurs dons à ceux qui viennent de naitre. Qu’importe qui ils sont, du moment qu’ils en sont dignes, répondit la voix.

_ Les nouveaux enfants…

La Déesse demandait simplement à son enfant de révéler ses unions, de se battre contre tous ceux qui ne croyaient plus aux âmes sœurs. L’heure du grand rassemblement avait sonné, ce que la haine avait défait l’amour devait le réparer. Ce n’était pas que le combat des âmes sœurs, mais bien aussi celui de la fraternité et de l’amitié. Namon avait fondé cette révolte dans la relation de deux sœurs, représentant chacune un camp sans le savoir. Leur complicité avait fait de Manon et de Solenne des âmes fusionnelles. Elles étaient le point de départ de ce renouvèlement.

_ Ils sont la tempête argentée qui doit vous réunir. Si toi l’enfant de décembre t’en montres digne, tu me permettras de revenir, affirma la voix.

_ Mais à quel prix ? suffoqua Manon en regardant sa sœur endormie à ses côtés.

_ Je te l’ai déjà dit, pour devenir qui tu dois être tu devras souffrir. Tu en tireras une force insoupçonnée que tu puiseras dans tes alliés. Seule tu ne pourras rien, ensemble vous ferez tout. N’absorbe pas le pouvoir comme l’a fait ton père, mais mets-le au service des autres, comme je l’ai toujours voulu.

Fatiguée, l’âme en déroute, Manon pensa à son frère, à sa sœur et à Vikthor. À eux quatre, ils avaient presque réussi à faire changer les choses, alors elle pouvait imaginer ce qu’il arriverait s’ils réunissaient plus de soutien. Le dernier Élu devrait être l’ultime clé, celle qui leur permettrait de triompher.

_ Le jaune, le rouge et l’orange réussiront pour protéger les argentés, il doit en être ainsi, ajouta Namon.

_ Ma famille à une dette envers vous. De par mon père, j’ai une dette envers vous, confirma Manon.

La paix du Nouveau Monde était encore loin, mais elle sifflait à travers le vent. Si elle n’était encore qu’un murmure, un jour elle apporterait du réconfort. Ce que la famille Agape avait défait, sa descendance se jura de le réparer, pour le bien de tous. Le voyage de Manon était loin d’être achevé. Sa route allait l’emmener vers les terres australes, parmi des hommes meurtris, mais également vers des amis. 

_ Je crois en ma destinée, acheva Manon.

Une force liait Manon au destin du Nouveau Monde, elle se sentait prête à se sacrifier pour le sauver. Contrairement à son père, c’était l’amour qui la poussait à envisager le pire pour y arriver, celle de ses sœurs, de son frère, de ses amis comme Vikthor. Rien n’était encore écrit, mais c’était ce que Manon avait envie de raconter, de préserver. En enchainant ainsi les deux sœurs aux erreurs de leur famille, la Déesse avait fait de Manon sa guerrière et de Solenne sa prophétesse, celles qui devaient unir les peuples.

_ Alors je crois en toi, conclut Namon avant de s’enfoncer à nouveau dans le silence.

Pour ce qui était du reste de la famille Agape, en agissant ainsi, Garnel venait d’offrir une trêve à ses prisonniers. Il restait cependant à savoir à quel prix ils allaient en profiter. Tandis que l’ambition de Paskhal faisait son chemin dans la région de Zorrèce, trois de ses enfants étaient déportés en terres australes pour être protégés de lui. Au moment venu, leur oncle devra choisir son camp. Garnel ne pourra pas devenir le Roi du monde en continuant à se déchirer avec ses frères pour protéger sa nièce. Un jour les liens du sang le mettront à l’épreuve, un jour il devra faire un choix. En attendant, fatalement, d’autres miliciens viendront agrandir les rangs de la guerre et mettre à mal la résistance.

Je ne suis plus seule à présent. Si j’ai dû renoncer à ma vie d’adolescente et à une famille unie, j’ai trouvé des amis pour m’aider à rétablir la vérité sur notre monde. J’ai juré de protéger les nouveaux enfants. Cependant, bien que pour y arriver je doive me montrer digne de Namon, je n’exclus pas de brandir mon poing pour combattre mon père. S’il le faut, je n’hésiterai pas, se promit Manon.