Je regardai Meryl prendre ma reine. Encore.
— Échec et mat, dit-elle simplement.
Je regardai le plateau, perplexe. Mais comment faisait-elle ?
— Tu es incroyable, fis-je en penchant la tête de côté. Je ne sais vraiment pas comment tu fais.
— Merci, sourit-elle en réorganisant les pièces. Tu veux retenter ta chance ?
— Et me faire laminer encore une fois ? Pourquoi pas ?
Ma sœur rit et replaça les pièces. Je souris. En regardant par la fenêtre, je vis le soleil briller chaleureusement. C’était une belle journée.
— Tu te rends compte, fis-je songeuse. Ça fait déjà trois ans.
Meryl releva les yeux du plateau pour m’observer. Nos regards se portèrent sur le tableau de famille accroché à la cheminée.
— Le temps passe, finit par dire ma sœur avec philosophie. C’est ainsi.
J’eus un rire et plongeai mon attention sur le plateau d’échec.
— Quelle sagesse, souris-je en avançant un pion.
— J’ai appris avec la meilleure, répondit Meryl en avançant un pion à son tour.
Pouvait-on trouver meilleure préceptrice que la Déesse de la Sagesse en personne ? Je ne pensais pas.
Meryl avait fini par m’avouer qu’elle avait trouvé l’entrée du Sanctuaire et s’y rendait régulièrement depuis des années. Je comprenais mieux d’où venaient ces livres si particuliers qu’elle dévorait parfois et qui m’étaient inconnus. Meryl les empruntait directement à la déesse.
Je m’apprêtais à sortir mon fou quand le bruit d’une cavalcade se fit entendre dans les escaliers. Quelques instants plus tard, Liam et les jumelles déboulèrent dans le salon.
— Adaline ! S’il te plait, on a besoin de toi !
— Qu’est-ce que vous avez encore fait toutes les deux ? gronda Meryl.
Les jumelles prirent un air offensé.
— Nous n’avons rien fait ! s’exclamèrent-elle en chœur.
— S’il te plait, supplia Gemma, c’est Marietta, elle a recommencé !
Je me tournai vers mon petit frère à leur côté. Liam haussa des épaules.
— Rhen essais de la convaincre de se calmer, mais elle semble incapable de se retenir.
Je soupirai et me levai pour suivre les jumelles dans le couloir. Là, dans ma chambre, je découvris Marietta en grande conversation avec Rhen. Elle serrait contre elle un bébé qui gazouillait joyeusement, les mains tendues vers son visage.
— Bon sang, Marietta, grognait-il. Je peux quand même le prendre dans mes bras, non ?
— Mais tu le prends n’importe comment ! Imagine que tu le blesses.
— C’est mon fils, tu crois que je ne sais pas comment le porter ?
— Vous, les hommes, vous êtes tous pareils ! pesta-t-elle.
— Dixit la vieille fille de la famille, riposta Rhen en croisant les bras.
Marietta lui jeta un regard assassin et s’apprêtait à lui répondre, de la fumée s’échappant dangereusement de ses lèvres, quand j’entrai dans la pièce.
— Mais qu’est-ce qu’il se passe encore ? demandai-je en regardant successivement Rhen, Marietta et le bébé qui riait dans ses bras.
— Oh, Adaline, les dieux soient loués tu es là… soupira Rhen avec soulagement. Tu peux dire à ta sœur que je suis tout à fait capable de prendre mon fils dans mes bras ?
— Mais il a failli le faire tomber ! Je l’ai vu !
Je me retins de justesse d’éclater de rire. Ces deux-là alors…
— Un vrai dragon, m’amusai-je. Et c’est moi qui suis surprotectrice ?
Marietta rougit.
— Mais il est si petit…
— Et aussi fort que ses parents, assurai-je en m’approchant.
Je tendis les bras et Marietta y déposa son fardeau, non sans jeter un regard noir à Rhen qui leva les yeux au ciel. Je posai un regard attendri sur le petit dans mes bras. Mon bébé… Il avait hérité de mes beaux yeux violets et des cheveux blonds de son père. Il tendit les bras vers moi. Je lui souris tendrement, lui donnant ma main qu’il agrippa de ses petits doigts.
Après le départ des dieux jumeaux, le calme était revenu au manoir. J’avais fini par tout raconter à mes sœurs et tante Vitali, la réconciliation d’Asling et Ciaran, le passé douloureux de ce dernier. Et, bien que les jumelles ne portent toujours pas Ciaran dans leur cœur, elles finirent par lui pardonner. À leur manière.
Quelques mois après la fin de ces évènements, Rhen avait fini par me demander en mariage. Devant tout le monde.
J’avais dit oui, bien sûr, et Marietta et Vitali s’étaient fait une joie d’organiser la plus belle cérémonie de la Région. La joie avait été au rendez-vous, ce fut une réception merveilleuse. En y repensant, j’étais certaine que Calista et mère se seraient bien amusées. J’avais imaginé ma sœur danser, attirant à elle tous les regards. J’aurais aimé l’entendre chanter pour l’occasion. Ce fut au plus fort des réjouissances que son absence me pesa le plus.
Comme père avait disparu, ce fut grand-père Wendel qui me conduisit à l’autel. Je me doutais bien qu’il aurait préféré voir son fils le faire, mais j’étais heureuse qu’il soit présent. Lui qui était resté si longtemps seul sur sa colline, commença à sortir de sa coquille. Il me semblait même l’avoir vu rougir devant Mme Corbyn lors de la fête.
Notre fils était né deux ans plus tard, sous l’égide de Ciaran. Un bon présage selon Rhen, et j’en étais convaincue. Personne ne fut vraiment surpris par ma décision de l’appeler Rihite, mais il m’avait semblé voir les yeux de Marietta briller de larmes à cette annonce. Je ne doutais pas qu’elle en avait été très émue. Elle et moi étions les seules, à présent, à avoir le plus de souvenirs de lui, et je ne voulais rien oublier.
Marietta, nouvelle Duchesse de Bellenuit, avait repris les affaires de la famille en main. De nombreuses propositions de mariage suivirent, mais ma sœur les refusait les unes après les autres. Elle prétendait ne pas vouloir se marier tout de suite, mais je savais qu’elle rêvait de rencontrer quelqu’un avec qui elle pourrait être aussi heureuse que je l’étais avec Rhen.
Mes sœurs, elles, restèrent égales à elles-mêmes. Les jumelles participèrent à leur premier concours d’ingénierie à Héliopolis, la capitale des Terres d’Éther et le remportèrent haut la main. Meryl continua de dévorer tous les livres sur son passage et finit même par donner des cours particuliers aux enfants de la ville. Elle disait vouloir leur donner une chance à tous, que les enfants des rues comme les enfants des riches puissent bénéficier de son savoir et avait demandé l’aide de Marietta pour tout mettre en place. Elle avait pour projet d’ouvrir une école et des travaux avaient déjà commencé à se faire non loin du domaine.
Liam ne fit plus jamais de cauchemar. Ses nuits étaient douces et je finis par lui rendre la clé d’Asling que je lui avais confisquée. Je fus assez surprise de ne pas le voir s’énerver quand je lui avais expliqué pourquoi je la lui avais prise. Le petit garçon avait beaucoup mûri et se concentrait à présent sur ses études. Il voulait devenir Veilleur de Rêve, un titre qu’il avait lui-même inventé en voulant suivre le chemin de Ciaran devenu Chevalier des Rêves.
Vitali resta un moment au manoir pour aider Marietta à régler les derniers détails de la succession. Puis, quelques semaines après notre mariage, elle repartit en vadrouille.
Avant de s’en aller, elle nous avait promis, à Rhen et à moi, de nous ramener un petit cadeau pour notre futur enfant. Je n’avais pas cru que Rhen puisse rougir autant après le clin d’œil qu’elle nous avait lancé.
Rhen, nouveau venu dans la famille, avait fini par avouer son identité au reste de la fratrie, leur faisant promettre de ne rien dire. Si Liam et Meryl posèrent beaucoup de questions sur la vie au Sanctuaire, les jumelles, elles, voulaient absolument voir ces fameuses ailes noires dont elles avaient entendu parler dans les représentations de Zaros. Marietta fut la seule à éprouver une certaine réticence à son égard. Trop de morts, sans doute. Il lui avait fallu du temps, mais elle avait fini par le considérer comme un membre de la famille à part entière.
Au Temple des Rêves, j’avais fait en sorte que la salle de la fresque soit accessible au public, permettant au plus grand nombre de découvrir la véritable histoire de celui qu’on appelait le Dieu des Cauchemars. Certains avaient même commencé à le prier et, doucement, son image de terrible dieu maudit commença à s’estomper. Le chemin allait être long avant que sa réputation ne soit tout à fait blanchie, mais il était en bonne voie.
Ciaran avait beaucoup changé. Soutenu par son frère, je le croisai souvent dans le monde des rêves. Il avait tenu parole et veillait assidument sur Liam – et maintenant Rihite – tout en faisant la chasse aux cauchemars au côté d’Asling. Il était plus lumineux, plus heureux aussi. Liam avait même commencé à le suivre en rêve, usant de sa clé. Mais le dieu restait prudent et ne passait que par de beaux rêves. J’étais heureuse de les voir s’entendre aussi bien.
— Marietta ! entendit-on crier depuis le rez-de-chaussée. Les jumelles m’ont encore volé mes livres de physique !
Ma sœur poussa un soupire à fendre l’âme et secoua la tête, dépitée.
— Bientôt dix-neuf ans et elles se comportent toujours comme des enfants… Quand est-ce qu’elles grandiront enfin ?
— Peut-être quand tu arrêteras de les prendre pour des enfants ? proposa Rhen avec un sourire mutin.
Marietta lui tira la langue avant de disparaître dans le couloir. Je secouai la tête et rejoignis mon mari près du berceau.
— Quand est-ce que vous arrêterez de vous chercher des poux tous les deux ? m’amusai-je en déposant le bébé dans les bras de son père.
Le regard de Rhen s’illumina en croisant celui de notre fils.
— Sans doute jamais, dit-il avec un sourire béat en prenant l’une de ses petites mains.
Je posai la joue sur son épaule. Jamais je ne m’étais sentie aussi heureuse.
— Il est magnifique, dis-je, rêveuse.
— Comme sa mère, sourit Rhen.
Je relevai la tête vers lui. Ses yeux débordaient d’un amour infini. Je l’embrassai.
— Comme son père, tu veux dire.
— Comme nous deux, conclut Rhen en posant son front sur le mien.
Je souris et reportai un regard sur le tout petit dans ses bras.
— Oui… comme nous deux.