La nuit était tombée depuis un moment déjà mais je ne parvenais pas à dormir. Je soupirai et me levai. Dans le couloir, le silence était assourdissant. Je marchai jusqu’à la chambre de Liam et ouvris doucement la porte. En découvrant mon frère dormir paisiblement, j’eus un vague sourire et m’en allai.
Incapable de retourner me coucher, je pris la direction du rez-de-chaussée. Peut-être qu’un verre de lait chaud m’aiderait à dormir.
En descendant les escaliers, je songeai que j’aurais peut-être dû vérifier que personne ne faisait de cauchemar. Mais tout semblait si calme que j’y renonçai.
Au bas des marches, je vis un papillon de nuit passer devant moi et se poser sur la rambarde. Je reconnu sans mal le sphinx à tête de mort de Ciaran et m’en détournai, marchant vers le grand salon d’où il venait.
Là, dos à moi, je découvris le Dieu des Cauchemars observant une grande peinture représentant notre famille accrochée juste au-dessus de la cheminée. Je m’arrêtai à quelques mètres de lui, silencieuse. Je me souvenais encore de l’instant où père avait fait faire cette peinture. Une illusion, comme n’arrêtait pas de dire Meryl. Car mère avait insisté pour que le peintre ajoute Rihite derrière nous, comme si notre frère avait été là, comme s’il n’avait jamais été tué par un Immortel. Une illusion…
— Je t’attendais.
Je reportai un regard sur Ciaran. Sa voix était étrangement calme. J’aurais dû avoir peur, je suppose, pourtant seule une profonde apathie m’envahit. Je ne voulais pas l’affronter, pas à nouveau. J’étais fatiguée. Je voulais juste vivre en paix comme avant, retrouver la quiétude de mes nuits pleines de beaux rêves, loin des ténèbres de ces maudits cauchemars qui me rendaient malade.
— Dis-moi, Adaline, poursuivit Ciaran en tournant légèrement la tête vers moi, qui dois-je encore tuer pour que tu me reviennes enfin ?
De là où j’étais, je ne voyais pas ses yeux, cachés sous ses épaisses boucles noires. Le salon était en partie plongée dans l’obscurité, tant et si bien que je percevais à peine sa silhouette dans la pénombre.
Je finis par soupirer.
— Je suis lasse de ce jeu sordide, Ciaran, lançai-je platement.
En entendant son nom prononcé, le dieu se raidit. Je le vis serrer les poings, sans doute serrait-il également les mâchoires.
Au dehors, un corbeau croassa. Je pouvais entendre le frôlement de ses ailes et l’imaginais s’envoler dans la nuit, sombre présage. Allait-il craquer et me tuer à mon tour ? Jamais je ne serais sienne, je m’y refusais. Je ne pouvais pas, même après tout ce que j’avais découvert, c’était impossible. Et il le savait, j’étais certaine qu’il le savait.
— Peut-être devrais-je tuer ce petit avorton dont tu t’es entiché ? proposa le dieu en se retournant. Qu’en dis-tu ? Devrais-je le réduire à néant comme ta sœur ?
Je savais qu’il cherchait à me faire réagir, mais ça ne marcherait pas. Je savais trop de choses sur lui, sur son passé. Et j’étais si fatiguée… En le regardant dans les yeux, je ne vis que chagrin immense et supplications silencieuses. Il semblait tellement mal, tellement triste et seul. Il voulait tellement être aimé… et je compris alors qu’il ne voulait pas faire tout ça, il ne voulait pas me faire de mal, ni faire de mal à personne. Mais il le ferait, je le savais.
— Vous ne lui ferez pas de mal, repris-je après un nouveau soupire.
— Vraiment ? susurra-t-il l’air mauvais. Et pourquoi donc, délicieuse enfant ?
À cet instant, il me faisait penser à un serpent.
— Parce que ce n’est pas ce que vous voulez.
Ciaran apparut brusquement devant moi, ses yeux luisant d’une rage tout juste contenue.
— Tu m’étais destinée ! explosa-t-il. Tu étais censée être mienne et non pas être charmée par ce sale petit demi-dieu !
Une profonde douleur brillait dans ses prunelles. J’eus soudain envie de l’enlacer, de passer une main dans ses boucles de jais comme je le faisais avec Liam. Puis je compris. Liam… Mais oui ! Comment n’avais-je pas réalisé plus tôt ? La voilà la réponse, la solution !
Un espoir insensé m’envahit. Je m’y accrochai et avançai d’un pas. Troublé, le dieu ne put retenir un mouvement de recule.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— J’ai enfin compris, dis-je comme pour moi-même. Cette solitude qui vous ronge, qui vous pousse à faire tant de mal autour de vous… En réalité vous n’êtes pas si différent de Liam.
— Qu’est-ce que tu dis ?
Les larmes me montèrent aux yeux. Je me sentais si bête.
Ciaran, lui, semblait complétement perdu. Je levai une main vers lui et repoussai ses mèches d’obsidienne, dévoilant son expression ahurie. Ses boucles étaient douces et si brillantes à la lumière de la lune. Je finis par passer les bras autour de lui, le serrant tendrement contre moi. Ciaran se raidit aussitôt, incapable de bouger.
La joue contre sa poitrine, je pouvais entendre son cœur immortel battre la chamade. Et, comme je le faisais quand Liam n’allait pas bien, je dessinai des cercles dans son dos.
— Tout va bien, dis-je tout bas. Je n’ai pas peur.
— Tu devrais, répondit le dieu dans un murmure.
Il semblait plus calme, hésitant même à me rendre mon étreinte. J’avais trouvé. C’était ça qu’il cherchait désespérément depuis des siècles : de l’attention, un peu de tendresse. Ciaran n’était pas un monstre, seulement un enfant en mal d’amour. Il me faisait penser à Liam : né sous un mauvais augure, rejeté par les autres… différent. Lentement, Ciaran leva les bras, comme pour m’enlacer à son tour.
— Vous n’êtes pas un monstre.
Il suspendit son geste.
— Si… lâcha le dieu si bas que je l’entendis à peine.
Je vis des papillons de nuit voleter dans la pièce, si nombreux, si agités, comme un écho de son trouble intérieur.
— Tu ne comprends pas… soupira-t-il. Asling est né sous la pleine lune, mais moi…
Je m’écartai assez de lui pour croiser son regard. Il fixait ses mains d’un œil morne, comme ailleurs. Ses ongles étaient longs, comme des griffes d’un noir d’ébène. C’était la première fois que je les voyais vraiment. Il serra les poings.
— La lune s’est couverte à ma naissance. Elle a fui ma vue alors qu’elle avait brillé de tous ses feux pour lui…
Une éclipse, compris-je.
Je relevai les yeux vers lui et recouvris ses poings serrés de mes mains.
— Vous vous trompez. Vous n’avez rien de monstrueux ni de maudit. Je comprends à présent pourquoi vous êtes allé trouver ma mère sur son lit de mort. Je comprends pourquoi vous êtes incapable de blesser Liam.
— Arrête… dit-il en reculant d’un pas. Tu ne sais rien… Tu ne comprends rien…
Il plaça ses mains sur ses oreilles, secouant la tête comme un dément pour repousser mes mots, les empêcher de l’atteindre. Je ne me laissai pas démonter, il devait entendre la vérité.
— Vous êtes comme lui, un enfant en mal d’amour, plaidai-je en faisant un nouveau pas en avant.
Mais plus j’avançais, plus le dieu reculait.
— Vous avez été isolé dès la naissance, vous vouliez savoir pourquoi, alors même que tout le monde vous méprisait, votre mère vous avait gardé.
— Ça suffit… Tais-toi…
— Vous êtes allez voir ma mère pour lui poser cette même question que vous vous posez depuis des siècles, depuis votre naissance, continuai-je courageusement.
— ASSEZ ! rugit-il.
Acculé, Ciaran leva la main et l’abattit sur moi.
Sonnée, je reculai, trébuchant sur le tapis. Le dieu se figea. Dans son regard, je pouvais lire l’effroi se mêler à la culpabilité. Il semblait vouloir dire quelque chose, sa bouche s’ouvrant et se refermant, incapable de prononcer le moindre mot. Il paraissait plus choqué par son geste que moi, regardant sa main avec une horreur et un dégoût manifeste.
Je portai une main à mon visage et grimaçai sous la douleur. Je sentais le sang couler le long de ma joue, chaud et poisseux. En croisant mon reflet dans le miroir, je découvris trois profondes balafres me lézarder la pommette gauche jusqu’au menton. L’une d’elles me déchirait en partie la lèvre supérieure en deux. La douleur était cuisante et le résultat humiliant. Pourtant, je ne criai pas, ni ne pleurai. Je me tournai simplement vers Ciaran, dégoulinante de sang. À l’image de ce petit garçon courageux que j’avais croisé en rêve, je restai imperturbable face à la douleur.
— Je… je…
Ciaran tremblait. Et je ne vis plus le terrible Dieu des Cauchemars, ce monstre qui avait détruit ma famille, avait hanté les nuits des habitants de ce manoir d’affreux cauchemars, qui m’avait chassée pendant tout ce temps et sans relâche. Il n’avait plus rien du monstre maléfique qu’on décrivait dans les histoires. Je ne voyais plus qu’un petit garçon terrifié et perdu.
— Vous n’avez jamais été seul, poursuivis-je bravement.
— C’est faux ! Tout le monde me haïssait !
Je secouai la tête, grimaçant à peine à cause de la douleur.
— Non, pas tout le monde. Asling vous aimait, malgré tout ce que les autres disaient ou pensaient, il restait auprès de vous.
— Le parfait petit Asling ! s’esclaffa Ciaran avec dédain. Ce petit fabulateur avait juste pitié de moi ! Il se faisait bien voir, voilà tout !
Ses mots débordaient d’une rancœur et d’une amertume douloureuses. Je fus presque surprise du peu d’estime que le dieu avait pour lui-même. Comme si c’était impossible pour lui d’être aimé, même par son frère. Je me sentis incroyablement triste pour lui.
Je secouai la tête.
— Non, vous vous trompez. Il vous aime et s’inquiète pour vous, comme j’aime et je m’inquiète pour Liam. Votre frère a toujours été là, avec vous.
Silence.
Ciaran avait les yeux brillants de larmes. J’osai m’approcher de quelques pas et lui pris doucement la main.
— Je suis une passeuse de rêve, dis-je alors en regardant nos mains jointes. Je dévore les cauchemars depuis que je sais passer à travers les portes d’Asling. Mais j’ai aussi découvert que je pouvais créer de mauvais rêves.
Je relevai les yeux vers lui, croisai son regard embué. Ses yeux étaient si beaux quand ils ne les dissimulaient pas derrière ses mèches d’ébène.
— Vous l’avez dit vous-même : qu’est-ce qu’un cauchemar si ce n’est un mauvais rêve ?
Je penchai la tête de côté. Le sang séché tira sur ma peau.
— S’il m’est possible de créer de mauvais rêves alors que je suis une enfant de la pleine lune, si Asling lui-même est capable d’en tisser lui aussi, pourquoi n’en serait-il pas de même pour vous ? Peut-être… dis-je en caressant le dos de sa main du pouce. Peut-être serait-il temps de sortir des ténèbres et de commencer à faire de beaux rêves, vous ne croyez pas ?
Ciaran buvait mes paroles. Il était calme, presque détendu. Complètement perdu.
— S’il te plait, Ciaran… écoute-la.
Ciaran et moi sursautâmes. En nous retournant, nous découvrîmes le Dieu des Rêves. Debout à l’entrée du salon, Asling braquait un regard suppliant sur son frère. Il s’avança de quelques pas, l’air anxieux, mais garda une certaine distance, comme si son jumeau risquait de s’envoler s’il s’approchait trop près.
— Asling…
Je les regardai successivement. Leurs yeux étincelaient de larmes autant l’un que l’autre. Je reculai de quelques pas, lâchant la main de Ciaran pour leur laisser un peu d’espace. Ils avaient beaucoup à se dire.
— Pourquoi m’a-t-elle gardé ? sanglota Ciaran.
— Parce qu’elle t’aime, autant que moi.
N’y tenant plus, Asling se précipita sur son frère et le serra dans ses bras. Ciaran parut tout aussi mal à l’aise que lorsque je l’avais pris dans mes bras.
— Je te pardonne, lui dit Asling d’une voix tremblante. Je te pardonne tout, si seulement tu veux bien me pardonner toi aussi…
— Te pardonner ? Mais… de quoi ?
Ciaran ne comprenait pas. Asling s’écarta pour le regarder bien en face.
— D’avoir été un frère aussi médiocre. D’avoir souhaité si fort qu’un enfant naisse à nouveau à la pleine lune, dit-il en me jetant un regard désolé, que j’en ai oublié mon frère.
Ciaran fondit en larmes et Asling le serra de nouveau dans ses bras. Mais, cette fois, le Dieu des Cauchemars lui rendit son étreinte et s’accrocha à son frère comme à une bouée. J’en eus les larmes aux yeux, soulagée de voir Ciaran se rendre compte que, malgré tout, il était aimé.
— Et pourras-tu me pardonner, me demanda soudain Asling en se tournant vers moi, de ne pas avoir pu empêcher tant de malheur de frapper ta famille ?
J’ouvris la bouche mais ne sus quoi dire. Le Dieu des Rêves, mon propre Dieu de Naissance, me demandait pardon… C’était surréaliste.
Asling approcha une main de mon visage et me caressa la joue. Je sentis des fourmillements me parcourir la peau à mesure que ma chair se reconstituait. Quand le dieu s’écarta, je passai des doigts ébahis sur ma peau toute neuve. Devant le miroir, je vis avec stupeur que je n’avais pas même une cicatrice. Comme si la plaie n’avait jamais existé. Seul le sang qui tâchait toujours ma chemise de nuit attestait du contraire.
— Pardon, dit-il soudain, ramenant mon attention sur lui, d’avoir été égoïste.
Il semblait si désolé, si mortifié d’avoir failli à son devoir… Je pinçai les lèvres, les larmes me brûlant les yeux. Puis j’affichai un maigre sourire.
— Je… Il me faudra du temps, commençai-je d’une petite voix. Mais… Je crois que je peux, oui.
Asling s’illumina. Ciaran se tourna à son tour vers moi, le regard suppliant.
— Je m’excuse aussi, dit-il d’une toute petite voix. Pour tout.
Je lui souris et m’approchai pour prendre sa main et la serrer.
— Si vous me promettez de veiller convenablement sur mon frère, dis-je d’une voix éraillée, alors peut-être que je pourrais vous pardonner.
Ciaran parut tout à la fois soulagé et abasourdi. Il ne semblait pas s’attendre à être pardonné, pas même considéré. Mais j’avais décidé de lui laisser une chance, pour tout le mal qu’il avait subi, pour ce jeune garçon qui souriait timidement à ce corbeau blessé. Pour ce même sourire qui étirait maintenant ses lèvres.
— Je promets.
— Bien… dis-je en reculant de quelques pas. Vous savez, ajoutai-je avec malice, je préfère vous voir sourire ainsi. Cela vous va mieux.
Ciaran rougit, caché sous ses mèches.
Asling s’approcha de moi.
— Je ne saurai jamais comment te remercier, dit-il sombrement, pour tout ce que tu as fait.
— Continuez de veiller sur moi et sur les rêves de tout le monde, lui souris-je. Et… faites-lui découvrir de beaux rêves. Que Ciaran ne soit plus le Dieu des Cauchemars mais plutôt… le Chevalier des Rêves, celui qui protège nos nuits des cauchemars.
Les jumeaux se regardèrent, visiblement surpris.
— Cela me suffira, conclus-je.
Asling me sourit, un vrai sourire plein d’amour et de reconnaissance qui fit pétiller ses yeux lavande.
— Qu’il en soit ainsi, alors.
Il prit la main de son frère dans la sienne et tous deux, après un dernier au revoir, disparurent dans une nuée de papillons. J’attendis encore quelques instants, puis je soupirai. Tout ça me semblait comme le plus singulier des rêves. J’en vins presque à douter d’être éveillée.
Au dehors, le soleil commençait à se lever.
En rejoignant le couloir, je croisai Rhen qui me sourit. Il n’y avait pas besoin de mot, je compris d’un regard qu’il avait assisté à toute la scène et, dans ses yeux, je lus la fierté infinie qu’il éprouvait à mon égard. Pour ma part, j’étais simplement soulagée que tout soit terminé.
Je lui offris mon plus beau sourire. Rhen me tendit les bras et je m’y blottis.
— C’est fini, pleurai-je dans son cou. C’est enfin fini…