Au lendemain matin, je me sentais étrangement déprimée. Le passé des jumeaux me hantait. Je revoyais la détresse de Ciaran, j’entendais ses pleurs, ses cris. Il avait tellement souffert…
Quand je retrouvai tout le monde pour le petit déjeuner, l’ambiance était encore plus lugubre. Mes sœurs relevèrent des yeux moroses sur moi. Rhen me regardait avec tristesse. J’appris alors que mon père avait disparu. Gideon, notre majordome, affirmait l’avoir vu sortir dans la nuit mais il n’était jamais rentré.
Marietta était dans tous ses états. Et, pendant les jours qui suivirent, père demeura introuvable. C’était comme s’il s’était tout simplement volatilisé dans la nuit.
Ce soir-là, après deux jours de recherches infructueuses dans le domaine et ses alentours, je regardais les jardins par la fenêtre, comme ailleurs. Malgré mon inquiétude pour mon père, je ne pouvais m’enlever de la tête ce que m’avait dit Asling quelques nuits plus tôt.
Aide-moi à retrouver mon frère…
Oui, mais comment ? J’avais beau le prendre en pitié, j’avais beau savoir ce qu’il avait traversé, j’ignorais comment aider un dieu qui m’avait fait tant de mal et qui semblait persister.
Les jumelles étaient déjà persuadées que c’était encore un sale coup de Ciaran si notre père avait disparu. Elles étaient allées jusqu’à me demander d’arrêter de protéger leurs nuits à elles aussi. Elles voulaient en découdre. Georgia, en particulier, voulait se retrouver face au dieu et lui tordre le cou. Elle n’arrêtait pas de proférer des menaces semblables et pourtant, Ciaran ne se montrait pas. Je n’entendais même plus ses murmures, ses moqueries. C’était comme s’il avait disparu lui aussi.
Le lendemain matin, un coursier apporta une sombre nouvelle au manoir.
Le corps de notre père avait été repêché par un navire marchand à quelques kilomètres du port de Sombrelieu. D’après Meryl, les courants de ces deux derniers jours avaient dû le charrier jusque-là. Avait-il sauté de la falaise ? S’était-il enfoncé dans l’eau comme j’avais déjà tenté de le faire ? Nocturna seule le savait.
Ce que je savais en revanche, ou du moins ce que je supposais, c’était que Ciaran n’était pas responsable de cette mort. Père n’était hanté que par les disparitions de Calista et de mère, le dieu ne s’y était jamais intéressé.
Je crois que le pire n’avait pas tellement été l’annonce en elle-même, mais plutôt ce qu’elle engendra. Car ce fut à cet instant que Marietta, notre si courageuse et si forte Marietta, s’effondra. Vitali et moi fîmes de notre mieux pour la soutenir, mais ses pleurs, les soudaines responsabilités qui pleuvaient sur elle la submergèrent.
Après un enterrement bref – nous ne voulions pas nous attarder un instant de plus dans ce cimetière que nous avions vu si souvent ces derniers jours – Vitali aida Marietta dans son nouveau rôle de Duchesse de Bellenuit.
Ce soir-là au coin du feu dans le grand salon, l’humeur était bien morne. Grand-père Wendel nous avait rejoint, désireux d’être présent pour nous dans ce moment difficile. Il jouait aux échecs avec Meryl quand Georgia lança d’un ton sinistre :
— Eh bien, qui enterrerons-nous ensuite ?
Un silence de plomb accueillit ses mots. Marietta n’eut même pas la force de répondre.
Georgia se tourna vers moi.
— Est-ce que je dois préparer un testament ? Marietta peut-être ?
— Georgia, grinça sa jumelle qui jouait avec Liam, ce n’est vraiment pas drôle.
— Nous sommes bien d’accord, dit-elle en se levant. Mais, ce que je vois en attendant, c’est que personne ne fait rien et que nous venons d’enterrer quelqu’un d’autre. Je trouve légitime de me demander qui sera le prochain sur la liste de ce maudit dieu.
— Je ne pense pas qu’il reviendra de sitôt, lança soudain Meryl en bougeant son fou pour manger un pion de grand-père.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda Vitali, curieuse.
Meryl laissa un long silence s’installer avant de répondre. Ma sœur avait toujours aimé ménager ses effets.
— Parce que ça fait deux jours que nous n’avons fait aucun cauchemar et qu’il ne semble pas se manifester à Adaline non plus.
Tous les regards se portèrent sur moi.
— Tu vas nous faire croire que tu n’as dévoré aucun autre cauchemar ? me cracha presque Georgia.
Je gardai le silence un moment avant de lâcher platement :
— En fait, dis-je lentement, j’ai vu Asling il y a quelques nuits.
Leur surprise prit le pas sur leur peine. Rhen se tourna vers moi, troublé.
— Tu ne me l’avais pas dit.
— Je ne savais pas quoi penser de ce qu’il m’a montré, avouai-je.
— Et il t’a montré quoi ? demanda Gemma, avide de réponses.
Pour une fois, Georgia sembla moins virulente, tout aussi curieuse que sa jumelle. Je jetai un bref regard à Rhen avant de me tourner vers le soir qui tombait par la fenêtre.
— Son histoire, répondis-je enfin.
Et ce fut tout.
Je me levai et quittai la pièce, laissant planer sur le salon une ambiance à peine plus légère.
En remontant les escaliers jusqu’à ma chambre, je ne pouvais m’empêcher de me poser des questions. Ciaran avait-il vraiment abandonné ? Pourquoi ?