Je me souviens d’un rêve que je faisais enfant. Je ne l’avais plus vu depuis des années et l’avais même complètement oublié. Pourtant à cet instant, alors que le Dieu des Rêves me faisait face, il me revint en mémoire. Et comme une bulle remontant lentement à la surface, le souvenir gagnait en netteté un peu plus à chaque seconde pour finalement exploser devant mes yeux.
Je me souvenais alors de ce kiosque d’albâtre au milieu de ce jardin merveilleux. Je me souvenais des glycines qui en entouraient les colonnes finement sculptées, pareil à un rideau végétal. Je me souvenais du thé que je prenais autour de cette table de jardin en fer forgé blanc à l’ombre des fleurs. Mais par-dessus tout, je me souvenais de la personne qui me faisait face, de ses cheveux bruns en bataille, des étranges dessins ondulant sur ses joues, de son singulier costume aux mille teintes de violet et des papillons qui voltigeaient autour de lui.
Il était gentil, me prêtait une oreille attentive alors que je lui racontais mes journées au manoir. Un sourire tendre aux lèvres, il m’écoutait me plaindre de Calista ou des jumelles, vanter les qualités de Rihite ou Marietta, m’extasier sur l’intelligence de ma toute jeune cadette Meryl. Mais ce que j’aimais par-dessus tout lui raconter, c’était les folles aventures que je vivais en passant de rêve en rêve. Parfois, lorsque je reprenais mon souffle en sirotant ma tasse de thé, il me répondait, me prodiguant des conseils, jouant de ses dons pour changer le décor autour de nous. Et toujours il me couvait de ce regard paternaliste aux jolies teintes lavande, exactement comme à cet instant.
C’était l’un de mes souvenirs les plus chers et à cet instant, alors qu’il me revenait si vivement en mémoire, je sentis les larmes me monter. Parce que je réalisai brusquement qu’il avait toujours été là, près de moi.
— Je suis heureux de te revoir Adaline, me sourit le dieu.
Mon cœur bondit furieusement à ces mots. Asling leva la main. L’instant d’après, le brouillard dans lequel nous baignions s’évapora, dévoilant un endroit étrange. Tout était d’un blanc éclatant, sans sol ni ciel. Juste blanc. Et où des milliers de portes de toutes les formes et de toutes les couleurs nous entouraient. Le Royaume d’Asling…
En me tournant vers le dieu, je le vis me sourire. Ses yeux débordaient de tendresse, exactement la même que dans mon souvenir. Il avait grandi mais… je parvenais encore à voir le petit garçon qui tenait la main de son frère devant la fontaine. Une nuée de papillons l’entourait, et son costume semblait étonnamment plus simple que celui qu’il portait dans le rêve de Liam, mais toujours dans des tons pastel apaisants.
— Tu n’es pas née avec ce don pour rien, commença-t-il doucement comme pour balayer tous mes doutes. En fait, je t’ai offert ces pouvoirs parce que tu es spéciale. Tu es la première enfant à naître lors d’une nuit de pleine lune depuis des décennies. Mes filleuls se font de plus en plus rares, alors même que les mortels me louent de plus en plus fort.
Il y eut un silence durant lequel Asling admira les portes qui nous entouraient. Puis, quand son regard revint sur moi, il sembla empli de tristesse, presque de remords.
— Tu es le vœu que j’ai formulé il y a des années de cela, m’avoua-t-il. Comme ton frère était le vœu de ta mère.
Il me tendit la main.
— Viens, je voudrais te montrer autre chose.
Je regardai sa main un instant, hésitante, avant d’y glisser la mienne. Asling sourit et une porte apparut. Il en saisit la poignée de verre multicolore alors que j’admirai le panneau décoré de vitraux. Et nous traversâmes.
De l’autre côté, j’écarquillai les yeux en découvrant la nef du Temple des Rêves. En regardant mes mains, je remarquai que j’avais repris ma forme spectrale. Asling m’avait fait voyager au-delà du monde des rêves.
— Viens.
Sans me lâcher la main, le dieu me conduisit dans l’abside qu’il traversa d’un pas vif jusqu’à l’escalier caché. Pendant un instant, je crus qu’il me conduisait dans ce passage secret que j’avais découvert et qui menait à la tête de sa statue. Mais il n’en fut rien. Asling continua à gravir la volée de marches qui conduisait à la tour, sa main étrangement palpable dans la mienne.
Nous arrivâmes bientôt à une porte que le dieu nous fit traverser comme si elle n’avait jamais existé. De l’autre côté, je découvris enfin la pièce interdite, celle où seul le Grand Prêtre du temple pouvait mettre les pieds. Celle où on m’avait formellement interdit l’accès alors même que j’étais l’une des rares filleules d’Asling.
La pièce n’était pas très grande, pas autant que je l’avais imaginé du moins. En forme de cercle, des bougies avaient été disposées partout à l’entrée de la pièce et aux pieds des murs, un peu comme dans le hall du temple. Mais, ce qui me fascina le plus, ce fut cette fresque peinte sur le mur juste en face de nous. Malgré les années qu’elle semblait avoir traversées, je pouvais tout de même y voir représentés Asling et son frère, main dans la main. Comme ce vieux dessin que nous avions fait dans la grotte Rihite et moi.
Je me tournai vers le dieu qui me tenait toujours fermement la main.
— Je ne comprends pas.
— Ciaran est persuadé que tu es son vœu, une réponse des étoiles pour combler sa solitude.
Il pointa du doigts une silhouette debout juste à côté de Ciaran sur la fresque. Je ne l’avais même pas remarqué.
— Quand nous étions enfant, Amore a prédit la venue d’un être qui comblerait la solitude de mon frère, une personne possédant de grands pouvoirs. Il n’a eu de cesse de la chercher tout au long de sa vie, des siècles et des siècles d’errance à rechercher celle qui lui était destinée… en vain.
Asling se tourna vers moi, plongeant son regard dans le mien.
— Je ne pensais pas que mon vœu ferait tant de dégâts… je suis désolé.
Je l’observai longuement. Il semblait si sombre, si triste…
— Comment arrêter toute cette folie ? demandai-je finalement après un long silence.
Asling sembla brusquement mal à l’aise.
— Je l’ignore, avoua-t-il sombrement. J’ai essayé… pendant si longtemps j’ai essayé de convaincre mon frère qu’il n’était pas un monstre, qu’il n’était pas destiné à le devenir…
Le dieu tourna un regard brillant de larmes et de regrets sur la fresque.
— J’ignore comment apaiser ses cauchemars, comme j’ignore comment te protéger de sa colère.
Il serra ma main plus fort dans la sienne. Il semblait si désemparé, perdu… Quand il se tourna vers moi à nouveau, je crus que j’allais m’effondrer.
— Aide-moi à retrouver mon frère…