Dans les rêves, j’ai souvent traversé des lieux splendides : mondes merveilleux, châteaux de conte de fée, jardins enchantés. Pourtant, rien de ce que j’avais pu voir ne me semblait capable d’égaler la splendeur du lieu où je me tenais à cet instant.
C’était un palais, tout de marbre blanc et de dorures. Le toit était inexistant, laissant entrevoir un vaste ciel à la couleur de l’aube. D’immenses fenêtres donnaient sur une mer de nuages où l’édifice se dressait fièrement.
Je déambulai dans ces vastes couloirs, admirant son architecture si riche et extraordinaire. J’avais l’impression de voir un croisement entre la grandeur du Temple de la Nuit, la simplicité de celui du Savoir et la clarté de celui de l’Aube.
Parvenue à un croisement, je découvris un groupe d’enfants d’âge varié courant dans les couloirs en riant. Il me semblait reconnaître certains Immortels célèbres comme Nérissa, l’une des premières filles de Typhon avec ses longs cheveux couleur outremer et ses ouïes dans le cou. Il y avait aussi ce petit garçon aux cheveux emmêlés de lierre sauvage qui trainait déjà ses livres de botaniques en parfait petit Dieu Guérisseur. Et cette petite aux cheveux d’or… elle ressemblait tellement aux représentations de la déesse Arcana avec sa couronne de blé et son aura dorée qu’il m’était impossible de me tromper.
Ils semblaient tous si jeunes… Était-ce possible que ce soient eux ? La deuxième génération de dieux dont les livres parlaient ? Mais dans ce cas…
En suivant les enfants, je finis par découvrir une femme sublime à l’air sévère qui les rappela à l’ordre sans même élever la voix. Les enfants se firent soudain tout petit et partirent en silence dans une autre direction. Pour ma part, j’étais incapable de détourner les yeux de cette femme. Il m’était impossible de me tromper. C’était Ionia, la Déesse de la Sagesse. Elle était exactement comme ses représentations dans les livres d’histoire : grande de plusieurs mètres, magnifique avec ses yeux d’un gris perçant et sa chevelure brune coiffée de branches d’olivier.
Incapable de résister à la curiosité qui me dévorait l’esprit, je me mis à la suivre dans les longs couloirs. Si Ionia était là, que ces enfants étaient bien ceux auxquels je pensais alors… alors je me trouvais au cœur du Sanctuaire lors de ses premières années. Au début du monde, réalisai-je brusquement en arrivant dans une grande cour où des dizaines de jeunes divinités s’amusaient entre elles.
Je découvris alors, émerveillée, la vie des premières générations d’Immortels qui succédèrent aux Dieux Primordiaux. Ici, Ionia régnait sans partage, sévère mais juste, comme le disait les livres. Elle faisait régner l’ordre d’une main de maître.
Mais, s’il s’agissait de la deuxième génération, réalisai-je soudain, cela voulait dire que les jumeaux…
Je m’écartai de la déesse et me mis à parcourir le Sanctuaire de long en large. Si Arcana et Eusèbe n’étaient encore que des enfants, s’ils étaient là, alors Asling et Ciaran le seraient également. Il me fallait les trouver. Je voulais savoir…
J’arrivai finalement dans une cour à peine plus petite que celle où j’avais abandonné Ionia et les enfants. Au milieu de celle-ci, je découvris une statue de la déesse Nocturna drapée dans un manteau d’obsidienne. Elle surmontait une splendide fontaine de marbre dont le roulis de l’eau résonnait comme une berceuse. En m’en approchant, je finis par découvrir les jumeaux. Je ralentis, les observant attentivement. Asling et Ciaran se tenaient la main, debout devant la sculpture de leur mère, subjugués par cette dernière.
En les voyant ainsi, je peinais presque à les reconnaître. Si on mettait de côté les yeux si particuliers de Ciaran et ses boucles noires – là où celles d’Asling étaient brunes – ils étaient parfaitement identiques. Les mêmes étranges dessins serpentaient sur leurs tempes et leurs joues. Des morpho bleu tournaient autour d’Asling, pourtant je ne voyais aucun sphinx à tête de mort autour de Ciaran. Étrange, songeai-je en m’approchant encore de quelques pas.
Je les observais depuis un moment quand une pierre vint heurter la tempe de Ciaran, lui faisant perdre l’équilibre. Je me précipitai comme pour le rattraper avant de me souvenir que je n’étais pas vraiment là. Heureusement, Asling rattrapa son frère et l’aida à se redresser.
En me retournant, je découvris un petit groupe d’enfants de l’autre côté de la cour. Ils regardaient les jumeaux avec méchanceté, jonglant avec des cailloux.
— Sale maudit ! cria l’un d’eux que je ne reconnus pas – sûrement une future divinité mineure.
— Retourne au néant, démon ! cracha un autre en jetant une nouvelle pierre.
Ciaran l’évita, mais ça n’empêcha pas ses assaillants de continuer. Je fronçai les sourcils, fusillant les enfants du regard. Inutile, certes, mais leur attitude me rendait malade.
Quand une pierre fut renvoyée à l’expéditeur, le touchant en plein dans l’œil, je me retournai, persuadée que Ciaran venait de riposter. Je me trompais. Asling se tenait devant son frère, furieux aux larmes. De l’autre côté, l’enfant touché se mit à pleurer à chaudes larmes.
— Ne vous approchez plus de nous ! cria Asling.
Derrière lui, Ciaran les regardait sans mot dire. Du sang lui coulait dans les yeux, pourtant il ne réagissait pas. Il semblait complètement éteint. Cela me fendit le cœur.
— Pourquoi tu restes avec lui ? demanda un enfant à côté de celui qui pleurait.
— C’est mon frère ! riposta le petit Dieu des Rêves, hors de lui.
— Cette chose est un démon !
Asling ne lui laissa pas même le temps de dire autre chose et lança un nouveau caillou qui atterrit cette fois en plein sur la gorge de celui qui venait d’insulter Ciaran. Il se mit à étouffer, et je ressentis une joie malsaine à les regarder pleurer de douleur. Sales petits crétins, grinçai-je intérieurement. J’aurais presque voulu leur jeter des pierres avec Asling.
— Il a même pas de pouvoir !
Cette fois-ci, je ne pus cacher ma surprise et me tournai vivement vers Ciaran. Pas de pouvoir ? Mais c’était le Dieu des Cauchemars, celui qui hantait les nuits, bien sûr qu’il avait des pouvoirs ! Puis je réalisai… pas encore de pouvoirs. Ses dons malfaisants, il ne les avait pas encore développés. Je m’assombris, me demandant soudain si c’était ce mauvais traitement qui avait fini par le faire sombrer dans les ténèbres.
Asling s’apprêtait à lui jeter une nouvelle pierre quand Ionia fit son apparition dans la cour. Aussitôt, le silence se fit et les enfants qui avaient insulté Ciaran détournèrent ostensiblement les yeux. Les jumeaux, eux, se tournèrent vers la déesse, les yeux suppliants et pleins d’espoir.
Ciaran faisait peine à voir…
Ionia se dirigea d’abord vers lui et passa une main sur son front, effaçant ainsi toute trace de blessure. Ciaran la remercia timidement. Je pouvais voir ses yeux briller. Il semblait si doux, si innocent… Puis la déesse se tourna en silence vers les enfants dans le fond. J’eus envie de rire à les voir transpirer autant. Elle les regarda attentivement, ses yeux passant des jumeaux main dans la main aux autres. Il me semblait presque voir dans ses prunelles la résignation et le soupir qu’elle aurait aimé pousser.
Ionia se tourna finalement vers les fautifs, qu’elle me semblait avoir d’ores et déjà identifiés. Et, à leurs expressions, je me demandai combien de fois ce genre de situation s’était déjà produite.
Il n’y eut pas de cris, Ionia était bien au-dessus de cela. À la place, elle fit venir ses suivantes qui conduisirent les enfants dans une autre pièce.
Comment Ionia punissait-elle ce genre de comportement ? Sûrement avec sagesse et logique, la déesse ne jurait que par cela, jamais elle ne se laissait dominer par ses sentiments. Elle analysait la situation et agissait en conséquence. En la regardant faire, il me semblait voir Meryl. Ma sœur avait visiblement beaucoup hérité de sa Déesse de Naissance.
Une fois les enfants partis, Ionia se retourna vers les jumeaux, toujours silencieuse.
— Merci, Dame Ionia, sourit Asling avec reconnaissance.
Ses yeux brillaient presque autant d’admiration que ceux de son frère.
— Asling, répondit la déesse d’une voix très calme, ne t’avais-je pas déjà dit de ne pas répondre à la violence par la violence ?
Le jeune dieu se figea et afficha un air penaud. À son expression, je compris que si.
— Mais… dit-il tout bas. Ils insultaient Ciaran…
Asling serra plus fort la main de son frère dans la sienne. Ciaran le regarda longuement, attristé. Je fus surprise de voir Ionia soupirer. Elle s’agenouilla devant les frères, se mettant à leur hauteur et les regarda dans les yeux.
— Asling, je comprends que tu veuilles protéger ton frère, mais il est interdit d’user de violence ici et tu le sais. Je sanctionnerai ceux qui ont enfreint le règlement, mais tu en fait également parti, tu comprends ?
Il opina, l’expression sombre et désolée.
— Pardon.
— Il est important de reconnaître ses fautes, approuva la déesse. Mais il est plus important encore de ne pas les reproduire. S’ils viennent à recommencer, ne laisse pas la colère te submerger. Est-ce que Ciaran leur a répondu ?
— Non… Mais il a fini blessé.
Asling jeta un regard plein de tristesse à son frère qui détourna les yeux, mal à l’aise.
— Ça ne faisait pas si mal, marmonna-t-il si bas que je manquai de ne pas l’entendre.
— Il existait d’autre moyen de répondre à leur violence, continua Ionia, imperturbable. Réfléchis, qu’aurais-tu pu leur répondre ?
Asling réfléchit un moment, puis il se tourna vers son frère.
— Si tu es un démon, dit-il d’une voix ferme, alors j’en suis un tout autant.
Ciaran sembla touché par les mots de son jumeau et l’enlaça, les yeux brillants. Ionia leur sourit. Et l’image s’estompa soudain, passant à un autre jour, un autre instant, un autre lieu. Mais toujours je voyais Ciaran et Asling, ensemble.
J’assistai ainsi à leur enfance. Je voyais les jours se suivre, pareils à des rêves que je visitais les uns après les autres. Je voyais la bonté d’Asling qui continuait de rester auprès de son frère, jour après jour. Il ne se battit plus, suivant avec attention les conseils d’Ionia. Mais… plus le temps passait, plus la jalousie de Ciaran grandissait.
Je le voyais regarder son frère de loin alors qu’il tissait de beaux rêves. Je le voyais se demander, en regardant ses petites mains, pourquoi il n’avait pas de don lui aussi, pourquoi il était si différent. Dans les pires moments, je le voyais se regarder dans un grand miroir, observant son regard si étrange, le maudissant, cherchant presque à s’arracher les yeux. Je voyais toute sa tristesse, sa détresse et son envie irrépressible d’être aimé comme son frère. Il ne supportait plus la solitude, pleurait presque chaque soir. Et moi, je l’accompagnais dans sa peine, je l’observais s’enfoncer sans pouvoir rien faire. Et je pleurais avec lui quand le désespoir lui devenait trop grand. J’aurais aimé pouvoir le prendre dans mes bras, lui dire qu’il n’était pas monstrueux, qu’il n’était encore qu’un enfant et qu’il avait encore une chance de devenir aussi bon que son frère… mais je n’étais qu’un fantôme errant dans un très vieux souvenir au goût de rêve.
À un moment, alors qu’Asling était de plus en plus populaire et Ciaran de plus en plus ignoré, je le retrouvai errant dans une cour déserte à l’autre bout du Sanctuaire. Il s’installa sous un vieil arbre mort dont les branches lui offrirent une maigre protection contre la lumière du jour qui déclinait lentement. Ciaran observa le ciel avec tristesse, et je m’assis auprès de lui. Une éternité sembla s’écouler quand un cri nous fit sursauter. Juste derrière nous, un corbeau se trouvait par terre, battant furieusement des ailes mais incapable de s’envoler.
— Il est blessé, remarquai-je, mais personne ne m’entendit.
Quand Ciaran aperçut à son tour la blessure de l’oiseau, il tenta de s’en approcher. Il était maladroit mais incroyablement doux. Je souris en le voyant prendre soin de l’animal, grimaçant sous ses coups de becs alors qu’il essayait de voir son aile abîmée. J’étais impressionnée par la patience du jeune dieu. Il ne pleurait pas, grimaçait à peine face aux assauts de l’oiseau, ne cherchait même pas à s’en débarrasser comme il l’aurait fait au temps d’aujourd’hui. Assise à côté de lui, je le regardai faire, fascinée.
Au bout d’un moment, voyant que Ciaran ne lui voulait aucun mal, le corbeau se calma et le jeune dieu put enfin le manipuler correctement. Il était intéressant de voir avec quel soin Ciaran avait appliqué un bandage sur l’aile du volatile. L’oiseau semblait même accepter ses caresses. Ciaran sourit, le premier vrai sourire que je n’ai jamais vu orner ses lèvres.
— Je vais prendre soin de toi, disait-il tout bas. Et, dans quelque temps, tu pourras t’envoler à nouveau.
Le corbeau croassa pour toute réponse.
— Tu as de la chance, fit Ciaran en relevant les yeux au ciel. Moi aussi j’aimerai pouvoir voler. J’ai tellement hâte de m’en aller…
Ses mots me fendirent le cœur. Quelle tristesse…
Mais, évidemment, les enfants n’en avaient pas terminé avec Ciaran. Je remarquai tout de suite le groupe arriver. Ils avaient l’air encore bien remontés contre le jeune dieu alors qu’il me semblait que quelques années s’étaient écoulées depuis l’incident dans la Cour de Nuit.
À la lumière du crépuscule, il me sembla reconnaître l’un des fils d’Éther. Évidemment… les fils du Dieu de la Lumière étaient aussi fiers que des coqs.
Je pressentais un désastre.
Et ça ne manqua pas.
Impuissante, je vis les enfants des dieux se jeter sur Ciaran et le rouer de coups. Les insultes plurent presque autant, pareilles à une sombre litanie qui m’écorchait le cœur. Maudit. Maudit. Maudit. Leur méchanceté semblait sans égale.
— Sale démon ! Tu es d’aussi mauvais augure que la chose entre tes mains !
Ciaran se recroquevilla sur lui-même, mais ils ne s’arrêtèrent pas, l’un d’eux se servant même de ses pouvoirs, brûlant partiellement Ciaran au visage. Je serrai les dents, impuissante. J’aurais tellement voulu intervenir, les arrêter. J’aurais voulu hurler, les repousser et protéger ce petit garçon innocent. J’aurais tellement voulu…
Visiblement satisfait, le groupe s’en alla en riant, laissant Ciaran étendu au sol. Je me précipitai aussitôt à son côté. Je savais qu’il n’en mourrait pas, mais j’étais terrifiée pour lui. Il attendit un moment, s’assurant que les bruits de pas ne reviennent pas en courant l’achever, puis il ouvrit péniblement les yeux et se releva, grimaçant à chaque mouvement. Mais il ne se plaignit pas, ne maudit personne, ne pleura même pas.
J’étais en larmes. Comment pouvait-il encaisser les coups ainsi sans même rechigner ? Comment pouvait-il ne pas avoir envie de se venger ?
Quand son regard se posa sur le corbeau un peu plus loin, il se figea. Je vis ses yeux s’agrandir d’horreur, première véritable expression depuis son passage à tabac. Il se redressa vivement et se précipita vers l’oiseau devant lequel il s’effondra, ses yeux débordant de larmes. Il approcha une main tremblante de l’animal. Je n’avais pas besoin de lire le désespoir dans ses yeux pour comprendre qu’il était mort.
À ce moment-là, Ciaran pleura si fort que j’étais persuadée que Nocturna elle-même avait dû l’entendre.
Et je compris soudain comment il avait fini par basculer.
La nuit qui suivit, les enfants du Sanctuaire qui avaient malmené Ciaran pendant tout ce temps se réveillèrent en hurlant. Alertées par les cris, Ionia et ses suivantes se précipitèrent dans le dortoir. Ce qu’elles découvrirent devant ses portes les pétrifièrent.
Debout au milieu du couloir, Ciaran affichait un sourire féroce. Il n’était même pas parti se coucher avec les autres et était toujours recouvert de blessures. En le voyant, Ionia comprit tout de suite et fondit à l’intérieur du dortoir où les cris n’avaient pas cessé. Tout autour du petit dieu, des papillons de nuit avaient commencé à se rassembler. Il avait enfin découvert son pouvoir et l’avait libéré pour la première fois sur les enfants des dieux. Ciaran, contrairement à son frère, tissait les plus effroyables cauchemars.
Plus tard ce jour-là, et comme elle le faisait pour chaque enfant divin ayant découvert son don, Ionia le baptisa.
Ainsi naquit le Dieu des Cauchemars.
Assez rapidement après cette nuit, on se mit à craindre Ciaran. Son isolement, il ne le devait plus à la méchanceté des autres enfants, mais à la terreur qu’il leur inspirait. Plus personne n’osa se moquer de lui où lui faire du mal. La simple vue de l’un de ses papillons de nuit suffisait à faire fuir même les enfants les plus courageux. Asling lui-même semblait intimidé, il ne reconnaissait plus son frère. Le petit Dieu des Rêves tenta malgré tout des rester proche de lui, mais, plus le temps passait et plus les jumeaux s’éloignaient.
Ciaran, dont la jalousie ne faisait que croître, ne supportait plus son reflet. Lui qui avait cherché avec tant d’ardeur à se faire aimer était devenu si craint qu’on osait à peine prononcer son nom.
Seule Ionia persistait à lui parler. Ciaran l’admirait tant… Mais elle n’était pas sa mère, celle dont il voulait à tout prix être aimé mais qui, si prise par ses devoirs, n’avait pas de temps à lui accorder, à lui comme à son frère.
Quand la rupture entre les jumeaux fut totale, je vis le rêve commencer à s’estomper autour de moi.
Puis une silhouette m’apparut. Je le reconnus tout de suite, le marchand de douceurs…
— Asling…