Plus tard dans la journée, je retrouvai Rhen dans le salon d’hiver au deuxième étage et lui fis part du rêve que j’avais fait. Il m’écouta patiemment. Il m’écoutait toujours patiemment.
— Qu’en penses-tu ?
— Honnêtement ? Je n’en sais rien. Aller voir ta mère sur son lit de mort pour lui poser une question pareille…
— Tu crois qu’il a des remords ?
— Des remords ? fit-il perplexe.
— D’avoir maltraité Liam pendant tout ce temps ?
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Eh bien, il avait l’air si… abattu. On aurait dit que ça faisait des années qu’il voulait lui poser cette question.
Rhen réfléchit un moment.
— D’après ce que j’en sais, Asling et Ciaran ont grandi ensemble au Sanctuaire. Asling a rapidement été loué pour ses pouvoirs, il avait su très jeune tisser des rêves merveilleux. Mais Ciaran… je crois qu’il a rapidement été mis de côté.
— C’est vraiment possible, tu crois ?
Rhen haussa des épaules, le regard sombre.
— Les enfants sont cruels entre eux. Ajoutes-y des pouvoirs, un physique ou un esprit un peu différent et tu obtiens une mise à l’écart cuisante.
Je l’observai longuement, songeuse.
— C’est ce que tu as vécu ? demandai-je timidement.
— Quand on est le fils du Dieu des Morts, il ne faut pas s’attendre à grand-chose d’autre, avoua-t-il amèrement.
— Pourtant tu n’as rien de méchant.
Rhen eut un sourire sans joie.
— Ça, la plupart des gens s’en fichent. Zaros non plus n’est pas mauvais, et pourtant c’est à peine si les gens osent prononcer son nom. Bien sûr, on le prie pour le salut de l’âme de nos défunts, mais c’est surtout par crainte de ne pas être bien accueilli dans l’autre monde.
Rhen laissa le silence s’étendre un moment, pensif, avant de poursuivre.
— Les gens craignent ce qu’ils ne comprennent pas, c’est vrai pour la mort comme pour les cauchemars. Et quand les parents apprennent à leurs enfants à avoir peur à leur tour, cela entraine un cercle vicieux sans fin qui diabolise ce qui ne l’a souvent jamais été. Zaros est un dieu craint parce qu’il amène la mort, on le voit comme celui qui arrache les vivants à leurs familles alors que c’est tout l’inverse. Il les accueille dans son royaume d’éternité, leur tient la main au moment du passage et veille à la paix de chaque âme avec impartialité. Certaines se réincarnent, d’autres préfèrent le repos éternel. Il n’est ni bon ni mauvais. Il est juste là, essentiel. Ce n’est pas pour rien qu’il est affilié à Axia, la Déesse du Destin. Elle tisse les liens de vie et quand vient la fin, Zaros cueille les âmes.
Je méditai ses paroles un moment. Avait-ce été de même pour Ciaran ? Je tentai de l’imaginer, petit garçon seul au Sanctuaire, mis de côté à cause de ses pouvoirs si effrayants. En y repensant, il me semblait qu’il m’avait dit quelque chose de similaire au Temple des Rêves. Il avait aimé mais affirmait n’avoir jamais été aimé en retour. Ciaran… que vous est-il donc arrivé ? me demandai-je en moi-même.
Son frère avait-il participé à cette discrimination gratuite ? Était-ce pour ça que Ciaran semblait le haïr à ce point ? J’en doutais. Asling était bien trop bon pour faire une chose pareille. Alors quoi ? D’où venait toute cette colère qui semblait l’animer ? Pourquoi Ciaran était-il devenu aussi monstrueux ?
Je me tournai vers la fenêtre. Au dehors, des trombes d’eau continuaient de s’abattre. Et je me demandai alors si j’avais eu raison de repousser aussi durement le dieu.
— Que voyais-tu dans les grottes de ton cauchemar ? demandais-je brusquement. Qu’est-ce qui te faisait si peur ?
Rhen hésita. Longuement. Si longuement en vérité que je crus qu’il ne me répondrait jamais. Alors, lorsque sa voix brisa le silence, je retins mon souffle.
— Moi, avoua-t-il sinistrement sans cesser de jouer avec le tisonnier dans l’âtre. C’est moi que je voyais.
Il pinça les lèvres, visiblement mal à l’aise. C’était à peine s’il osait me regarder dans les yeux.
— Ionia m’a baptisé le Prince des Cendres, lâcha-t-il tristement. Je suis le fils de mon père, un être si proche de la Mort et de son royaume que j’en vois la silhouette partout où je vais.
— Alors, dis-je lentement, quand tu es arrivé à Bellenuit…
— Elle planait au-dessus du manoir, confirma-t-il lugubrement en se tournant vers moi. Mais je n’étais pas le seul à la voir, Vitali la percevait aussi.
Je hochai la tête en silence, songeuse.
— Les grottes ne sont pas qu’un passage pour les âmes errantes, reprit-il mal à l’aise. Ses cristaux en particulier possèdent un grand pouvoir. Beaucoup pensent avoir rêvé quand, en passant devant, ils ont vu leur image changer, se mouvoir différemment d’eux, mais ils se trompent. Le pouvoir de ces cristaux réside dans cette image qu’ils nous reflètent, le véritable nous. Et l’image qu’ils me reflétaient, c’était celle d’un monstre aux yeux d’encres et au teint livide, un enfant de la Mort.
Il eut un reniflement méprisant.
— Si je suis tout à fait honnête, en vérité, j’étais terrifié à l’idée de t’avouer qui j’étais. J’avais peur de ta réaction. Et, dans mon cauchemar, mon reflet se faisait un malin plaisir de me le rappeler.
Voilà qui expliquait sa réticence à se confier ce soir-là à la cabane de pêcheur.
Lorsque Rhen reposa les yeux sur moi, il affichait une expression chiffonnée qui me serra le cœur.
— Pour ça je suis un lâche et je m’en rends compte à présent. Je n’avais rien à craindre, tu ne m’aurais jamais rejeté pour ce que je suis, ni ne m’aurais ri au nez pour cela. Beaucoup l’ont fait, en particulier au Sanctuaire. Les demi-dieux y sont mal vus, pas parce qu’ils ont des pouvoirs mais à cause de leur mortalité si humaine. Pour moi qui suis le fils de mon père, en revanche, ce fut différent.
La douleur et la tristesse qui perçaient dans sa voix me brisait le cœur. Alors, sans un mot, je me levai et vint le serrer dans mes bras. Rhen se raidit un instant, surpris, avant de me rendre mon étreinte. Son cœur battait si fort que je pouvais le sentir.
— Tu n’es plus seul, lui murmurai-je à l’oreille.
Quand je m’écartai pour le regarder en face, ce fut pour le voir les larmes aux yeux. Il semblait avoir de la peine à y croire. Alors je lui souris tendrement et passai ma main sur sa joue, écartant ces vilaines larmes qui y cascadaient.
— Tu n’es plus seul, lui répétai-je en posant mon front sur le sien. Et tu ne le seras plus jamais.
Rhen ferma les yeux, apaisé.
— Merci… soupira-t-il.
Comme j’aurais aimé le rencontrer plus tôt. Peut-être qu’ainsi, j’aurais pu chasser de son beau regard toutes les ombres de son passé, tous ces cicatrices invisibles qui lui faisaient encore si mal.
En allant me coucher ce soir-là, je ne pouvais m’empêcher de me rejouer ma discussion avec Rhen. Et, alors que mes paupières se faisaient de plus en plus lourdes, je crus discerner un papillon traverser mon champ de vision.