Été 2013
En ce matin d’été, l’air était un peu frais. Le vent, qui n’avait cessé de souffler depuis une semaine, faisait voler les détritus jonchant les abords de la nouvelle gare. L’affluence de ces derniers jours n’avait pas diminué. Partout, on voyait les gens courir, s’agiter, se bousculer, n’ayant qu’une hâte, arriver à destination. Les parents criaient sur les enfants turbulents, les hommes d’affaires se croyant prioritaires, tentaient de se frayer un chemin avec leur attaché-case, tout en se plaignant de l’accès déplorable menant au quai.
Au loin, à l’opposé de cet énervement collectif, une silhouette avançant d’un pas lent se dessinait. Le haut-parleur annonçant la fermeture imminente des portes la fit réagir. La jeune femme accéléra le pas, et s’engouffra dans la première rame venue. Le coup de sifflet avertissant le départ fut lancé. Une minute de plus et il quittait le quai sans moi ! songea-t-elle, le visage blafard, épuisée par ce sprint, en cherchant un siège de libre. Après tous ses efforts pour obtenir son rendez-vous, il était hors de question qu’un mal de ventre vienne se mettre en travers de son chemin. Son compagnon lui avait suggéré de renoncer, mais c’était mal la connaître. Pourtant, il n’avait pas tort. Elle ne se rappelait pas la dernière fois où elle s’était sentie si mal. Ses premières douleurs s’étaient déclarées la veille au soir, quelques heures après son repas. Toute la nuit, elle avait été prise de violentes crampes abdominales, entrecoupées de voyages fréquents aux toilettes, au cours desquels elle avait rendu le contenu de son estomac. Équipée d’une trousse à pharmacie digne d’un représentant médical, elle s’était auto-administrée des cachets, qui avaient commencé à faire effet au lever du jour. Il ne lui en fallait pas plus pour décider d’honorer son entrevue.
Une voix puissante à l’autre bout du wagon, demandant aux passagers de présenter leurs billets, fit sortir la jeune femme de ses pensées. Elle ne put s’empêcher d’arborer une grimace de dégoût, quand le contrôleur aspergé d’eau de Cologne bon marché arriva à son niveau. La forte odeur lui donna un haut-le-cœur, ravivant ses nausées. Elle attrapa un des sacs qu’elle avait eu la précaution de prendre, et vomit plusieurs fois, malgré son estomac vide.
Une fois l’épisode émétique passé, elle attrapa son miroir pour constater les dégâts. Son teint était livide et contrastait avec ses grands yeux verts. Il fallait espérer que son interlocuteur ne se formalise pas de sa mine cadavérique.
À condition que je parvienne jusque-là.
Bien qu’elle s’en défende, la jeune femme se sentait très fatiguée et souffrait le martyre. Son état, déjà peu réjouissant en montant dans le compartiment avait soudain empiré. Une douleur insupportable lui transperçait le corps à chacun de ses mouvements. Pour renforcer son tourment, elle était sans cesse parcourue de frissons. Jusque-là, sa volonté avait été la plus forte, mais son corps était à deux doigts de lâcher prise.
Une secousse du train plus forte que les autres acheva son calvaire. Élisa, une petite fille de cinq ans qui jouait dans l’allée, fut déséquilibrée et tomba sur elle. La gamine, confuse, lui présenta des excuses. La jeune femme n’eut pas le temps de lui dire que ce n’était rien. Elle s’évanouit sous cet ultime coup. Le père de la fillette qui avait assisté à la scène réagit aussitôt. Il appela les secours, et voyant qu’elle ne se réveillait pas, demanda au contrôleur de faire immobiliser le train afin de l’évacuer.
Les pompiers intervinrent à l’arrêt suivant, en gare de Lauzer, et bloquèrent la progression des voyageurs pour faire sortir la jeune femme sur une civière. La plupart des vacanciers, préoccupés par leurs correspondances, furent irrités de cet incident et n’eurent aucune compassion pour l’état de leur camarade. Quand l’accès à la rame fut de nouveau possible, chacun s’empressa de regagner son siège, le sourire aux lèvres, ne se doutant pas un instant, de ce qui les attendait ....
***
Treize minutes. C’était le retard pris par le train, suite à cet arrêt imprévu. Cela pouvait sembler dérisoire sur un trajet de deux heures, mais avec la politique de remboursement engagée par la compagnie de train, chaque minute comptait. Même s’il n’était pas responsable, la faute était intégralement reportée sur le chauffeur, qui se voyait systématiquement amputé d’une partie de son salaire.
C’est dans cet état d’esprit de révolte, que Didier, conducteur de train depuis l’ouverture de la ligne, ex-chômeur, et père d’une famille nombreuse, décida de lutter contre cette injustice et de rattraper le retard. Il poussa les moteurs à fond et réussit à grappiller quelques minutes à l’arrêt suivant. Fort de cette réussite, il voulut réitérer son succès aux gares suivantes. L’homme accéléra dès le démarrage du train et dépassa sa vitesse précédente, occultant volontairement la présence d’une courbe plus loin sur la ligne, qui réduisait de moitié la vitesse autorisée. Respecter cette consigne lui sembla inutile, lui qui l’avait déjà enfreinte sans incident lors des phases de tests.
Le conducteur arriva à l’entrée de la courbe, surveillant son écran avec attention. Chaque indicateur était important, mais seul celui de la stabilité l’intéressait. S’il dérivait beaucoup, le train risquait de se coucher sur la voie. Les mains crispées par la tension, Didier ne lâcha pas des yeux le compteur, dont l’aiguille filait inexorablement vers la zone limite. Comme pour ajouter à la menace imminente, des vibrations se firent ressentir, des craquements remplirent l’habitacle et le contenu d’une étagère se renversa. Le point de non-retour n’était plus loin, mais il était trop tard pour arrêter.
Didier essuya la sueur qui lui brouillait la vue et scruta le compteur, priant pour que l’aiguille retombe. Soudain, après une montée rapide, cette dernière se stabilisa, puis, lentement, se mit à redescendre. Les rames vibrèrent encore, comme pour crier leur mécontentement, mais continuèrent leur route. Le train venait de franchir la zone risquée sans aucun incident.
Désormais, le plus dur était passé. Le reste du parcours ne présentait aucune difficulté particulière. Le conducteur se détendit et souffla de contentement, ravi d’avoir tenté l’impossible. En continuant d’augmenter la vitesse, il avait toutes les chances de finir son trajet à l’heure. Je parie qu’aucun de mes collègues n’aurait pris le risque. Mais ils n’ont pas cinq enfants à nourrir ! songea Didier en observant ses moniteurs. Arrivé à la fin du secteur risqué, il augmenta encore la vitesse et le train prit une nouvelle accélération. Une fois la manœuvre terminée, le chauffeur releva les yeux de l’écran qu’il n’avait pas quitté depuis le début du passage délicat, et porta son regard vers la voie.
Son soulagement d'avoir traversé la zone périlleuse sans encombre fut de courte durée. En un instant, tout bascula. À quelques mètres devant lui, un véhicule s’était précipité du pont supérieur, dans une tentative désespérée de son conducteur, pour mettre fin à ses jours. La voiture venait de percuter la voie ferrée et gisait en plein milieu des rails.
Après avoir bravé le plus difficile, le conducteur se croyait hors de danger. Il n’aurait jamais imaginé que le pire l’attendait. Bercé par l’espoir de stopper le train avant la collision fatale, Didier appuya sur le frein d’urgence, qui lui seul, pouvait empêcher la fatalité.
***
Élisa bougonnait intérieurement. Son père l’avait grondé pour avoir bousculé la femme malade. Pourtant, elle ne l’avait pas fait exprès. Si le train avait disposé de plus d’espace pour jouer, elle n’aurait pas été obligée de s’accaparer le couloir central. Désormais, vissée à son fauteuil, elle n’avait pas d’autres choix que de regarder le paysage. Mais chacune des vitres étant constituée d’un matériau opaque, l’exercice se révélait bien ennuyeux. Malgré cela, elle s’était prêtée au jeu, et regardait obstinément sa fenêtre, tentant de deviner ce que pouvait bien cacher l’extérieur. Alors qu’elle n’avait rien remarqué jusqu’à présent, une forme attira son attention.
— Papa, papa ! Je crois qu’il y a quelque chose là-bas.
— Où ça ?
— Là, sur la voie.
L’homme tenta de suivre la main tendue par la fillette, sans succès.
— On ne distingue rien, à travers la fenêtre. Ne t’inquiète pas, je suis sûr qu’il n’y a aucun obstacle. Et même si c’était le cas, le conducteur l’aura vu depuis longtemps, et arrêtera le train avant. Dans le pire des cas, on aura un peu de retard chez mamie.
Rassurée, la fillette stoppa sa contemplation, et reporta son attention sur son entourage. Elle avait à peine commencé son nouveau jeu, qu’elle se sentie projetée au fond de son siège. Elle n’eut pas l’occasion de pleurer, car une deuxième secousse l’éjecta hors de son fauteuil, et l’envoya au milieu de l’allée, inconsciente.
Son état l’empêcha de voir l’horreur de la situation dans laquelle elle se trouvait. Car contrairement à l’espoir de son père, le frein d’urgence n’avait eu aucun effet, et le chauffeur n’avait pas eu le temps d’arrêter les wagons. Lancé à pleine puissance, le bolide avait continué sa course folle jusqu’à percuter l’obstacle infranchissable.
Le père d’Élisa, debout au moment de l’impact, tomba sur le sol, incapable de se maintenir dans cette position. Tout autour, chacun fit de même, et se retrouva plaqué contre le siège ou la fenêtre la plus proche. Quelques secondes plus tard, le train, qui avait emporté la voiture sur plusieurs centaines de mètres, finit par se coucher sur la voie, entraînant une gerbe d’étincelles avant de s’immobiliser.
La durée entre l’impact initial et l’immobilisation du train, bien que très brève, avait paru une éternité aux rescapés. Plusieurs personnes sombrèrent inconscientes sous l’effet du choc. Les autres, hagards, se relevèrent péniblement, et regardèrent les dégâts, se demandant ce qui s’était passé. La plupart d’entre eux ne purent retenir leur détresse, et les cris vinrent s’ajouter aux larmes, rendant la situation encore plus tragique.
Les fenêtres opaques, qui avaient résisté au choc, ne leur laissaient rien apercevoir. S’il en avait été autrement, ils auraient pu constater qu’un début d’incendie venait de démarrer de la voiture suicide. Attisés par le vent qui soufflait, les sièges et rideaux faits d’un tissu bon marché prirent soudain feu. L’incendie se propagea vers les wagons situés à proximité, remontant le niveau de panique. Le système de ventilation prévu pour filtrer les respirations des passagers s’avéra insuffisant pour enrayer la propagation de la fumée. Très vite, les émanations envahirent les compartiments, et l’air devint irrespirable. Les usagers encore conscients furent bientôt pris de violentes quintes de toux.
Les fenêtres ne s’ouvrant pas, les passagers se dirigèrent vers les portes afin de trouver de l’air. Mais le système mis au point par la compagnie ferroviaire les en empêcha. Pour éviter que les voyageurs ne descendent en pleine voie, lors d’un arrêt imprévu, seul le conducteur était en mesure de les ouvrir. Malheureusement, ayant été le premier touché, il était dans l’impossibilité d’y accéder. Quant au système d’urgence mis en place pour permettre une ouverture manuelle, il semblait défaillant.
Malgré l’incapacité de déverrouiller le système de fermeture, les hommes encore vaillants mirent leurs dernières forces pour le débloquer, s’agglutinant au plus près de la sortie. En dépit de leurs efforts, les accès restèrent fermés. La fumée fut bientôt remplacée par les flammes qui s’étaient à présent propagées dans tous les wagons.
Dans une ultime tentative, le père d’Élisa mit sa fille inconsciente en boule et se plaça au-dessus d’elle pour faire un rempart, priant pour que les secours arrivent à temps. Il restait moins de cinq minutes, avant que l’ensemble du train ne soit envahi par les flammes.