Quelques semaines plus tôt,
Lundi 24 juin 2013 Centre Commercial - 17h
Claire consulta sa montre. Dix-sept heures venaient de sonner.
Parfait.
La jeune femme avait réussi à sortir tôt de son travail. Assistante de service social depuis six ans à la mairie, il lui arrivait de rester tard pour finir de boucler un dossier. Célibataire sans enfant, son travail était devenu sa deuxième maison depuis que son frère avait quitté l’appartement familial. Aujourd’hui, chose inhabituelle, elle avait pensé à elle : elle venait d’avoir vingt-huit ans et comptait organiser une fête en cette occasion. Il lui restait encore beaucoup à faire, si elle voulait être prête à temps.
Claire s’engouffra dans l7mense magasin, et parcourut les allées à la recherche de ses provisions, aussi vite que possible. Au bout d’une demi-heure, elle se dirigea vers la sortie pour payer, satisfaite d’avoir trouvé tout ce qu’il lui fallait. Malheureusement pour elle, le passage en caisse se révéla interminable. Claire n’eut d’autres choix que de prendre son mal en patience. Elle régla ses achats sans un mot, et rangea ses provisions dans des sacs en papier. Elle n’avait qu’une idée en tête : rentrer à son domicile au plus vite.
Mais c’était sans compter sur le destin, qui avait placé sur sa route un homme très pressé. Ce dernier ne regardait pas devant lui, trop concentré sur son téléphone. La collision inévitable entre les deux clients eut lieu entre une petite papeterie et un grand disquaire. Claire, les bras chargés de ses courses, n’eut pas le temps de dévier sa trajectoire pour éviter l’individu. Tous deux se heurtèrent, dans un fracas épouvantable. L’homme responsable de l’incident vociféra sur Claire, récupéra son téléphone tombé, et repartit aussitôt, sans prendre la peine de l’aider à ramasser ses provisions éparpillées sur le sol.
Le gérant de la papeterie, attendant en vain des clients, et ayant assisté à toute la scène, vint au secours de la jeune femme.
— Il ne manque pas de culot ce type ! s’offusqua le gérant. Il vous fonce dessus et vous laisse en plan ensuite !
— Ce n’est pas grave, l’excusa Claire, qui n’aimait pas dire du mal de ses semblables. Il ne l’a pas fait exprès. Ce qui m’ennuie davantage, ce sont mes sacs. Ils se sont renversés et ils ont l’air d’avoir souffert du choc. Je ne sais pas comment je vais ramener tout ça chez moi…
Au sol, les sacs en papier avaient triste mine. Ils s’étaient tous troués sous l’impact.
— Ce n’est rien, rassura le patron. Je vais vous en donner. J’en ai plein ma boutique.
Le papetier lui fournit les sacs nécessaires et l’aida à ranger toutes ses courses. Claire remercia le commerçant et s’apprêta à repartir. Malgré l’heure avancée, son instinct la poussa à pénétrer dans la boutique. Voulant montrer sa gratitude, elle posa ses précédents achats à l’entrée et se dirigea vers le fond, appréciant de retrouver la chaleur d’un petit magasin. À l’intérieur des lieux, un rapide coup d’œil suffit à Claire pour voir qu’aucun client ne s’y trouvait.
La jeune femme parcourut chacune des allées, effleurant du bout des doigts les objets. Au fond du magasin, des carnets étaient disposés. De taille, format et couvertures variés, il y en avait pour tous les goûts. Claire les observa avec plus d’attention. Depuis son plus jeune âge, cette dernière avait pris l’habitude d’écrire son journal intime. Bien que ses amis la trouvent trop vieille pour ce genre de passe-temps, elle avait toujours continué. Adorant le contact du papier, et étant réfractaire aux nouvelles technologiques, elle n’avait jamais été séduite par le numérique et sa facilité d’écriture. Depuis la mort de ses parents, dix ans auparavant, c’était devenu un moyen de communiquer avec eux, comme s’ils pouvaient lire chacune de ses lignes. Habituellement, elle s’épanchait sur de simples cahiers d’écolier pourvus de petits carreaux. Mais les carnets de la boutique se révélaient si beaux, avec leur couverture faite de matière noble, leur papier au toucher soyeux, et leur couleur chatoyante, que la jeune femme ne put résister.
Claire hésitait devant la collection si vaste. Perdue dans ses pensées, elle sursauta quand le gérant se dirigea vers elle.
— Avez-vous besoin d’aide ? proposa l’homme.
— Euh, oui. Volontiers. Je vais succomber à vos magnifiques carnets. C’est mon anniversaire et pour une fois, je vais m’accorder un petit plaisir, avoua Claire. Mais j’hésite encore.
— Bon anniversaire ! souhaita le patron, enthousiaste. Vous avez raison de vous faire plaisir. Il s’agit de carnets de haute qualité. Voulez-vous des précisions sur certains d’entre eux ?
— Avec plaisir. Cela m’aidera à faire mon choix.
— Cette gamme est nouvelle, détailla le commerçant à Claire, en lui montrant le carnet qu’elle tenait à la main. Elle est fabriquée en Italie avec un papier de pierre. Ce papier est plus blanc, plus léger et plus doux au toucher comme à l’écriture. Touchez, vous verrez.
Claire s’exécuta. Le papier semblait en effet différent de ceux qu’elle connaissait.
— Il est plus fin, plus résistant et complètement étanche, reprit l’homme, continuant de vanter les mérites du produit. De plus, il ne jaunit pas au contraire du papier traditionnel.
— Intéressant, répondit poliment Claire.
La jeune femme avait été attirée par le carnet, grâce à sa belle couverture bleue azur. Au milieu, une magnifique fleur de lys avait été peinte. Le lys avait toujours été sa fleur préférée. Cependant, Claire avait été freinée en voyant le prix. De revenus modestes, elle avait pris l’habitude de son père de tout économiser et ne dépensait que très peu pour elle.
Le gérant vit qu’elle restait indécise. Avec un peu de chance, elle a la fibre écolo, songea le commerçant, se souvenant des sacs biodégradables que la jeune femme possédait.
— Ce produit est très écologique, ajouta-t-il. Non seulement, il n’utilise pas d’arbres, ce qui évite les déforestations, mais en plus, aucun produit chimique n’est employé pour blanchir les pages. Même pas d’eau lors de sa fabrication. En plus, une partie de l’argent récolté est reversée à une association qui lutte contre les déforestations en Amazonie.
— C’est vrai ? s’exclama Claire dont l’intérêt avait repris.
— Bien sûr ! Sans compter que ce carnet a une durée de vie supérieure au papier traditionnel, ajouta le vendeur, donnant le dernier argument en sa possession. D’ailleurs, il satisfait à la norme DIN ISO 9706…
Claire qui n’écoutait déjà plus, lui coupa la parole :
— C’est d’accord. Je le prends.
— Très bon choix, félicita le vendeur. Je vous fais un papier cadeau ?
— Avec joie.
La jeune femme ressortit du magasin, son nouveau journal sous le bras. Elle avait le pressentiment qu’écrire dans ce carnet allait se révéler magique.
Elle ne savait pas à quel point elle avait raison…
***
Campus de l’université - 18h
Matthieu souffla de fatigue. Il ne lui restait plus qu’à peindre certains détails, et son robot serait parfait. Étudiant en informatique, le jeune homme de vingt ans adorait les concours de robots. Pour lui, pas question de se contenter de les faire fonctionner. Il voulait qu’ils aient fière allure. Il prenait davantage soin de l’apparence de ses œuvres, que de son propre aspect vestimentaire composé exclusivement de jeans et de baskets usées. Ce qui se révélait vrai pour son apparence, s’appliquait aussi à son lieu de vie. Mathieu débordait d’idées et de créativité, mais le rangement était son point faible, et un tas d’objets encombrait chaque recoin.
La première année de sa scolarité, sa sœur aînée Claire passait régulièrement lui amener à manger, nettoyer son appartement et lui redonner du linge propre. Mais ce temps était révolu, et elle le laissait se débrouiller. Elle n’était pas venue depuis plusieurs semaines. Résultat, une odeur de nourriture avariée commençait à flotter dans l’espace réduit. Cet inconfort ne gênait nullement le jeune homme, qui ne se souciait guère de ce genre de détails.
Matthieu regarda autour de lui à la recherche de sa peinture « effet miroir ». Après plusieurs minutes de recherche infructueuse, il dut se rendre à l’évidence. La dernière goutte avait disparu. Ne voulant pas rester sur un robot inachevé, il décida d’aller s’en procurer. Comme il n’avait pas les moyens de s’acheter une voiture, le jeune homme se déplaçait à pied. Il connaissait tous les magasins dans un rayon de deux kilomètres autour du campus de l’université, où se situait son studio. Il savait pour y avoir été à plusieurs reprises, qu’une boutique vendant de la peinture se trouvait à deux pas de chez lui.
Le jeune homme attrapa son sac abandonné par terre, et sortit précipitamment, impatient de boucler son robot, sans prendre la peine de descendre les poubelles. Il avait d’autres priorités.
***
Après une marche de quelques minutes, Matthieu pénétra dans le magasin et regarda le choix de peinture. Aux yeux d’un néophyte, beaucoup des couleurs se ressemblaient. En réalité, chaque flacon avait une nuance particulière et Matthieu le savait bien. Il parcourut les différentes étagères à la recherche de sa teinte, sans succès. Apercevant un vendeur, il se dirigea vers lui.
— Excusez-moi ? Est-ce qu’il vous reste de la peinture effet miroir n°52X48 ? demanda le jeune homme, connaissant la référence par cœur.
Le vendeur, qui lui aussi se souvenait très bien de cette teinte spéciale, s’excusa :
— Désolé, j’ai vendu le dernier flacon en rayon, il y a une heure.
— Vous n’en avez plus en stock ?
L’homme consulta son inventaire dans l’ordinateur.
— Non. Mais une commande vient d’être passée… Hélas, je vois que notre fournisseur est en rupture de stock, constata le commerçant devant la machine. Je n’en aurai pas avant deux à trois semaines.
— Ce sera trop tard !
Son concours avait lieu le week-end suivant et il ne voulait pas rester sur un modèle inachevé. Matthieu tourna la tête de dépit et aperçut des pots ouverts sur la table de démonstration. En s’approchant, il distingua sa teinte recherchée, au milieu des autres.
— Est-ce que je peux vous acheter celle-là ? Le pot est à peine entamé et j’en ai absolument besoin !
— C’est-à-dire… balbutia le vendeur… Ce flacon est déjà inscrit dans nos stocks comme sorti. Je ne peux pas vous le vendre.
— Mais ça peut rester entre nous, si vous ne marquez pas la vente dans vos registres ? Qui remarquera l’absence d’une couleur, au milieu de toutes celles de présentation ? insista Matthieu, voulant à tout prix sa peinture.
Le vendeur hésita, regarda le pot et risqua à voix basse :
— OK, je vous le vends. Mais il faudra me payer en espèce. Et vous n'aurez pas de ticket de caisse ni la possibilité d’un remboursement.
— Pas de problème ! accepta Matthieu ravi, sortant déjà l’argent nécessaire.
Le marchand prit le pot ouvert sur la table. Regardant autour de lui, de peur d’être surpris, il le referma rapidement, et le tendit à son client après l’avoir placé dans un banal sac plastique. Dans sa hâte, le commerçant ne referma pas correctement le flacon, dont une partie se renversa à l’intérieur. Matthieu l’attrapa sans vérifier et lui tendit le billet. Le vendeur, encore hésitant quelques instants plus tôt, n’eut cette fois aucun scrupule à mettre l’argent dans sa poche.