Chris et Tony ne rejoignirent la Brigade que huit heures plus tard et après un bon repas. Ils quittèrent la maison et rejoignirent l’ancienne gendarmerie sur la petite place en bas de la colline où s’étaient installés Strada et son équipe.
— Mes éclaireurs ! les salua Strada en les voyant entrer. Venez, venez. Vous avez bien dormi ?
Tony hocha la tête.
— Alors ? Le démon ?
— On n’a rien sur les images, répondit Sadie.
C’était une belle femme d’au moins soixante-dix ans à qui il restait quelque mèches rousses prises dans un chignon soigné. Elle approchait avec des boissons. Elle tendit un café à Tony et de l’eau à son apprentie qui ne buvait que cela.
— La petite a dû paniquer, expliqua Strada. C’est normal, les limbes sont un endroit angoissant et dangereux.
— Je n’ai pas paniqué, se défendit Chris. J’ai vu un homme, je suis sûre de moi.
— Je ne l’ai pas vu, mais nous ne surveillions pas le même côté, intervint Tony. Si elle ne l’a vu que du coin de l’œil, la caméra l’a peut-être manqué. Nous nous méfierons pour la prochaine fois.
— Si un démon s’est approché du portail à ce point, c’est qu’il passera la prochaine fois, déclara Sadie.
— Nous serons là pour l’arrêter, Sadie, assura Strada. Équipe au grand complet, périmètre de sécurité… On ne le loupera pas. Et vous deux, peut-être que vous feriez mieux d’attendre un peu avant d’entrer.
— Ouais, murmura Tony.
Chris connaissait plutôt bien son mentor. Elle ne l’avait jamais vu avoir peur, jamais surpris à ralentir devant un danger. Son air grave, c’était à ses yeux quelque chose de bien plus inquiétant que les limbes elle-même.
— Bon, puisque vous êtes là, intervint Strada. Je pense qu’il est temps pour la petite de se remettre à ses devoirs. Va t’installer dans la petite pièce.
La petite pièce n’était ni plus ni moins qu’une ancienne salle d’interrogatoire. Chris s’y rendit sans discuter. Strada poussa vers elle une grosse télé cathodique qu’il brancha dans un coin et enfila une cassette dans un magnétoscope.
— Je vais te passer des images, dit-il. Je veux que tu me fasses un bilan écrit de ce que tu vas voir là-dedans. Je ne veux évidemment pas la moindre faute d’orthographe et une écriture lisible.
Chris hocha la tête. Sur la table d’interrogatoire, les crayons et les feuilles étaient encore là depuis la dernière fois qu’il lui avait imposé ces exercices idiots. Elle réprima un soupir tandis que les images en noir et blanc défilaient. C’était les archives, les tout premiers films que le matériel de son mentor avait pris des limbes avant son arrivée, ça datait de moins de cinq mois puisque la première éruption du volcan avait eu lieu à ce moment-là. Mais vu l’état de la vidéo, ça avait été filmé à cette période. Un stylo à la main, elle observa le dédale en silence.
L’image était moche, constellée de points, de poussière et de bruit, mais elle lisait très bien ce qu’il se passait quand même. Peut-être aussi que Chris connaissait si bien son travail qu’elle comprenait ce que la mauvaise qualité de l’enregistrement ne permettait pas de percevoir. Et ce qu’elle voyait, là, c’était l’exploration par les yeux de Tony.
Les couloirs de cristaux rouges n’avaient plus la même allure en gris, et sans la chaleur, l’ambiance n’avait plus le même impact, moins oppressant, moins terrifiant.
— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda Tony en s’approchant.
Elle poussa l’écran cathodique vers lui pour qu’il puisse regarder sans perdre l’image des yeux.
— Ah… Ça. Je me souviens plutôt bien de ce jour-là.
— Chut… l’interrompit-elle. C’est un examen. Si le chef t’entend…
— D’accord, d’accord
Puis comme s’il était incapable de s’en empêcher, il continua.
— Là, dit-il, c’est bientôt le moment. J’en ai encore des sueurs froides.
— Malgré la chaleur ? ironisa-t-elle.
Elle n’attendait pas de réponse. Ils savaient très bien tous les deux de quoi il retournait. À l’écran, une forme grise apparaissait sur la droite de l’image.
— C’est l’image la plus nette qu’on ait d’eux, souffla Tony.
— Oh putain !
Un spectre. La créature que Chris dévisageait désormais était un spectre. Il s’approchait de plus en plus. La caméra montra une secousse que Chris interpréta comme un mouvement de recul de Tony. Le monstre fondit droit sur l’objectif, mais s’arrêta brusquement puis fila, battant en retraite, à priori sans explication.
— Qu’est-ce que… s’étonna la jeune femme.
Elle transpirait comme si elle s’était elle-même trouvée dans la situation.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Pas grand-chose, admit-il. Je lui ai dit non, c’est tout. Et je me suis préparé à l’affronter. Ce que la vidéo ne peut pas te dire, c’est ce qu’il s’est vraiment passé à ce moment-là. Le spectre s’approchait entouré par une sorte de sensation douce… Après coup, c’est encore plus difficile à exprimer, mais… c’est comme si tout à coup j’avais de plus en plus proche de moi quelque chose de très agréable. Un soulagement intense de tout ce qui pourrait me peser. Un sentiment de bien-être. Heureusement pour moi, des poids sur les épaules, je n’en ai pas beaucoup, et même si c’était agréable à ressentir, je suis resté lucide et j’ai refusé. C’est exactement ça. Comme une offre de réconfort très intense.
— Tony a refusé, gronda une voix puissante qui les fit sursauter tous les deux. Mais imagine sa réaction à un moment où il serait fatigué, déprimé… Pire ! À un moment où il aurait bu de l’alcool.
— Je n’en bois pas, voilà tout, répondit Tony. Et fatigué, je le suis tout le temps, ça ne compte pas.
— Ce réconfort dont Tony parle… insista Strada en chassant Tony d’un geste. Qui est capable de lui résister ? Un enfant ? Impossible, il ne verrait même pas le mal ! Et toi ? Imagine-toi face à cette situation. Qu’est-ce que tu crois que tu ferais ?
Chris estima préférable de ne pas répondre. Le chef n’attendait pas vraiment qu’elle le fasse, il déroulait juste sa démonstration.
— Puisque ton mentor a ruiné mon exercice d’analyse d’image, tu vas me faire trois pages sur le sujet, déclara Strada.
— Pourquoi vous la torturez cette petite ? rit Tony. Écrire ne lui servira à rien dans les limbes.
— Crapahuter dans les limbes c’est une chose. Mais tenir le coup face à un spectre en est une autre, répondit-il. Je veux avoir autant confiance en elle qu’en toi, Tony. Je vais lui confier des recrues, je veux avoir confiance sans l’ombre d’un doute, je veux savoir comment marche sa tête. C’est le destin de tous les habitants de cette ville qu’elle aura sur les épaules. Je veux lui mettre la pression. Et puisque sauter et courir ne lui fait ni chaud ni froid, j’ai choisi plus terrifiant encore. Une copie double.
— Ça en dit long sur vous, chef, murmura Chris en réprimant un sourire.
Tony s’esclaffa, attrapa une des feuilles et fit mine d’attaquer son chef avec les pages. Strada poussa un cri de fausset et s’enfuit en riant.
— C’est un phénomène, cet homme-là, rit Tony en se tournant vers son apprentie. Tu veux que je lui dise d’arrêter ?
— Ça ira, c’est bon, répondit la jeune femme. Je n’ai pas peur des copies doubles.
— Alors bon courage.
Il lui donna une tape sur l’épaule et quitta la pièce et Chris prit un bic entre ses doigts. Elle joua avec en regardant les images défiler à l’écran. Strada voulait savoir ce qui se trouvait dans sa tête ? Il allait le savoir. Elle n’avait rien à cacher et ces histoires de spectre et de réconfort, ça la marquait assez pour qu’elle puisse les remplir, ces pages.
J'aime bien l'arrivée de cette dimension psychologique dans ce qui était pour le moment un récit d'action. Il semble que pour résister aux spectres, il faille une santé mentale d'acier, et dans un univers où chaque personne semble avoir été coupée de ses proches du jour au lendemain, ça ne doit pas être facile à garder...
"On n’a rien sur les images, répondit Sadie, une jolie rousse d’au moins soixante-dix ans qui les approchait avec des boissons." -> heu... la chance !! à moins qu'il y ait des coiffeurs coloristes dans cet univers qui semble un peu post apocaliptique quand même ?
J'avais un peu vu venir le fait que le démon ne serait pas visible sur la vidéo. Il faut bien qu'elle ait quelque chose de spécial notre héroïne !
merci pour la lecture, à très vite :)
Han… tu viens de démystifier un truc. La jolie rousse de soixante-dix ans ! Je pensais à quelqu’un en particulier en la décrivant, et là, tu viens de me faire comprendre que c’était sûrement pas naturel XD. Tu as parfaitement raison, ça ne m’étais pas venu à l’esprit !
Merci pour tes retours, je file à la suite !
Je crois que la il y a un kwak : " Chris et Tony ne rejoignirent la Brigade que huit heures plus tard et après un bon repas. Ils quittèrent la maison et rejoignirent l’ancienne gendarmerie sur la petite place en bas de la colline où s’étaient installés Strada et son équipe."
Si effectivement, tu veux faire faire des exercice écris à Chris, Tony ne devrait pas être là, c'est pas logique du coup :/
Mais ça ne change rien à ton style qui est toujours très agréable à lire et ça ne va pas m'arrêter là pour autant :) Même si ce passage est plus dans l'intimité que dans l'action, j'ai quand même envie de connaître la suite ^^
J’ai eu du mal à comprendre, mais ça y est je l’ai XD. J’ai trop le nez sur le texte pour repérer ce genre de choses.
Strada aimerait bien confronter sa recrue à des exercices, mais Tony est là pour qu’il ne s’acharne pas sur elle. C’est quelque chose qu’on verra un peu plus clairement dans la suite.
Merci pour ton commentaire ! <3
La lecture de vos écrits est toujours aussi fluide et compréhensible, ce qui est toujours agréable.
Cependant je n'ai pas été emballé ce coup ci par ce chapitre, peut-être parce que je n'étais pas un grand fan des contrôles sur copie double à l'école ^^'.
Sinon vraiment, je n'ai pas trop vu l'intérêt de ce test, je trouve que ça donne un coup de mou à l'histoire, surtout qu'on n'apprend pas grand-chose lors de ce contrôle.
À bientôt pour le prochain chapitre :)
Merci pour ce retour, c’est toujours précieux de connaitre les passages qui font décrocher. J’ajoute ça à mes notes !