Exploration

Par Rachael
Notes de l’auteur : Nos trois lascars poursuivent l'exploration de l'île.
_____ 

Carnet de Djéfen

Les règles ici sont simples : présence obligatoire à la maison entre le coucher du soleil et le repas du matin ; le reste du temps, totale liberté. Nous ne nous préoccupons de rien, ni de la nourriture, ni de la propreté des habits.

Nous avons chacun trouvé des chaussures et vêtements de rechange à notre taille dans le placard de chaque chambre. Ils sont bien coupés, adaptés à la température douce de l'île, et assez variés pour nous permettre de choisir ce qui nous plaît. Je crois n'en avoir jamais possédé autant, même en additionnant tous ceux que j'ai usés depuis ma naissance. F'lyr Nin, fantaisiste comme d'habitude, assortit les teintes à sa manière, et ressemble à un perroquet criard.

****

Le lendemain, ils décidèrent de partir tôt, dès le petit déjeuner avalé, afin d'explorer plus loin. Ils prirent le même canal que la veille, dans le sens opposé, vers le nord. Le défaut des canaux était la contrepartie de leur avantage : on marchait à plat, en suivant les courbes de niveau des montagnes, mais en revanche, on était très loin du plus court chemin. Sur certaines portions, où le relief des pics était torturé, on parcourait facilement le double de la distance à vol d'oiseau. Peut-être même plus. De toute façon, ici, on pouvait rarement envisager la ligne droite, à moins de voler...

Dans la direction choisie, en avançant à contre-courant, le paysage changeait vite, devenant plus escarpé. Aucun des trois n'était sujet au vertige, heureusement, car par endroits, le chemin disparaissait ; il fallait patauger dans l'eau pour ne pas basculer dans un vide impressionnant. La plupart du temps, cependant, l'étroit canal - à peine un demi-mètre de large - était bordé d'un sentier du double de largeur, et d'une végétation exubérante et fleurie.

Au bout de trois bonnes heures de marche, F'lyr Nin se sentit mieux et retrouva le sourire. Pas mieux au point de récupérer ses étonnants pouvoirs, mais... mieux ! Une question de distance entre eux et la maison de leur hôte ?

Les deux garçons s'en aperçurent quand elle recommença à parler, d'un ton insouciant, nommant les plantes autour d'eux.

- Là, vous voyez, des fougères et des châtaigniers ! lança-t-elle de but en blanc. Il est trop tôt dans la saison pour les châtaignes, évidemment. Et là-bas, des eucalyptus et des acacias ! Vous savez que c'est originaire de l'autre côté de la terre ? Et là, des galactites et des érigérons !

Ils se regardèrent avec surprise.

- Tu te sens mieux ? demanda Arthen

Elle s'arrêta et le fixa sans paraître comprendre, les sourcils froncés, comme si des rouages rouillés se remettaient en marche.

- Oui, c'est vrai, je me sens beaucoup mieux, répondit-elle finalement avec un grand sourire.

Depuis leur arrivée ici, à mesure que le temps passait, F'lyr Nin parlait de moins en moins, enfermée dans un mutisme triste et déprimé. Cela faisait maintenant six jours qu'elle subissait la pression constante sur son esprit de la présence du neutre.

- On marche depuis trois heures, souligna Djéfen, pratique. On a dû parcourir quinze kilomètres au moins. Tu es redevenue normale ?

Elle se mordit les lèvres, chagrinée.

- Non, c'est toujours le grand vide, mais je n'ai plus la tête dans un étau, précisa-t-elle en secouant celle-ci vigoureusement, ce qui envoya sa natte balayer l'air de droite à gauche.

- C'est déjà ça ! dit Arthen d'un ton d'encouragement. Je suis content de te voir plus en forme.

Il se sermonna intérieurement. Il ne cessait de s'inquiéter pour elle ; il ressentait un véritable soulagement à l'idée que sa condition n'était que passagère, et réversible dès lors que le neutre s'éloignait. Mais dès qu'il s'agissait de F'lyr Nin, Arthen se trouvait gauche, incapable de s'exprimer autrement qu'en sortant des phrases plates et banales. Ça l'énervait. Non qu'il cherchât à l'impressionner, mais sa langue acérée l'intimidait et il manquait de naturel avec elle.

- Mhm, je ne veux pas t'ennuyer, reprit-il plus fermement. Mais puisque tu as retrouvé ta voix, j'aimerais bien que tu nous parles de ton grand-père.

- Pourquoi ?

- Le type qui nous a enlevés a parlé de ton grand-père comme d'un vieil ami. Il a dit son nom, mais je ne l'ai pas retenu.

Arthen avait recouvré ce souvenir en même temps celui sur le père de Djéfen ; l'un avait éclipsé l'autre, sur le moment.

- J'tor Tekal. Mon grand-père s'appelle J'tor Tekal, prononça F'lyr Nin avec un ton respectueux qui ne lui ressemblait pas. Il a fondé notre village et notre famille. C'est lui qui est venu voir Tenzem, voilà plus de trente ans, et qui l'a convaincu de nous céder une partie de son domaine.

- Céder ? Prêter plutôt, intervint Djéfen.

- Qu'est-ce que t'en sais, Djéfen ? répliqua-t-elle avec une pointe de moquerie, tu crois que parce qu'il est ton père, Tenzem te révèle tous ses secrets ?

Elle balaya son air vexé d'un geste gracieux du bras :

- Peu importe, laisse tomber. J'avoue que j'ignore totalement si mon grand-père connaît ce rat.

Pas besoin de traduction. Ils avaient compris à qui F'lyr Nin faisait référence.

- Un bon nom ! admit Arthen, amusé.

- Mouais, adopté ! Mais faudra le garder pour nous. Je doute que l'intendant apprécie, tempéra Djéfen.

- En temps normal, je n'ai rien contre les rats, expliqua-t-elle. Ils font de bons repas pour les oiseaux.

Arthen se demanda si elle parlait sérieusement : avait-elle déjà mangé des rongeurs ? Étant donné ce qu'il avait vu de son village, cela ne l'aurait pas surpris plus que ça. Mais non, F'lyr Nin se moquait encore : d'eux, de leur ravisseur, peut-être des oiseaux. Ou de tout le monde à la fois. Avec elle, difficile de savoir... Comme les garçons n'avaient pas réagi assez vite à son humour, elle poussa un cri d'oiseau de proie, aigu et glaçant, qui les fit sursauter. Arthen repensa instantanément aux vautours qu'il avait dérangés dans leur repas le jour de sa découverte du cadavre. Beurk !

F'lyr Nin éclata de rire.

- Vous êtes facile à effrayer, se moqua-t-elle. C'est le cri d'un aigle. Mon grand-père est une sorte d'aigle, parmi nous. Il est parti avant ma naissance, reprit l'oiselle, alors je ne peux pas vous en raconter beaucoup plus sur lui.

- Parti, Nin ? Tu veux dire... mort ? balbutia Arthen.

- Mais non, parti, tout simplement. Ça n'a rien d'inhabituel chez lui. Il reviendra quand il l'estimera nécessaire, et il fera ce qu'il y a à faire.

- Il doit être âgé, non ?

- Mon grand-père n'a pas d'âge, ou plutôt son âge n'a aucune importance.

Arthen sentit que le sens de la conversation lui échappait. Il regarda Djéfen, mais apparemment, celui-ci n'avait pas plus d'idée que lui sur la signification profonde des paroles de l'oiselle. Il décida de changer de sujet.

- Parle-moi des hommes-oiseaux de ton village. Pourquoi êtes-vous comme ça ? Possédez-vous des talents particuliers ? Je ne parle pas de toi, bien sûr, je sais que tu es spéciale, dans ton genre. Ils ne sont pas tous comme toi, au moins ?

Elle lui octroya un petit sourire satisfait. Était-ce parce qu'il avait dit « spéciale » avec un ton suffisamment respectueux pour lui plaire ? Arthen ne cherchait pas à la flatter, elle l'impressionnait réellement ; pourtant, il ne ressentait pas d'appréhension envers elle, pas comme Djéfen, qui l'avait cataloguée comme incontrôlable.

- Non, ils sont différents de moi, précisa-t-elle avec un petit rire. Les hommes-oiseaux ont une vue perçante, et une force plus grande que les humains. Quand ils vivent dans des conditions satisfaisantes, ils ont une durée de vie un peu supérieure aux humains.

- Je croyais que nous étions tous des humains, remarqua Arthen, qui n'avait pas oublié ses paroles de l'autre soir.

Elle répliqua avec une véhémence qui le surprit, les plumes entourant son visage ébouriffées :

- C'est vous qui refusez que les alters soient humains ! Vous, qui les rangez dans la catégorie des sauvages sans intelligence et des barbares ! Pourtant, nos ancêtres étaient des humains tout ce qu'il y a de plus ordinaires ; si ordinaires qu'ils ont été dupés par des marchands de rêve, qui les ont transformés sans s'inquiéter des conséquences ! Heureusement, ils sont devenus bien plus que ce pour quoi ils avaient signé.

- Wouahh, eh, pas si vite ! Je ne comprends rien, protesta Arthen. Quelqu'un peut me décoder ?

- Qu'est-ce que tu sais sur les alters, petit merle ? questionna F'lyr Nin d'un ton de maîtresse d'école.

Arthen tâcha de se rappeler sa conversation avec son oncle, quand il avait découvert le cadavre dans la montagne. Ce cadavre qui, s'il y réfléchissait maintenant, avait changé sa vie.

- Euh... mon oncle m'a dit que les ancêtres des alters étaient des humains qui avaient été modifiés génétiquement, il y a de cela très longtemps, puis rejeté par les gens.

Il se tut. Ses connaissances précises s'arrêtaient là.

- C'est tout ? railla-t-elle.

Même Djéfen le regardait d'un air de reproche.

- Ben oui, « c'est tout » ! s'énerva-t-il. Pas la peine de me zieuter comme si j'étais demeuré ! Je ne demande pas mieux que d'apprendre ! Les seules occasions que j'ai eues, c'est quand la vieille Llarpane, mon arrière grand-tante, racontait des histoires au coin du feu, les soirs d'hiver. Et elle est morte lorsque j'avais six ou sept ans.

Arthen tapa avec hargne dans un caillou, qui vola loin devant eux. D'accord, sa famille avait voulu le préserver - les préserver, lui et ses cousins - du grand foutoir du monde extérieur, mais au vu du résultat, ça ne semblait pas une si bonne idée.

- Depuis que je suis petit, on me donne les informations au compte-gouttes sur tous ces sujets : les alters, les nazgars, les spatiaux. Si je suis ignorant aujourd'hui, ce n'est pas entièrement de ma faute. Vous, vous en savez mille fois plus que moi, alors c'est à vous de m'enseigner, non ? Toi sur les nazgars, et toi sur les alters, dit-il en se tournant alternativement vers l'un et l'autre. Je ne connais rien non plus sur les Nonnuhs, admit-il avec un soupir exaspéré.

F'lyr Nin intervint, après avoir jeté un œil en coin à Djéfen :

- C'est plus compliqué que tu ne le penses, Arthen. Parce que tout est imbriqué. Ce qu'il te faut, c'est un cours d'histoire.

Elle exécuta une petite révérence moqueuse, ponctuée d'une sorte de roucoulement.

- J'adore l'histoire ! fit-elle sur un ton enthousiaste. L'histoire explique tout et permet de comprendre ce qui nous entoure aujourd'hui.

L'histoire, allons bon ! Arthen n'avait pas forcément envie d'entendre parler de vieilleries oubliées, mais si c'était avec F'lyr Nin... Encore une passion de l'oiselle pour un sujet inattendu ! Enfin, ce n'était pas pire que la botanique, avec son défilé de noms barbares !

- Si tu le dis... concéda-t-il sans grand enthousiasme.

- Les faits précis, les dates, je ne saurais pas te les donner, mais l'histoire des anciens humains, des catastrophes qu'ils ont déclenchées et qui ont fini par les engloutir... Ça oui, je peux te la raconter. Je l'ai lue dans les livres qu'a laissés mon grand-père.

- Mhm, je serais curieux de vérifier si ta version correspond à celle qui est consignée dans les archives nazgares.

C'est Djéfen qui avait parlé. Arthen le fixa avec effarement. Non, pas trace de moquerie ou de plaisanterie dans son ton. Au contraire, ses yeux brillaient d'un intérêt sincère. Djéfen et F'lyr Nin s'était-il enfin découvert une passion commune ?

Étant donné qu'ils ne pouvaient pas échanger deux phrases sans se quereller, voilà qui promettait des soirées mouvementées !

****

Ils n'avaient pas continué beaucoup plus loin que la « zone de confort » de F'lyr Nin, ce jour-là. Ils avaient trouvé, près du canal, un ancien champ minuscule, bordé d'un muret de pierres sèches. Ils y avaient fait halte, pour dévorer les victuailles enfournées dans leurs poches au petit déjeuner du matin. La peur de rater le coucher du soleil avait écourté leur sieste dans l'herbe chaude ; ils étaient finalement rentrés une heure trop tôt, après avoir marché d'un bon pas. Mieux valait trop tôt que trop tard...

F'lyr Nin avait malheureusement reperdu son enthousiasme une fois réduite la distance la séparant de l'intendant. Cette distance de confort pour l'oiselle, Djéfen l'estimait à environ six kilomètres en ligne droite, ce qui en représentait bien douze à quinze en suivant le canal.

Aucun des trois ne savait comment fonctionnaient les pouvoirs de du vieillard, mais en avoir découvert une des limites leur paraissait une petite victoire sur leurs geôliers.

 

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez