Gardien de Cauchemars

Contaminée par la détermination sans état d’âme, Armenn s’empare de la lame. Le temps se fige. Le doute s’impose dans son esprit. Doit-elle réellement mettre fin à la vie de cet homme ? Même si elle l’a haï, peut-elle décemment ôté la vie d’un être, une deuxième fois ? La Guide se rappelle le sentiment qui s’est emparé d’elle alors que son monstre de Henna s’attaquait à sa propre Guide. Ce sentiment de puissance absolue. Que rien ni personne n’aurait pu l’arrêter. Ce sentiment qui l’apaise, la protège.

Armenn en veut encore. Cette impression que la terre entière peut se plier à sa volonté. Et si cet homme meurt… Rien ni personne ne pourra l’arrêter. Son Gardien lui offre son plus grand désir. Il lui suffit de planter la lame dans le cœur de l’homme.

- Tu vas mourir, Alaric.

- C’est impossible. Nous sommes dans un rêve, dans ma tête. C’est moi le roi.

La jeune femme saisit l’allusion à son prénom mais ne relève pas. Après tout, elle ne l’a jamais aimé. Armenn prend une inspiration et enfonce son arme dans la chair d’Alaric.

- Dans les rêves, il existe une exception. Si un Gardien vous tue, précise Kélio alors que l’homme se vide de son sang entre ses mains.

***

Dans le parc, les enfants crient sur la balançoire tandis que leurs parents les surveillent d’un œil inattentif.

Deux amoureux se promènent main dans la main en observant les oiseaux dans les branches d’arbres verts.

Une grand-mère tricote, installée sur une couverture de pique-nique. Elle lève les yeux pour observer le calme environnant. Elle n’aperçoit qu’un homme qui dort sur un banc. Elle retourne à son tricot sans remarquer

Ni les gouttes écarlates

Qui commencent à perler de l’homme jusqu’au sol,

Ni le couteau

Planté

Dans sa poitrine.

***

Les deux Gardiens reprennent contact avec la réalité de leur monde. Quand ils retirent leur main de l’Arbre, ils arrachent par mégarde un morceau de l’écorce. Celle-ci est aussi sombre que leurs yeux dilatés. Plus aucune feuille ne parsème les branches noircies par l’obscurité de leur âme. Leur Arbre est mort, mais ni Armenn ni Kélio ne s’en préoccupent.

La jeune femme lève la tête et scrute le brouillard. L’homme a disparu. Tué de sa main. Pourtant, elle ne ressent rien, ni tristesse, ni culpabilité, hormis l’intense satisfaction d’avoir ôté la vie.

- Ça va ? la questionne Kélio.

- Oui. Le meurtre d’Alaric m’emplit de plaisir. Il ne manquera à personne.

- Tu ressens les mêmes choses que moi, Armenn. Le monde n’est pas entièrement bon ou mauvais. C’est à nous d’être juges et bourreaux, et toi et moi ne sommes pas faits pour apporter le bien. D’autres s’en chargeront.

Armenn médite ces paroles. Son élève a compris d’instinct que d’autres Gardiens sillonnent la Henna, quelque part dans l’inconscience. La jeune femme sent le tatouage qui orne son bras la brûler ; son heure est venue.

- Kélio, je dois t’enseigner un dernier précepte. Un Guide peut disparaître uniquement si son élève a foi en ses valeurs, et s’il n’a plus peur d’offrir des rêves aux personnes malveillantes.

Cette déclaration s’est imposée à elle comme une évidence, car Aslinn n’a jamais pu le lui enseigner.

- Mais je ne réponds pas au deuxième point.

- Au contraire, tu viens de démontrer que tu es prêt en exécutant l’exact contraire. Tu as respecté tout ce que je t’ai enseigné. J’ai confiance en toi. Adieu, Kélio.

Avant que le jeune homme ne puisse protester, il voit Armenn s’évaporer comme si elle n’a jamais existé. Kélio sent une brûlure sur son avant-bras ; soulevant sa manche, il découvre un tatouage représentant un arbre mort. Les branches sont brisées et sèches ; pas une feuille n’orne les rameaux. Le Gardien comprend que ce dessin exprime son nouveau rôle. Il n’est plus un élève, mais dorénavant un Guide.

Il lève la tête et fouille les alentours du regard. Près de l’Arbre mort, une silhouette se matérialise. Il se dirige vers celle-ci pour perpétuer les valeurs d’Armenn. Il n’est plus élève d’un monde de rêve ; il est devenu maître d’un monde malveillant. Gardien de Cauchemars.

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