A nouveau, il pose sa main sur leur Arbre. Le froid de l’écorce grise remonte dans son poignet en milliers de petites fourmis. Fermant les yeux pour se concentrer, Kélio projette sa conscience pour le trouver. Il est là. Le même banc que la dernière fois, un maigre sandwich entre les doigts. Le Gardien pénètre le subconscient de l’homme encore éveillé.
Paniquée à l’idée de mourir de la même manière qu’Aslinn, Armenn n’essaie pas de retenir Kélio. Elle hésite alors à pénétrer dans le cauchemar pour suivre la suite des événements.
Kélio, déstabilisé par la conscience de l’homme, se rend compte qu’il voit à travers ses yeux. Il aperçoit le manche du couteau voler devant son visage ; l’homme s’amuse à le lancer et le rattraper par la lame. Sur celle-ci est gravé un arbre mort, ses racines jusque sur le manche. Effrayé, Kélio ferme les paupières, prend une inspiration et sent la douleur affluer au creux de sa paume. Surpris, il rouvre les yeux mais tout est noir dans la conscience de l’homme. Kélio remarque que son corps est étroitement lié à celui de son ennemi. Même si leurs consciences sont séparées, il possède une certaine liberté sur son corps. Le jeune homme ressent sa douleur.
La Guide entend son élève retenir un grognement de douleur. Sa conscience lui crie de fuir, pourtant la dernière phrase de Kélio émerge dans son esprit. Elle ne peut décemment l’abandonner aux griffes de son propre cauchemar, d’autant plus que c’est le seul homme qui s’est inquiété pour elle. Qui désire la protéger. Sa main se pose sur l’écorce froide de plus en plus fissurée, sans qu’Armenn ne contrôle son geste.
Kélio commence à façonner la Henna et laisse son imagination créer ses désirs meurtriers. Le décor se pose comme une pièce de théâtre dramatique, l’ambiance s’assombrit. Armenn pourrait presque distinguer des rideaux bordeaux se lever pour laisser entrer les personnages sur scène, entre les murs froids de la Tour. Les mains habiles de Kélio reproduisent Armenn dans les moindres détails, mais son regard reste sombre. Le spectre de la jeune femme s’avance vers l’homme qui commence à paniquer.
- Que fais-tu là ? crie-t-il.
- Je viens te proposer de sauter pour me rejoindre, qu’en dis-tu ?
- Sors de ma tête ! Tu n’es pas Armenn, celle que j’aimais est morte !
Le double de la Gardienne reprend à nouveau la parole.
- Celle que tu aimais ? Tu m’aurais aussi jetée par la fenêtre comme le jeune garçon ?
- Comment le sais-tu ? Tu étais déjà morte.
- C’est ce jeune homme qui me l’a appris. Il est venu avec moi. Tu mérites de mourir. Tu n’es qu’un monstre !
Le spectre se jette alors sur l’homme. Celui-ci, terrorisé, s’empare du couteau planté dans sa paume et le loge dans la poitrine du fantôme. Derrière Kélio, la Guide étouffe un cri, mais ne ressent aucune douleur. Sitôt le couteau enfoncé jusqu’au cœur, le visage du spectre se métamorphose et prend les traits de leur ennemi. Une douleur traverse la poitrine de l’homme ; celui-ci tombe à genoux en même temps que sa réplique.
- Tu es moi. Tuez-moi, lui murmure son double.
- Comme... comment ? Qui es-tu vraiment ?
- Je suis tes erreurs, répond-il d’un ton calme. Le reflet retire alors le poignard de sa poitrine et le dépose dans la paume de l’homme, puis s’efface comme s’il n’avait jamais existé.
Kélio se retourne et tend une main à Armenn.
- Viens et aide-moi à finir ce que j’ai commencé pour toi. Tu le mérites.
Armenn s’avance vers Kélio, lui prend la main et de l’autre façonne sa propre silhouette et celle de son sauveur. Leurs spectres s’approchent lentement de l’homme à terre. A leur vue, l’assassin désorienté se relève, couteau en main. Ceux-ci s’approchent de l’homme abasourdi. A nouveau l’assassin, de plus en plus paniqué, empoigne fermement son couteau et le brandit au-dessus des deux Gardiens. Le spectre de Kélio se jette devant celui de sa Guide afin de la protéger.
- Kélio !!! hurle la réplique d’Armenn. Non !
Dès que la pointe de la lame effleure l’épaule du jeune homme, son visage se transforme et adopte les traits de son adversaire. Le tissu qui entoure la plaie profonde se trempe rapidement de sang, et le spectre disparaît bientôt en poussière.
L’homme, horrifié par la répétition de ses morts, commence à reculer vers la fenêtre de la Tour. Le spectre de Kélio se rematérialise devant l’homme, puis il le contourne à une vitesse inhumaine. Le jeune homme l’empoigne et bloque ses mains dans le dos, genoux à terre. Kélio récupère d’un geste habile le couteau et le tend à Armenn.
- Je sais ce que je lui réserve, mais je te laisse l’honneur de commencer si tu t’en sens capable.
Cette phrase sort d’un ton calme de sa bouche. Armenn regarde et essaye de comprendre Kélio : ses yeux sont complètement dilatés et aucune once de pitié ne s’y reflète. Une aura de malveillance se dégage du Gardien. Ses traits se figent. Cet être qui ressentait tant d’amour pour sa mère. Qui désirait protéger Armenn au péril de sa vie. Cette créature n’a plus rien d’humain.