Une silhouette se faufilait dans la nuit, sautant d’ombre en ombre, traversant la rotonde presque désertée en direction des lumières des forges. Le rougeoiement des fourneaux accentuait la lumière du cristal immergé dans ce qui aurait dû être un lac mais, à cet instant, ressemblait plus à la gueule brûlante d’un volcan en éruption.
Carssa se surprit à presser le pas, évitant par réflexe les flaques de lumière qui baignaient la rue, comme elle avait pris l’habitude de le faire tant d’années auparavant. Ce qui avait tout d’abord été un simple jeu d’enfant se baladant dans les forges, transformant leurs immenses formes en monstre et dragon à éviter, s’était vite changé en une compétence qui lui avait sauvé la mise plus d’une fois.
Elle tourna au coin d’une rue, silencieuse comme une ombre.
Le souffle bouillonnant du Quartier des forgerons la frappa de plein fouet, la forçant à plisser les yeux déjà embués de larmes.
« Ça, j’aurais été heureuse de l’oublier », pensait-elle en remontant la rue une fois la surprise passée.
Sur la place où s’étalaient les nombreux établis et fours se devinaient les silhouettes d’une dizaine de travailleurs, transportant matériaux et produits dans leurs bras épais, luisant d’une couche de sueur qu’ils portaient comme une seconde peau. Les forges ne dormaient jamais dans cette ville. Les combattants Keltiens avaient besoin de plus de ressources chaque fois que l’armée partait sécuriser la frontière de la forêt située au nord de la ville, et c’est à ces hommes de l’ombre qu’il revenait de maintenir la cadence infernale.
Arrivée en haut de la rue principale, Carssa atteint la forme immense des fourneaux principaux. Les ouvriers et forgerons s’activaient autour, inépuisables automates armés de marteaux. Leur danse était hypnotisante de fluidité et de rigueur. Carssa aurait pu regarder ses hommes travailler des heures durant si le son perçant des marteaux frappant le métal ne lui broyait pas le crâne.
Leurs mouvements si puissants dégageaient une élégance et une finesse que leur carrure ne laissait en aucun cas présager. Chaque frappe, chaque écart régulier et violent n’était qu’une caresse pour l’acier indolent.
Elle avança lentement sur la place, frôlant les clair-obscurs rythmant l’ouverture des fours, une silhouette anonyme de plus dans le tableaux des artisans. Elle tourna sur elle-même, cherchant la forme familière de Margor parmi tous ces hommes. L’effervescence de la place était telle qu’elle ne vit le coup venir qu’au dernier moment. La forme floue d’un bras tenant une barre métallique fondant vers elle fut éclairée par l’éclat fugitif d’une flamme. L’attaque était surprenante, mais l’agresseur n’était pas si rapide. Réagissant par instinct, Carssa eut à peine le temps de se baisser que le coup qui aurait dû lui défoncer le crâne ne fit que toucher le côté de la tête. La douleur pulsa malgré tout, la faisant reculer de quelques pas tandis qu’elle luttait pour ne pas tomber.
Un nouveau coup du soufflet d’un fourneau illumina le visage de l’homme. C’était le vandale qu’elle avait menacé de son couteau quelques minutes auparavant. Sous le choc, elle resta un instant hébétée. Jamais elle ne l’aurait imaginé capable de la suivre sans qu’elle s’en aperçoive, ni même assez intelligent pour reconnaître qu’une attaque surprise était la seule façon qu’ils avaient de la battre.
Elle sentit un rire carnassier monter en elle lorsqu’elle sentit le sang couler le long de sa tempe. Elle plaça la main sur le manche de sa dague, sentant son équilibre lui revenir. Il allait payer cet assaut manqué... Elles les avaient prévenus, maintenant ils allaient devoir assumer leurs décisions.
Le regard haineux, l’homme en face d’elle se tendit en la voyant se préparer au combat. Comprenant que son attaque surprise avait échoué, il lâcha un cri rauque de dépit et s’élança sur elle... pour se retrouver la gorge saisie par la poigne d’une main immense.
Un colosse s’était interposé entre la jeune femme et son agresseur. Le géant souleva l’homme avec une facilité déconcertante, le laissant s’agiter un mètre au-dessus du sol. L’intervenant toisait les alentours du haut de ses deux mètres et seuls les muscles de son bras montraient un signe de tension pendant que le brigand grimpait jusqu’à atteindre la ligne des yeux du forgeron surmontant un visage couvert d’une épaisse barbe rousse.
L’homme était imposant et le terme “armoire à glace” lui vint naturellement à l’esprit lorsqu’elle le découvrit. Comparaison qui aurait été fort à propos si l’armoire en question était faite d’acier et pouvait briser un homme d’une seule main.
« Tu penses pouvoir attaquer quelqu’un dans la forge d’un Keltien et t’en sortir indemne, mon gars ? C’est la première fois que tu viens dans cette contrée peut-être ? »
Carssa reconnut immédiatement cette voix. Le timbre doux si étonnant pour un homme de ce gabarit, cette voix qui lui faisait l’effet d’une couverture chauffée se posant sur son esprit fatigué. Le regard du géant brilla lorsqu’il la vit et la jeune femme sourit d’une oreille a l’autre sans même s’en rendre compte à la vue de l’homme qu’elle était venue chercher. Elle se reprit aussitôt, affichant son visage le plus neutre possible.
Devant le manque de réaction autre que des gargouillis de la part de celui qui tentait d’échapper à sa prise, le géant reprit:
« Tu penses pouvoir attaquer une femme dans MA forge et t’en tirer comme ça ? »
La voix était toujours aussi douce mais portait cette fois une menace si peu voilée que Carssa aurait été terrifiée s’il s’était adressé à elle. Les deux comparses du bandit qu’elle n’avait pas remarquée parurent hésiter un moment, cherchant comment ils pourraient bien se sortir de ce pétrin : prendre la fuite avant d’être complètement encerclés par les forgerons ou aider leur camarade. Lesdits forgerons, pourtant, ne semblaient absolument pas pressés d’interrompre leurs tâches pour aider leur chef, se contentant d’observer le déroulement de la situation du coin de l'œil avec un rictus amusé. Il était clair que le colosse n’avait besoin d’aucune aide.
Celui-ci envoya rouler l’homme à la cicatrice en direction de la sortie de la forge avec autant d’efforts que s’il jetait une pierre pour faire des ricochets. Crachotant et tentant de reprendre son souffle, le bandit se remit debout en tremblant et disparut dans les ombres avec le peu de dignité qu’il lui restait après avoir été ainsi malmené. Ses compères le suivirent sans demander leur reste, esquivant de peu un coup de pied destiné à leur postérieur sous les les rires tonitruants des spectateurs nullement inquiétés.
Le géant fit face à la jeune femme, la couvrant une fois plus de l’écrin de son ombre.
- Margor, prononça doucement Carssa d’une voix enfantine qu’elle n’avait plus entendu depuis des années.
-Je t’ai déjà dit de m’appeler Papa, fillette ! “
La maison du forgeron n’était pas vraiment ce que l’on pouvait attendre de la résidence d’un homme seul consacrant la quasi-totalité de son temps à son art. Située dans une ruelle perpendiculaire à l’avenue entre le quartier résidentiel et les forges, à mi-chemin entre les maisons cossues et les habitations les plus pauvres, la baraque en pierre qu’il occupait présentait un extérieur plus que banal, rehaussé par l’ambiance chaleureuse qu’offrait l’intérieur.
L’air tiède et doux avait une odeur de bergamote étonnamment familière, éloignant vite le souvenir des cendres et des fumées écœurantes de son travail.
Carssa ne parvenait pourtant pas à se détendre. Ses épaules étaient tendues et tous les exercices de relaxation du monde qu’elle affectionnait tant n’aurait pu la soulager à cet instant...Elle sentait ses repères la quitter et les scénarios imaginés tout au long du trajet défilaient les uns après les autres dans son crâne, la faisant bouillir d’appréhension à l’idée de la conversation qu’elle avait évitée pendant des années. Aussi absurde que cela puisse paraître, elle aurait préféré offrir leur revanche aux anguilles cendrées qu’elle avait croisées plutôt que de lui faire face.
Elle prit une profonde respiration, essayant de retrouver le calme qu’elle avait appris à créer au plus profond d’elle. Elle s’imaginait un lac au noir des plus opaques. Un plan d’eau tellement calme qu’on le penserait fait du verre le plus plat. Sans qu’elle ne s’explique pourquoi, cette vision intérieure la calmait dans toute situation. Aujourd’hui pourtant, elle ne pouvait s’imaginer autre chose qu’un lac troublé par une onde légère. Cela pourrait passer pour un détail pour d’autres, mais démontrait pour elle un profond malaise…
Elle serra le poing pour s’empêcher de trembler et sursauta presque lorsque le géant entra dans la pièce avec une serviette et de l’eau chaude.
« Pour ta tête », grommela-t-il.
Elle murmura des remerciements et voulut lui les prendre des mains, mais il la repoussa. « J’ai pas pu te voir pendant dix ans… Maintenant que t’es là, tu vas au moins me laisser prendre un minimum soin de toi, non ? »
Elle rougit légèrement, leva les yeux au ciel pour couvrir sa gêne et se tourna pour le laisser s’occuper de sa blessure.
« Ça a l’air d’être une simple égratignure. Ça saigne beaucoup parce que c’est à la tête mais ça ira mieux très vite. C’est simplement impressionnant vu que tes cheveux sont gris, ça leur donne vite une teinte effrayante. »
Comme il était étrange de le voir parler ainsi, conversant simplement après tout ce temps, faisant comme si les erreurs qu’elle avait commises n’avaient été qu’un élément sans conséquences, comme si les derniers instants passés ensemble dataient de la veille et pas d’une décennie…
Elle se mordit la lèvre, cherchant à aborder sa venue sans avoir l’impression de se justifier.
« Tu as quitté la capitale ? » demanda-t-elle sans prendre le temps de réfléchir.
Elle ferma les yeux. Qu’est-ce qu’elle pouvait être stupide ! C’était sans doute la pire chose à demander !
« Il a bien fallu. Après ce qui s’est passé, c’était impossible pour moi de rester là- bas. Ils m’ont envoyé ici pour me punir. On a toujours besoin de plus de forgerons près du front, coup de bol pour moi. »
Il fit ce qui pour un humain normal aurait ressemblé à un éternuement d’ours mais que Carssa reconnaissait comme étant un ricanement.
« Les années passant, j’ai réussi à obtenir le droit de diriger une forge. Il faut dire que les gars ici ne sont pas plus propres que moi... Pour se retrouver à Tredor, il faut avoir fait quelques bonnes bourdes, clairement. »
Malgré le ton bien plus chaleureux que ce qu’elle attendait, Carssa ne put s’empêcher de remarquer la fatigue de l’homme. Aussi fort et imposant qu’il était, elle voyait maintenant ses larges épaules bien plus affaissées qu’auparavant. De nombreuses rides marquaient son visage et sa barbe était parsemée de larges poils blancs. Elle soupira :
- Pourquoi m’as tu fait venir Margor. Je ne devrais pas être dans cette contrée après ce que j’ai fait.
- C’était il y a dix ans, Carssa ! gronda-t-il. Dix années pendant lesquelles je n’ai pas pu voir ma fille ! Dix années pendant lesquelles les simples informations que j’ai réussi à glaner venaient de bandits de passage. Tu te rends compte à quel point c’est difficile d’avoir des nouvelles sur les agissements d’une mercenaire travaillant pour le compte d’une Guilde Obscure ?
Il posa sèchement le pot dans lequel la serviette rougie de son sang reposait. Le choc le fendit et l’eau commença à goutter sur le sol. La jeune femme sentit son visage chauffer et rétorqua :
« C’est justement pour cette raison que l’on a tendance à rejoindre ce genre de guilde, tu sais ? Je ne suis pas sensé être “trouvable”. Où est-ce que j’aurais pu être plus invisible que là-bas ? »
Elle prit un air dégoûté.
- Tu aurais voulu que je devienne une gentille fille d’auberge keltienne peut-être ? Et je t’ai déjà dit d’arrêter de dire que je suis ta fille. Ça ne t’a jamais rien apporté de bon, a priori, asséna-t-elle avec un rictus moqueur.
- Je ne suis peut-être pas ton père, mais je lui ai promis de veiller sur toi, ce que j’ai fait pendant près de dix ans. Si cela ne me donne pas le droit de te voir après tout ce temps, je ne sais pas ce qu’il te faut !
Elle vit que sa remarque l’avait blessé. Sans rajouter quoi que ce soit, il prit le le pot fendu, se leva avec une brusquerie maladroite avant de l’emporter dans la cuisine sans un mot.
Carssa se prit la tête dans les mains. Comment en étaient-ils arrivés là ? Elle ne voulait pas le repousser comme ça, mais chaque fois qu’ils abordaient ce sujet, quelque chose en elle se hérissait, sans qu’elle ne contrôle quoi que ce soit... Elle devenait agressive, voire blessante... « ça vaut sans doute mieux, se dit-elle. qu’il se tienne loin d’elle avant qu’il ne perde encore tout par sa faute... »
Elle regarda autour d’elle, le cœur lourd. La maison semblait plus grande vue de l’intérieur. Margor avait toujours eu ce don de rendre l’endroit où il habitait chaleureux. Même dans cette ville perdue à la lisière de la forêt, entourée de déserts, il parvenait à créer un nid douillet qu’on ne voulait pas quitter. Elle se souvenait que le seul endroit où elle ne s'était jamais senti à l’abri après « l’incident » était la maison dans laquelle il l’avait accueillie. Nul besoin d’artifice, d’une présence féminine supplémentaire ou de qui que ce soit d’autre, le forgeron avait toujours réussi à mettre les gens à l'aise. Un talent plus que rare pour les hommes de ce peuple… Cela avait d’ailleurs été un grand sujet de plaisanterie pour elle. Il était le seul ours civilisé d’une contrée regorgeant de créatures brutales et obtuses.
Grâce à lui, cet enfant qui semblait porter toute la tristesse du monde sur ses épaules avait laissé au monde qui l’entourait une seconde chance... Et c’était pour cette même raison qu’elle ne pouvait pas le laisser être blessé. Pas une nouvelle fois.
Le forgeron revint dans la pièce avec une tasse d’une boisson aux herbes dégageant une fumée épaisse et odorante.
- Tiens, ça t’aidera à dormir et à cicatriser.
- Margor. Je ne compte pas rester. Je suis venue parce que je te dois énormément, plus qu’à quiconque, dit-elle plus bas. Je déteste avoir des dettes. Dis-moi comment je peux t’aider avant que je ne rentre à Paesca.
L’homme qui se considérait comme son père la regarda, affichant un air ahuri, la main tenant la tasse toujours tendue vers elle.
« Tu viens d’arriver ! tonna-t-il. Tu ne vas pas repartir aussi vite !? Ne sois pas ridicule, tu ne vas pas rester à l’auberge alors que j’ai de la place pour toi ici ! Et ne pense surtout pas que tu me doives quoi que ce soit. J’ai accepté la responsabilité de t’élever. Je savais ce que je faisais lorsque j’ai fait cette promesse, alors ne vient pas me parler de dettes. »
La jeune femme s’était levée sans même s’en rendre compte, défiant du regard le forgeron. Ses poumons s’activaient comme deux soufflets faisant chauffer son visage, maintenant entièrement rouge. Ils s’affrontèrent du regard pendant un long moment. L’homme finit par la lâcher du regard et ronchonna :
« Qu’on ne vienne pas me dire que les Keltiens sont aussi rigides que le fer qu’ils travaillent. Tu es plus bornée que n’importe lequel d’entre nous. »
Une fois calmé, Margor remarqua qu’au cours de sa tirade, il avait aspergé tous les meubles l’entourant du contenu de sa tasse. Elle fut sur le point de dire quelque chose mais se ravisa, ne sachant trop si elle devait rester ou rentrer à l’auberge. Elle ne voulait pas laisser les choses ainsi, surtout pas avec lui. Heureusement, ce fut le géant qui lui offrit une opportunité :
« Si tu refuses que je m’occupe de toi, alors peut-être accepteras-tu de rester pour aider la ville ? Deux de mes hommes ont disparu. Si tu peux nous aider avec les recherches, ça nous aiderait beaucoup. »
Il se rassit, affichant un air de frustration teinté d’inquiétude.
« Personne d’autre ne veut le faire… »
C’était à son tour de rester bouche bée. Elle n’aurait pas pensé que le forgeron accepte ses conditions aussi vite. Ravie de sa victoire, elle se remit d’aplomb et hocha la tête :
« Je repasserai demain. Tu me donneras les détails. »
Elle hésita encore un instant, la main sur la poignée de la porte, puis elle sortit et disparut, redevenant une ombre de plus dans la nuit.
Sur le chemin du retour à l’auberge, elle retraça dans sa tête le fil de la discussion qu’elle venait d’avoir. Marchant lentement, perdue dans ses pensées, il s’en fallut de peu pour qu’elle se fasse à nouveau surprendre. Le mouvement d’une forme sombre passant plus bas dans la rue la tira de sa rêverie. Cela pouvait-il être le groupe d’acharnés qui l’attendait, espérant la trouver seule pour s’offrir une seconde revanche ? Cela pouvait également être une simple patrouille montant la garde dans le coin…
Vu les efforts déployés par la forme en question pour rester cachée, Carssa pencha plus pour la première option. Ses automatismes prirent le dessus en un instant et elle se fondit dans la pénombre offerte par le bâtiment à proximité. Elle prit le temps d’observer la rue qui descendait vers le lac. La voie assez large pour que deux chariots puissent passer en même temps était épaulée de deux trottoirs surélevés protégeant les piétons descendant en une succession d’escaliers et d’espaces facilitant l’accès aux bâtiments. La différence de niveau et le fait que certaines bâtisses soient plus avancées que d’autres dans la rue multipliaient les renfoncements, offrant à la jeune femme de nombreux endroits pour se dissimuler.
Manifestement, la discrétion n’était pas la plus grande qualité de l’assaillant probable car un simple moment d’observation était suffisant pour qu’un œil un tant soit peu attentif ne le découvre. Les gardes de Tredor ne devaient pas être très dégourdis s’ils passaient à côté de débutants pareils…
Elle hésita un instant. S’il s’agissait bien du groupe de la dernière fois qui attendait qu’elle réapparaisse pour se venger définitivement, leur tomber dessus lui aurait offert un exutoire plus que bienvenu, mais une mission l’attendait. Elle ne pouvait risquer de faire plus de vagues.
Après avoir lâché un soupir de déception, Carssa remonta la rue sur quelques mètres, prenant une rue séparée pour contourner la zone où l’attendaient probablement les agresseurs. Elle pouvait se tromper, mais un minimum de paranoïa valait mieux qu’une gorge tranchée...
La jeune femme se hissa souplement sur un balcon pour prendre de la hauteur. Passer par les toits serait sans doute plus long, mais offrait une sécurité pour ceux assez agiles pour les parcourir. Chaque bâtiment avait une hauteur différente et progresser dans cette forêt de cheminées n’était pas chose aisée. Toutefois, une sensation de liberté l’emplit vite tandis qu’elle sautait d’une bâtisse à l'autre, survolant ruelles et allées sombres sous le regard vigilant des étoiles que la fumée ne couvrait pas.
Les toits avaient toujours été un lieu où elle se sentait à l’abri. Déjà, lors de son enfance dans la capitale Keltienne, elle aimait se réfugier en hauteur lorsque des brutes ou les victimes de ses « emprunts à durée indéterminée » cherchaient à la retrouver. De là-haut, la ville s’offrait à vous. Les assemblages de tuiles étaient son terrain de jeu, un espace de liberté totale où personne ne parvenait à la suivre.
Pour la plupart, les Keltiens était des gens simples, aussi simples que le métal qu’ils manipulaient et intenses que leurs flammes. Ce coté terre-à-terre se retrouvait souvent dans leur caractère, et il était rare de trouver qui que se soit d’assez courageux pour la suivre dans ses escapades. À son grand désarroi, ce détail s’accompagnait d’un cruel manque de second degré rehaussé par une loyauté inflexible.
Pour les Keltiens, briser une promesse était une chose aberrante, et ceux qui s’y risquaient perdaient souvent toute la considération de leurs pairs, se retrouvant parfois même au ban de la société. Elle et les Keltiens ne pouvaient donc être plus différents, si l’on faisait abstraction de leur obstination mutuelle. Toutes ces différences avaient pesé sur son enfance, l’empêchant de s’intégrer dans cette contrée. Ces différences et peut-être un manque de bonne volonté de sa part…
Elle soupira et sauta d’un toit plus haut que les autres. Elle atterrit à l’abord d’une ruelle peu éclairée et vit trois formes se déplacer en bas, semblant faire une ronde. Apparemment, le groupe de bandits ne voulait pas la lâcher. Elle rit intérieurement à l’idée de les laisser l’attendre toute la nuit dans l’obscurité moite de la ville et sauta par-dessus la ruelle avec une grâce presque féline. Elle avait rendez-vous avec un bon lit et personne ne pourrait l’empêcher d’en profiter.