Jérôme : comment la guerre commence

Par Sabi
Notes de l’auteur : Jérôme et sa famille parlent entre eux l'arpitan. Seulement je ne m'y connais pas suffisamment pour retranscrire leurs dialogues dans cette langue. J'ai emprunté à Émilie Gex un morceau de ses nombreux poèmes dans cette langue.

Par les jours de vent d’est, Jérome pouvait entendre l’océan caché derrière l’horizon. L’iode contenu dans les embruns faisait partie intégrante de la vie des paysans proches des côtes. Et il avait toujours semblé au jeune homme que toute sa vie serait marqué par l’odeur lointaine de la houle.

La ferme de son père comprenait quatre champs de quelques hectares chacun. Deux servaient aux récoltes. Les deux autres servaient de pâturage aux vaches, l’un servant une année, le second l’année suivante.

Posséder la terre, c’était se garantir un certain train de vie, une certaine garantie de subsistance, disait son père. C’était une mentalité qu’il avait hérité de son père qui l’avait hérité de son propre père avant lui, et ainsi de suite.

La terre, c’était la mémoire et l’héritage de Jérome. Tel un arbre solidement ancré dans le sol qui l’avait vu grandir, jamais il n’était allé plus loin que le bourg auquel la ferme familiale était rattachée. Jamais il n’avait dépassé l’horizon. L’océan qu’il entendait faisait partie de sa vie, comme l’au-delà inconnu se présente dans la vie de tout un chacun.

Il n’avait jamais vu les vagues et l’écume se jeter sur les plages de sable. Il n’avait jamais goûté son eau salée. Le poisson que parfois sa grand-mère ramenait du marché était pêché dans les rivières et les lacs qui abondaient dans la région.

Jérome se destinait à une vie de paysan : prendre la relève, s’occuper de la ferme, avoir des enfants, passer le relai, mourir dans son lit au sein de la maison qui l’avait vu naître. Pour lui, le monde se résumait à cette ambition.

Il était bien sûr au courant que le monde était bien plus large. Son petit frère voulait faire carrière dans les postes royales. Sa sœur tissait de la soie en provenance de pays lointains. Parfois, des marchands ambulants s’arrêtaient au bourg et parlaient de ce qu’ils avaient vu ailleurs.

Pour sa part, il respectait ceux qui voyageaient, qui avaient vu le monde. Mais il leur laissait volontiers les hautes montagnes, les déserts et autres lacs de lave dont il entendait parfois parler. Son bonheur était ici. Pour rien au monde aurait-il souhaité que cela ne vînt à changer.

 

Ce jour là, le vent se taisait, et aucun nuage ne se voyait dans le ciel bleu de la fin de l’été. Jérome était occupé à moissonner le blé armé d’une faux. Hélène, sa sœur, s’occupait avec quelques cousines à ramasser les épis tombés à terre, chantant des chants de moisson :

 

Laché lo boûs, lo çarrets sont to présto,

Betâ dechu courdes, forçons, râté,

Le têim s’éimbroûille, y s’agit d’étre lésto,

Le niolle vont chur du mauvé coûté

A l’ouvr’, à l’ouvre, allin, le zuéne feille,

Faut pas tozor aganié lo garçons :

La gréla vint diên le têim qu’on babeille,

Hardi, z’âifants, faut sauvâ le mâissons.1

1Émilie Gex, extrait de son poème « Le darnié zor de Mâisson », à chanter sur l’air de la musique « Te souviens-tu ? »

 

S’arrêtant quelques instants pour essuyer son front couvert de sueur, Jérome jeta un coup d’oeil à ses frères occupés à la même tâche que lui dans le champ. Derrière eux, à côté de l’entrée dans l’enclos, son père maniait le fléau avec sa mère, séparant les grains de leur tige. Sitôt la dernière gerbe coupée, il irait les aider à trier la paille des grains. Il n’y aurait plus qu’à les ramasser dans les baquets qu’ils avaient apportés, mettre la paille dans des sacs, et ramener tout cela à la ferme. Le soleil se coucherait alors, et la journée serait fini.

Alors que le jeune homme allait retourner à son travail, il vit sur le chemin un homme courant dans leur direction. Plissant les yeux pour mieux l’apercevoir, Jérome finit par reconnaître Gilles, un cousin éloigné qui habitait la ferme voisine de la leur. Devant le caractère inhabituel de l’événement, le jeune paysan se demanda ce qui pouvait bien amener de façon si précipitée leur voisin. Finissant par entendre le bruit de course sur la terre battue, son père releva la tête de son labeur.

« Que t’arrive-t-il, Gilles ? Tu cours par cette chaleur ? »

Malgré la distance, Jérome entendait très bien la conversation.

« Oscar ! C’est l’bazar au bourg ! Parait que c’est la guerre !

— La guerre, tu dis ? »

Cela faisait longtemps que le pays n’avait plus connu de troubles d’envergure. Lorsque la grand-mère de Jérome les réunissait autour d’elle dans l’âtre de la grande cheminée en pierre de la ferme pour leur raconter des histoires, il lui fallait remonter à plusieurs générations avant même sa quinquisaïeule pour trouver un récit de guerre. Autant dire que ce mot avait une consonance étrange dans l’esprit de Jérome, comme si un revenant était venu frapper à la porte.

« Les gens ont dû mal comprendre, Gilles ! Souviens toi quand tout l’bourg, y s’est préparé en pensant qu’la femme de Gustave s’était perdue dans la forêt des Fanins, alors qu’c’était juste une de ses vaches qu’s’était enfui !

—C’était à cause de la Flore qu’a mal entendu et qui est allée répéter ça à tout l’monde ! Mais là, Gilles, y a des soldats en arme et tout l’tralala au bourg !

—P’t’et’ bien, oui. Et alors ? C’est aussi possible que Fred ait pas payé c’qu’il devait au seigneur, et qu’s’en est rendu compte !

—J’crois pas, non. Y placardent des annonces sur tous les murs du bourg. ’Font des déclarations publiques.

—C’est toi qui les a vus faire ?

—Non, c’est mon frère. »

Son père demeura songeur un instant.

« Merci, Gilles. T’as couru pour nous prévenir. Prends un peu d’eau avant d’repartir. »

Voyant alors que Jérome avait tout entendu, il fit signe à son fils de continuer à faucher. S’exécutant, Jérome réfléchit à la nouvelle. Si c’était vrai, qu’allait-il se passer ? C’était bien la première fois qu’un événement aussi terrible se produisait dans le coin. Jaugeant ce qui restait à moissonner, cependant, le jeune homme finit par mettre de côté ses pensées. Peu importait la guerre qui venait, le blé devait être dans le grenier ce soir !

 

Au final, le père de Jérome ne fit que répéter dans la soirée ce que le cousin Gilles lui avait appris au champ. Le silence accueillit ses paroles. Personne n’osa poser de questions. Oscar avait sa tête des mauvais jours : le visage fermé, les mains jointes devant lui, coudes posés sur la table. Il réfléchissait, et dans ces moments là, il valait mieux ne pas le déranger. Leur mère, Marie, occupa alors toute la famille comme d’habitude à la préparation du diner. Mais l’atmosphère avait quelque chose de pesant. Les sourires étaient forcés, les regards qu’on s’échangeait étaient inquiets, parfois plongés dans le vague. On imaginait des choses. Jérome, en tout cas, ne s’en privait pas. Il n’aurait pu s’en empêcher même s’il l’avait souhaité.

Jusqu’au coucher, son père resta muet. Impossible de lui tirer le moindre mot, le moindre sourire. Ce n’était pas la première fois que cela arrivait. Mais c’était le signe d’un problème des plus importants. Ce ne fut que le lendemain, une fois le petit-déjeuner terminé, que Jérôme le vit prendre la parole. Tout le monde se tut à la seconde où on l’entendit s’éclaircir la gorge.

« J’vais aller au bourg aux nouvelles. Vous, occupez-vous d’la ferme en mon absence. »

Entendant cela, son petit frère, Étienne, n’y tint plus.

« Et si tu r’viens pas ? »

Oscar tourna son visage tanné et ridé de paysan bourru vers son plus jeune fils, le regard impénétrable.

« J’reviendrai. »

Et cela mit un terme à la discussion.

 

La journée se terminait. Dans le ciel, le soleil amorçait sa descente derrière l’horizon, et Oscar n’était toujours pas rentré. Jérôme voyait sa mère, assise à la porte, le regard tourné vers l’horizon, vers le bourg. Son inquiétude sourdait de toutes les fibres de son être. La maison était sombre. Auprès de l’âtre, la grand-mère resserrait son châle autour d’elle comme en plein hiver.

La guerre. Elle commençait non pas à la première bataille pour les paysans, mais dès que la nouvelle était connue. Ses légions de spectre susurraient des angoisses, murmuraient des hantises : Qui reviendra ? Quand ? Comment ?

Jérôme enfila sa veste et son béret, se saisit d’un bâton de marche et d’une lampe-tempête.

« Je vais chercher papa au bourg ».

Sa mère l’empoigna par le bras : « Non Jérôme ! T’sais pas ce qui s’est passé. T’sais pas ce qui pourrait t’arriver !

- M’man, j’vais chercher p’pa. Faut bien qu’on sache ce qui se passe.

- Alors dans ce cas, on y va tous » dit la grand-mère.

Françoise, avec ses 80 ans bien tassés, qui s’affaissait chaque jour un peu plus, s’était relevée, armée de dignité.

« Si on va tous au bourg, on saura tous. On fera face ensemble à ce qui vient. »

Ce fut à ce moment là pour Jérôme qu’il apprit une des plus grandes leçons de sa vie : les hommes peuvent agir et prendre des décisions courageuses. Mais dans les temps de souffrances et de troubles, c’était invariablement les femmes, et plus particulièrement les grand-mères, qui avaient la capacité infiniment quelconque et infiniment précieuse de maintenir le cap pour toute une maisonnée.

Alors, tout le monde s’habilla. On couvrit Françoise de quelques châles supplémentaires, on lui fournit sa canne en noisetier dans la main gauche, Étienne à sa main droite, au cas où. Sa mère portait dans ses bras petit Jean, le benjamin de la famille, à moitié endormi. On emporta même la perle de bonheur qui protégeait les champs, les animaux et les habitants de la ferme pour cette expédition, « sait-on jamais » avait dit l’aïeule. Et c’est ainsi que, paré pour le voyage, se sentant prêts à tout, alors que le soleil commençait à se coucher à l’horizon, toute la petite famille se lança sur la route.

 

Le bourg se voyait à plusieurs kilomètres de distance. Ce n’était pas anormal, étant donné que des torches étaient allumées pour la nuit. Non, ce qui l’était, c’était leur nombre. On aurait dit que la fête de la moisson avait été avancée de deux semaines.

Alors qu’ils approchaient des premières maisons, Jérôme vit les premiers soldats en armes bloquant le passage.

« Halte ! Que voulez-vous ?

- Mon père est venu ce matin de bonne heure ici, et il n’est toujours pas rentré. »

Un air de compassion se peignit sur le visage de l’homme en armure.

« Passez. Vous pourrez au moins lui dire au revoir ».

Personne ne voulut relever ses paroles. Elles étaient par trop terribles. Françoise cependant se mit à grommeler entre ses dents. Marie serra davantage petit Jean qui ouvrit un œil sans rien dire. Étienne avait l’air aux abois et jetait des regards nerveux un peu partout. Quant à lui, Jérôme ne savait pas de quoi il avait l’air, et il ne tenait pas du tout à le savoir.

 

La place des halles étaient noires de monde. Mais il ne s’agissait pas d’une foire. Ou alors c’en était une bien étrange. Sous les halles, un quartier militaire avait été monté d’où l’on pouvait voir plusieurs hommes arborant des plastrons rutilants et des épées ornementées. Sur la gauche de la place, les habitants du bourg se massaient, les poings serrés, silencieux. Sur la droite, des hommes s’entassaient dans des charrettes. Au centre, une table avec des hommes armés de papiers et de plumes notaient des noms tandis qu’une file d’homme défilait, un à un, sous leurs yeux.

« Votre nom ?

- Jérémie.

- Âge ?

- 36 ans.

- Un handicap particulier à signaler ?

- Aucun. » Et ainsi de suite.

L’allure fatiguée de la foule indiquait que ce spectacle devait durer depuis fort longtemps. Jérôme, s’avançant vers un bourgeois qu’il connaissait de vue, lui demanda :

« Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’ils veulent ?

- Ah, vous êtes venus ? » L’homme avait l’air résigné. « V’s auriez pas dû. Faut s’éviter ce genre de spectacle si on peut. I’ s’préparent à la guerre en enrôlant les gars.

- Tous ? » intervint Marie estomaquée.

« Non pas. Juste un homme par famille. Et il faut pas qu’il soit infirme, attention !

- Tu sais si mon père est déjà passé ?

- Oscar ? J’crois pas... »

Jérôme allait jeter un coup d’oeil circulaire quand le bourgeois reprit :

« Ah ben tiens, vous avez de la chance ! Il est là, en train de passer au guichet. »

Jérôme se précipita. Oscar, son béret dans les mains, déclinait son identité devant les scribes.

« Attendez ! » cria-t-il. « Je prends sa place ! »

La plume s’arrêta de courir sur le papier. Son père, surpris, le regardait sans rien dire.

« Qui êtes-vous ?

- Je suis Jérôme, le fils d’Oscar. J’ai 19 ans et je ne suis pas infirme. Je prends la place de mon père.

- Fiston…

- Très bien, monsieur. Tout est en ordre. Allez vous mettre dans une charrette disponible je vous prie.

-Merci »

Une main osseuse mais chaude se posa alors sur son épaule. Il se retourna. C’était grand-mère Françoise, les traits empreints de solennité, le regard grave.

« Espèce de gredin va ! Tu nous laisses sur un coup de tête, sans prévenir de ce que tu allais faire ! »

Jérôme baissa les yeux.

« Parce que tu savais, hein ? Tu savais que ça allait arriver ! Tu voulais prendre la place de ton père depuis le début ! »

Son père, entendant cela et pris d’une rougeur intense du visage, le gifla violemment.

« Canaille ! »

Il allait lui en remettre une, mais le geste suspendu en l’air, Oscar se rendit compte : ce serait peut-être la dernière fois qu’il verrait son fils vivant.

Jérôme n’avait jamais vu son père pleurer. C’était une chose impensable. Pourtant, cette nuit, une larme perla pudiquement à son œil. Il le saisit par les épaules.

« Mon fils... »

Grand-mère Françoise avait raison : la pensée de son père engagé dans l’armée lui avait bien traversé l’esprit. Mais elle avait aussi tort, car jusqu’à la dernière seconde, il avait ignoré comment il réagirait si cette pensée était vrai.

« P’pa, occupe toi bien de la ferme jusqu’à mon retour. »

« Jérôme, prends la perle avec toi »

Et l’aïeule lui fourra d’autorité l’objet dans sa poche de poitrine.

« Je serai plus tranquille te sachant avec ».

Un toussotement se fit entendre dans son dos : « Monsieur, vous bloquez la file ».

Alors, Jérôme regarda une dernière fois son père, sa grand-mère, vit à quelques pas derrière eux sa mère en larmes avec petit Jean les yeux bien ouverts. Étienne, lui, était rouge de colère et de peine. Il leur adressa un geste de la main, puis s’en alla vers les charrettes.

 

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