Quand reviendras-tu, ma bien-aimée Xylothée ?

Par Sabi
Notes de l’auteur : Septembre 1075 apr. Débarquement.
Thème musical : Guerre et Paix (2016), thème musical du prince André.
https://www.youtube.com/watch?v=OTq85xKbP08&list=PLpdRrmiqbfWMA_sG-KNH2crIdjydGfQiy&index=17

Les grandes plaines de l’ouest de Corvefell, le duché des Volano, était considéré comme la réserve alimentaire de tout le royaume. Les températures douces et clémentes associée à des pluies régulières permettaient à la région de produire des récoltes d’un grand nombre de céréales, fruits et légumes. La terre y était riche, et cela se ressentait jusque dans sa couleur d’un noir profond, terre d’où jaillissaient les tiges d’un vert de bleu des herbes folles.

C’était une magnifique journée d’été, et Xylothée apercevait de ci de là des chapeaux de paille et autre couvre-chef de paysans occupés à biner leurs champs et à préparer les outils pour la moisson prochaine.

Changeant son chargement d’épaule, la jeune fille attrapa la gourde qui pendait à son côté et avala une grande rasade d’eau fraîche. Le village n’était plus très loin. En attendant, malgré son foulard qui la dissimulait du soleil, elle aurait bien aimé rencontrer un arbre et profiter de la fraicheur sous ses branches. Il faut dire que cela faisait maintenant quatre heures que la petite apothicaire itinérante avançait sur cette route où l’ombre était aussi rare que les nuages dans le ciel.

Au village où elle avait dormi hier, on lui avait assuré que la capitale du duché n’était plus qu’à une demi journée de marche. Pourtant, rien ne se dessinait pour le moment à l’horizon. C’était à se demander si elle ne s’était pas trompée de direction quelque part.

Ce fut alors qu’elle arrivait au sommet d’une colline en pente douce qu’elle comprit pourquoi rien de la ville n’aurait pu se voir de toute façon.

Les Volano avaient construit leur château sur les bords d’un lac de cratère au fond d’une gigantesque dépression. Des milliers d’années auparavant, une météorite en avait creusé le trou, puis des pluies et des nappes d’eau souterraines l’avaient remplie en partie. Ainsi, on ne pouvait voir de l’extérieur de Calotera que les murailles extérieures qui encerclaient le gigantesque cratère.

 

En tant qu’apothicaire itinérante, Xylothée gagnait sa vie en réalisant du transport de médicaments aussi bien que de leur confection pour des particuliers. Elle portait ainsi sur son dos une véritable armoire miniature à rangements multiples dont elle était très fière. En arrivant à Calotera, la jeune femme se dirigea en tout premier lieu chez le pharmacien Camille qui avait besoin de larmes de fée chaque fois qu’elle passait une fois l’an. Son client, un homme dans la quarantaine, un peu bedonnant, fut ravi de la revoir et lui proposa un thé, « le meilleur remède que je connaisse ! », ce qu’elle s’empressa d’accepter.

« Quelles sont les nouvelles de Calotera, Camille ?

- Oh, tu sais, soupira-t-il, les nouvelles de la guerre dans le nord rendent les gens nerveux. On entend pas mal de bruit à propos d’une possible mobilisation des Volano pour rejoindre le conflit. Mais jusqu’à présent…

- Tu n’as pas l’air de beaucoup y croire.

- Je ne crois jamais rien tant que je n’ai pas le fait sous les yeux. Mais nous avons bien eu quelques réfugiés du duché des Marjiriens. Ce qu’ils racontent n’a rien de réjouissant j’en ai peur. »

Xylothée garda le silence, les yeux baissés. Interprétant correctement sa réaction, Camille continua :

« J’espère que le Haut Domaine sera épargné par les combats. Ce n’est jamais réjouissant de savoir sa patrie en proie aux troubles.

- C’est un haut plateau dont le seul accès est un tunnel. Même si nous avons peu de soldats, nous n’avons jamais été envahis. Je ne crois pas que ce sera différent avec cette guerre. »

Camille eut un petit sourire amusé.

« Il est tellement rare de voir un Câprien hors de son plateau. Alors si bas dans le sud, et qui plus est une Câprienne.

- La vie d’éleveur-fermier de haute montagne ne me convenait pas, alors…

- Tout de même, vous êtes sacrément peu à quitter vos terres.

- Nous aimons notre vie là-haut il faut croire.

- Ha ha ha ! »

Camille était une des plus anciennes relations de Xylothée. Lorsqu’elle était partie de chez elle pour arpenter les routes et qu’elle avait fini à Calotera, c’était lui qui lui avait donné l’étincelle afin de travailler comme apothicaire. Il lui avait appris la pharmacopée, et le reste, elle se l’était procurée elle même en travaillant au départ pour lui.

À chacun de ses passages à Calotera, elle s’arrêtait donc dans sa vieille boutique qu’il tenait de son père, et passait quelques nuits dans sa chambre d’amis, le temps pour elle de refaire ses stocks.

Cependant cette fois-ci, quelque chose d’autre devait aussi être fait, ou pas.

 

Le château des Volano était construit sur les berges du lac, au sommet d’un petit promontoire rocheux au bout d’une avancée naturelle. Étant au fond d’une dépression de plus de 200 mètres de profondeur, il ne servait pas à grand-chose d’élever des tours, aussi la demeure ducale avait-elle une forme très rectangulaire. La pierre d’un gris marbré provenait des montagnes des Havenins au sud et comportait peu d’ornements. Sûrement pour ne pas attirer l’attention sur les richesses de la famille, supposait Xylothée. Les Volano étaient en effet très puissants de par les abondantes récoltes des paysans, mais aussi grâce aux perles produites par les huitres d’eau douce qui vivaient dans le lac.

Ce n’était pas la première fois que la jeune femme devait se rendre au château, mais chaque fois, elle se retrouvait conquise par le panorama visible depuis la salle du trône ducal : on pouvait y voir à travers de gigantesques fenêtres de six mètres de haut sur deux mètres de large une grande partie de Calotera construite tout autour du lac, baignant dans les feux du soleil couchant avec, au sommet du cratère, les fortifications qui l’enserraient.

Sur le trône était assise Lioubomia Volano, princesse héritière du duché. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses épaules comme une cascade sur les rochers, et ses yeux gris laissaient transparaître toute l’inquiétude dont elle était le siège. À l’approche de l’apothicaire, la jeune princesse se leva et alla à sa rencontre, lui prenant les mains dans son émotion.

« Enfin vous êtes là !

- Comment se porte votre mère ?

- Le remède que vous lui avez donné l’année dernière fonctionne bien. La plupart du temps, elle parvient à faire bonne figure durant ses fonctions officielles, mais depuis quelques jours, son état s’est dégradé.

- Cela correspond aux prévisions que je vous avais annoncées. Pourrais-je voir votre mère ?

- Bien sûr, suivez moi. »

La duchesse Frédérica, une grande femme aux cheveux bruns étalés comme un dais sur son oreiller, fixait le plafond d’un air absent lorsqu’elles pénétrèrent dans la chambre. Cette dernière était spacieuse et bien aérée avec un balcon dont la vue donnait sur le lac. Quelques flacons et linges posés sur la table de chevet indiquaient un alitement de plusieurs jours.

« Comment vous sentez-vous aujourd’hui Votre Majesté ? »

La duchesse abaissa son regard vers elle.

« Qui êtes-vous ?

- Il s’agit de Xylothée, vous vous souvenez d’elle, mère ? C’est l’apothicaire qui vous a apporté votre remède l’année dernière.

- Ah, c’est vous ? Frédérica papillona des yeux. Veuillez m’excuser. Ces derniers temps, j’ai le plus grand mal à rassembler mes souvenirs. »

Elle présentait en effet tous les signes de quelqu’un d’atteint par des troubles de la mémoire et de la cognition. De ce que Xylothée en avait compris, la duchesse Volano avait commencé à voir sa santé mentale décliner depuis plusieurs années. Les médecins s’étaient penchés sur son cas et avait fini par lui diagnostiquer une sclérose en plaque.

Les remèdes étaient peu nombreux et durs à se procurer. Or, il se trouvait que l’un d’eux comprenait une fleur endémique du Haut Plateau d’où provenait Xylothée.

Ainsi, lorsque les Volano avaient débarqué dans la pharmacie de Camille, la tâche d’aller en chercher était naturellement tombée sur elle, inaugurant sa position actuelle d’apothicaire itinérante. La jeune femme exécutait en un an le tour de Corvefel, profitant de son passage à Calotera pour réapprovisionner la famille ducale dans le besoin.

« Cette année, j’ai pu me procurer un peu plus de coeur de chèvre que celle précédente. Vous devriez avoirun peu plus de stock de potion jusqu’à mon retour l’année prochaine.

- C’est une bonne nouvelle » sourit Lioubomia.

Ayant posé son armoire portative, Xylothée en sortit une par une toutes les fioles qu’elle avait pu fabriquer durant son voyage. La princesse les compta et, avec un soupir de soulagement, paya. Le coeur de chèvre avait comme propriété de raffermir la myéline enrobant les nerfs, et qui, dans le cas de la duchesse, était attaquée par son propre système immunitaire. La sclérose était de cette façon neutralisée, mais non pas éliminée, raison pour laquelle la prise régulière du remède était vital.

En bonne apothicaire, Xylothée se devait de rester quelques jours au chevet de la malade pour s’assurer que la potion produisait les effets désirés. Car qui pouvait dire si la maladie n’avait pas évoluée ? Plus d’une fois, la jeune femme s’était retrouvé confrontée à des pathologies évolutives nécessitant des ajustements sur plusieurs jours, si ce n’était des semaines. Ainsi retrouva-t-elle la chambre qu’elle occupait à chacun de ses passages au château.

La nuit venue, après que l’heure du diner fut passée, quelqu’un frappa à sa porte : il s’agissait d’Andreï, petit frère de Lioubomia, et soupirant de Xylothée.

 

*

 

Tout avait commencé le jour où le jeune prince avait pénétré dans cette pharmacie accompagné de ses deux gardes du corps. Leur mère rencontrait depuis plusieurs semaines des difficultés croissantes à marcher, et ces derniers jours, elle commençait à avoir des problèmes de mémoire. Le médecin du château finit par diagnostiquer le mal de la sclérose en plaque et leur conseilla de s’adresser à Camille le pharmacien de la ville, dont les amples connaissances en pharmacopée étaient reconnues par toute la cité, voire même peut être par tous les guérisseurs du duché des Volano.

Ce fut en franchissant le seuil de la boutique qu’Andreï la vit pour la première fois. Elle était accoudée au comptoir principal, face à une balance pesant des doses de médicaments, une plume à la main, en train de noter des indications sur du papier.

Ce qui le frappa tout d’abord, ce fut l’expression de son visage : concentrée et sereine à la fois. Il respirait l’odeur de celle qui accomplit la tâche pour laquelle elle se sentait taillée. Elle respirait la paix et l’accomplissement, la joie du travail désiré et pratiqué, comme une extension de soi-même que l’on a plaisir à voir en action.

Puis, il remarqua ses cheveux d’un noir curieusement très clair. On aurait pu la croire grisonnante avant l’âge, mais un regard plus attentif pouvait se rendre compte que cela était plus proche de l’argent. Elle les avait nattés en une tresse qui lui enserrait le front, ceci afin d’éviter qu’ils ne lui tombassent devant les yeux qu’elle avait d’un joli marron châtaigne. Le reste de son apparence contrastait par sa modestie : elle était en effet de petite taille, avec des traits de visage assez passe-partout, ni laids ni franchement beaux à proprement parler. Il lui faisait penser à une violette, modeste, humble, mais belle et agréable à regarder.

« Que me voulez-vous ?, lui demanda alors Camille qui s’était approché de lui pendant ce cours laps de temps.

- Une affaire urgente m’amène. On a diagnostiqué à ma mère la sclérose en plaque, et il paraît que vous êtes le meilleur pharmacien de la ville.

- Ah, je vois… une sclérose en plaque…, Camille réfléchit quelques secondes, marmottant pour lui-même avant de reprendre. Vous devez savoir que cette maladie est incurable. On peut seulement en limiter les symptômes, voire neutraliser le mal complètement dans le meilleur des cas.

- Le médecin nous l’a déjà expliqué.

- Tant mieux, tant mieux »

Il se tourna alors vers la jeune femme.

« Xylothée, il faut croire que le hasard fait bien les choses ! Connais-tu le coeur de chèvre ? »

La jeune femme du nom de Xylothée leva un regard surpris vers le pharmacien.

« Oui, c’est une plante dont raffolent les chèvres.

- Cette plante est endémique du Haut Plateau et sert dans le meilleur traitement connu pour la sclérose en plaque. J’aimerais que tu t’en procures pour notre duchesse.

- Mais... »

Elle hésita un peu, puis sembla se résigner.

« Très bien. J’irai. »

Et leur première rencontre se termina ainsi.

 

Par la suite, Andreï se surprit à constater que Xylothée lui traversait l’esprit plus ou moins chaque jour. Lui-même n’en comprenait pas la raison. Ce n’était après tout qu’une jeune fille normale, et même plutôt banale mis à part la couleur de ses cheveux. Qu’est-ce qui pouvait avoir retenu son attention ? Il ne se l’expliquait tout simplement pas.

À force de la voir tous les jours derrière ses paupières fermées, le jeune prince finit par en concevoir l’envie de la revoir. Alors, un matin le vit passer par la rue de la pharmacie, s’arrêter devant, hésiter quelques instants, puis entrer.

Xylothée n’était pas là. Ce fut la première chose qu’il put constater en franchissant le seuil du magasin. Camille, quant à lui, était assis derrière le comptoir, et leva les yeux de son livre en entendant le carillon.

« Je vous ai dit qu’il faudrait attendre au moins trois mois avant de revenir me voir. C’est le minimum de temps nécessaire pour faire un aller-retour entre Calotera et le Haut Domaine. À moins que… », et son regard se chargea d’inquiétude, « il ne soit arrivé quelque chose à votre mère ? Pourtant le remède que je vous ai donné devrait suffire à la maintenir en attendant.

- Oui, je sais, ne vous inquiétez pas. La condition de ma mère n’a pas changé depuis.

- Dans ce cas, qu’est-ce qui vous amène ?

- Eh bien, moi-même… Comment dire… Pour être honnête… Je ne sais pas… vraiment. »

Les sourcils du pharmacien formèrent un arc de perplexité. De plus en plus mal à l’aise, Andreï sentit une chaleur lui monter aux joues.

« Je me demandais si…

- Oui ?

- Vous pourriez me parler de votre assistante Xylothée. »

Il avait lâché ces mots à la-va-vite comme si leur poids dans sa bouche avait manqué de l’étouffer. Entendant cela, la surprise laissa place à un sourire entendu sur le visage de Camille.

« Que voulez-vous savoir ? »

 

Cette discussion en donna lieu à bien des suivantes, si bien qu’Andreï finit par devenir un visiteur régulier de la pharmacie. Non pas qu’ils ne parlaient que de Xylothée, tous les sujets pouvaient y passer, mais la jeune fille restait de façon permanente à l’arrière-plan de l’esprit du prince.

Trois mois passèrent, puis quatre. Camille se voulait rassurant sur ce retard. Il suffisait d’un peu de mauvais temps pour que les routes deviennent de véritables bourbiers. Andreï le savait bien, mais il se sentait comme un ressort de plus en plus tendu. L’attente commençait à être longue, même s’il n’en laissait rien paraître. Il n’était pas vraiment amoureux, se disait-il. Il était juste désireux de mieux la connaître. Elle l’intriguait, voila tout. Il n’en était pas non plus à penser à elle dans les moments les plus incongrus comme quand il remplissait ses charges de prince. Seulement quand le soir arrivait, seul dans sa chambre, revenait ces pensées et ces songes.

Et un jour, alors qu’il passait le seuil de la pharmacie, le jeune homme la vit, assise derrière le comptoir, en grande discussion avec Camille.

Le pharmacien tourna la tête et sourit en le voyant, immobile dans l’entrée, bloquant le passage. Se rendant compte qu’il devait avoir l’air stupide à rester là, Andreï se décida à avancer jusqu’au comptoir.

Xylothée n’avait pas vraiment changé depuis son départ. À peine avait-elle l’air un peu fatiguée. Cependant, au cours de la conversation, il devint clair très rapidement que la jeune fille avait trouvé plus qu’un simple remède pour la duchesse. Elle était en effet très volubile sur son voyage et sur toutes les personnes qu’elle avait rencontrées et aidées à soigner. L’étincelle dans son regard quand elle en parlait valait tous les mots. Et ce fut avec un pincement au coeur qu’Andreï comprit, en partant avec la potion pour sa mère, qu’elle repartirait sans doute bientôt.

 

Ce soir là, accoudé au balcon de sa chambre, le prince réfléchit longuement. Que pouvait-il faire ? Il n’allait tout de même pas la retenir contre son gré ! Mais l’idée de rester là tandis qu’elle serait sur les routes lui déplaisait, même plus qu’il ne voulait bien se l’admettre. Pour la première fois de sa vie, Andreï regretta d’être né prince.

Le lendemain, cela l’occupa tellement qu’il en négligea ses tâches. Incapable de se concentrer, il manqua de se faire embrocher à l’entraînement aux armes et manqua ses cibles au tir à l’arc, s’attirant les taquineries de sa sœur Lioubomia qui l’observait. Plus tard, assis à son bureau ou s’entassait des documents importants, il se surprit à rêvasser en regardant par la fenêtre plus d’une fois, le vague à l’âme.

« C’est une fille, n’est-ce pas ? » lui demanda sa mère qui venait d’entrer et le regardait perdu dans ses pensées.

« Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

- Une mère sent ces choses-là. Tu es ailleurs aujourd’hui, et cela fait plusieurs semaines que je sens un changement chez toi. »

Andreï se sentit rougir.

« Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. »

Frederica sourit devant la pudicité de son fils.

« Tu devrais aller lui parler. »

Ce conseil impromptu lui chauffa les oreilles. Sa mère ne savait même pas dans quelle situation il se trouvait !

« Et pour lui dire quoi ? C’est une roturière, et qui ne va pas tarder à prendre la route de toute façon. Alors je ne vois vraiment pas ce que j’ai à lui dire ! »

Le prince voulut s’en aller, mettre un terme à cet échange gênant, mais Frédérica le retint au moment où il allait sortir.

« Tu n’es pas l’héritier des Volano, mon fils. Tu peux te permettre certaines choses que ta sœur ne pourrait pas, comme suivre son coeur par exemple.

- Pour l’instant. Mais s’il devait arriver quelque chose à Lioubomia après que j’aie commencé à fréquenter cette fille ?

- Tu aurais toute latitude pour accepter ou non la couronne ducale.

- Je suis le cadet.

- Elle passerait alors à un de tes cousins que tu choisirais. »

Le jeune homme se tut, le regard fixé au plancher.

« Si peu d’entre nous ont la possibilité d’être libres, Andreï. Ne gâche ta chance sous aucun prétexte. »

Et sur ces mots, sa mère lui sourit et quitta la pièce.

 

La pharmacie se tenait devant lui, et jamais nul endroit ne lui avait semblé aussi intimidant. Andreï avait passé la moitié de la nuit à ressasser ce que lui avait dit sa mère, et en se levant ce matin, il hésitait encore. Pourtant, il était à présent devant la porte de Camille, le coeur battant la chamade. Cependant, il n’eut pas à l’ouvrir, car Xylothée armée d’un panier pour le marché apparut sur le perron.

« Ah, c’est vous Andreï.

- Bonjour mademoiselle » s’entendit-il lui dire le coeur au bord des lèvres.

« Je vous l’ai déjà dit : pas de mademoiselle. Xylothée, comme tout le monde !

- Pardonnez moi… Vous allez au marché ?

- Oui. J’ai des courses à faire.

- Accepteriez-vous que je vous accompagne ?

- Bien sûr ! »

Et ainsi, ils s’en furent dans les rue de Calotéra. Pour Andreï, c’était comme une expérience en eau profonde. Il n’avait pas l’impression d’être dans la cité qu’il connaissait pourtant comme sa poche. Chaque rue parcourue lui donnait l’impression d’un monde nouveau, semblable à celui qu’il connaissait, et pourtant différent.

« Vous allez bientôt repartir, je présume.

- Dans quelques jours. J’ai quelques affaires à préparer encore avant de prendre la route.

- Je vois. Vous allez en voir, du pays.

- Si vous voulez, je vous ramènerai un souvenir.

- Avec plaisir !

- Ha ha ! Quel endroit préférez-vous ?

- Quelque chose qui vient de votre pays.

- Le Haut Domaine ?

- Oui.

- C’est que… Nous n’avons pas grand-chose de remarquable là-haut.

- Même pas une chèvre ?

- Ha ha ha ! Cela va être difficile à ramener, voyons !

- Alors, je me contenterai de n’importe quoi, du moment que ça vienne de cet endroit. »

Les deux jeunes gens avaient terminé les emplettes au marché et revenait alors vers la pharmacie. Entendant cela, Xylothée leva les yeux vers son compagnon de ballade.

« Je ne pensais pas que vous vous intéressiez au Haut Domaine.

- Eh bien… À vrai dire, moi non plus.

- Ah bon. »

La conversation s’éteignit. Ils étaient arrivés à destination.

Sentant que le moment était arrivé, que s’il ne disait rien maintenant, l’occasion serait perdu à jamais, le jeune homme se lança.

« J’aimerais vous revoir. »

Les mots étaient restés à moitié dans sa gorge, rendant sa phrase difficile à entendre.

« Pardon ? »

Andreï refusa de se laisser décourager.

« Je dis que j’aimerais vous revoir et apprendre à mieux vous connaître, même après votre départ… En fait… Je préférerais même que vous ne partiez pas du tout. »

Il se demanda dans un court moment d’angoisse s’il avait été assez clair dans sa déclaration. Mais en la voyant baisser le regard, les joues rouges, cela lui fut un signe suffisant pour se rassurer.

« Je… Je ne sais pas… C’est inattendu… Vous êtes sérieux ? »

S’enhardissant, le jeune homme lui prit la main.

« Je le suis. J’ignore ce que vous pensez de moi, et encore moins si vous pensez à moi parfois. Mais moi, je veux que vous sachiez que… Je ne sais même pas pourquoi mais… Depuis que je vous ai vue, vous êtes de plus en plus chaque jour dans ma tête, alors… Ah ! Je m’y prends mal ! Je suis désolé, je dois vous faire peur…

- Non, non ! Pas du tout ! Je suis juste surprise ! Mais qu’en penserait votre famille ? Je veux dire… Vous êtes prince.

- Je suis un homme libre de donner ma préférence à qui je le souhaite.

- Mais pourquoi à moi et pas à une autre ?

- Ha ha ha ! Eh bien, je ne sais pas. C’est tout aussi mystérieux pour moi que pour vous. »

Face à cette réponse, la belle Xylothée secoua sa tête, laissant s’échapper des mèches d’argent de son fichu, arracha sa main à la sienne et se dirigea vers la porte, prête à l’ouvrir.

« Laissez moi. J’ai besoin de réfléchir. »

Et elle courut s’enfermer à l’intérieur, le laissant seul dans la rue. Le coeur lourd, il retourna au château, se morigénant pour sa lourdeur et sa maladresse, persuadé qu’il l’avait fait fuir. Cependant quelques jours plus tard, alors que le jeune prince croyait l’avoir perdue pour de bon, un serviteur lui fit parvenir une enveloppe contenant une mèche de cheveux argentés ainsi qu’un mot sur lequel était écrit deux mots :

« Attendez moi »

*

Le prince Andreï avait peu changé durant l’année écoulée, mis à part sa taille qui avait gagné quelques centimètres, le rendant toujours plus grand qu’elle. Cependant, alors qu’elle le laissait entrer dans sa chambre, Xylothée se rendit compte que quelque chose d’autre avait changé, de quasi imperceptible, mais pourtant bien là. En y regardant de plus près, elle remarqua que son beau visage avec l’os de sa mâchoire très nettement dessinée dégageait quelque chose de plus mâture, une ancienne timidité s’en était allée de son regard. Andreï la regardait directement, fixement, sans détourner le regard, chose qu’il peinait à faire la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Cependant, cela était assombri par une lueur d’anxiété dans le regard. Le prince, remarqua-t-elle enfin, était tendu.

« Que se passe-t-il Andreï ?

- J’ai appris votre retour, et…

- Et ? »

Le jeune homme baissa les yeux vers le sol. Il n’avait pas perdu cette habitude de mastiquer dans le vide lorsqu’il était nerveux, comme s’il cherchait à ravaler ses mots au lieu de les laisser sortir, chose qui amusait et exaspérait Xylothée.

« Vous n’êtes pas content de me revoir ? »

La question exerça l’effet d’un électrochoc sur son ami.

« Bien sûr que si ! » s’exclama-t-il tout de go, relevant la tête avec brusquerie, le regard toujours plus anxieux. « Je vous ai attendu un an et… si vous saviez comme le temps m’a paru long sans vous… Vous… Vous... »

L’effort qu’il faisait pour essayer d’exprimer son émotion était tellement considérable que la jeune fille en avait presque mal pour lui. Alors, elle s’approcha en souriant :

« À moi aussi, vous m’avez manqué. »

Pendant les longs mois de son voyage, elle avait eu le temps de réfléchir à ce qui s’était passé entre eux. La déclaration d’Andreï l’avait grandement surprise et ébranlée. Le soir même, une discussion avec Camille lui avait appris ce qu’avait fait le prince en son absence : ses venues à la pharmacie presque tous les jours, à vouloir apprendre des choses sur elle. Cela l’avait touchée, mais l’aimait-elle ? Une nuit passée à méditer sur le sujet lui fit prendre une décision : elle ne voulait pas blesser cet homme qu’elle trouvait à la fois touchant et charmant dans son courage que la timidité et la maladresse rendaient plus remarquable. Pour autant, ce qu’elle ressentait envers lui était-il de l’amour ? La question restait insoluble pour l’heure. Alors, Xylothée fit ce que la coutume du Haut Domaine préconisait. Elle lui fit parvenir un billet avec une mèche de ses cheveux avant de partir, signe qu’elle prenait le lien entre eux comme important et précieux. Ses cheveux lui seraient ainsi un souvenir d’elle pendant son absence, et pour la jeune file, un engagement formel à lui répondre lors de son retour.

Avançant encore jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que quelques centimètres entre eux, Xylothée lui présenta sa réponse :

« Je vous aime, Andreï »

Elle s’attendait à ce qu’il sourît, à ce qu’il rît, ou plus vraisemblable venant de lui, à ce qu’il rougît en bafouillant, mais pas à ce qui suivit.

Andreï pâlit, et s’éloigna de quelques pas. Légèrement tremblant, il s’agrippa au dos d’une chaise, comme s’il venait de recevoir un violent coup à l’estomac.

« Que vous arrive-t-il, Andreï ? » s’inquiéta alors la jeune femme.

-Je… je... »

Incapable de se soutenir plus longtemps, il s’assit sur son siège, le visage pâle et baissé, le regard dans le vide.

« Oh, en voila assez ! Dites moi ce qui ne va pas. Je ne suis qu’apothicaire, je ne peux pas deviner ce qui vous tracasse si vous ne me dites rien !

- Vous avez raison, pardonnez moi. C’est juste que je suis pris d’un doute insupportable à cause de quelque chose qui m’arrive depuis quelques temps.

- Et que vous arrive-t-il, à la fin ?

- Je plais aux gens. »

Cela était dit d’une façon tellement lapidaire, que Xylothée ne sut pas comment réagir sur le moment.

« Je vous demande pardon ?

- Je plais aux gens. C’est à dire que… je les attire… je les charme.

- Excusez moi mais cela n’a rien d’extraordinaire. Beaucoup de personnes en font de même.

- Non, pas comme moi. Ni même de toute ma famille à vrai dire Avant, il y a un an, tout était normal. Mais depuis quelques semaines, une sorte de… force… d’aura…. émane de moi, de ma sœur et de ma mère, et cela attire et charme tout le monde.

- Je ne vois et ne ressens rien de particulier.

- Vous venez de me dire que vous m’aimez…

- Oui, bien sûr, et alors ?

- Vous ne comprenez pas. Je croule sous les attentions féminines et les déclarations sentimentales depuis lors... même les hommes sont séduits ! Je pourrais leur demander n’importe quoi qu’ils le feraient, « pour me faire plaisir » diraient-ils.

- Vous exagérez…

- Je vous jure que non, Xylothée... »

Ce ton de voix associé à ce regard désespéré de la convaincre… Pourquoi aurait-il inventé une blague aussi absurde, qui plus est à un moment pareil ?

« Comment savez-vous qu’ils feraient n’importe quoi ?

- Il y a quelques jours, ma mère était dans une phase de démence à cause de son mal, et était incapable de maîtriser son aura. Elle n’a pas reconnu sa femme de chambre, et lui a ordonné de la laisser tranquille avec un ton de voix terrible.

- Effectivement, la sclérose en plaque peut provoquer des amnésies partielles.

- Le problème, Xylothée, c’est que cela a brisé le coeur de la servante. On l’a retrouvée pendue dans sa chambre de bonne le lendemain matin. »

La nouvelle abasourdit la jeune apothicaire. Elle n’avait jamais entendu parler d’une histoire pareille.

« Si vous vous moquez de moi en inventant une histoire pareille... »

Andreï ne répondit pas. Il se contenta de la regarder fixement, sans détourner le regard.

« Vous êtes réellement sérieux... » finit-elle par admettre.

« Oui, je vous assure » dit-il, soulagé qu’elle le crût.

« Et donc… vous craignez que je ne sois sous votre charme moi aussi, c’est cela ?

- Oui, tout à fait… Depuis que cette force se manifeste dans ma famille, je ne cesse de me demander si vos sentiments envers moi ne sont ni ne seront pas faussés… Je ne supporterai pas de vous savoir artificiellement amoureuse de moi. »

D’où sa réaction de peur, comprenait-elle enfin.

« Cette force… vous parvenez à la maîtriser ?

« Pas lorsque je perds mes moyens. Et même quand tout va bien, il est déjà arrivé plus d’une fois que des personnes que je viens à peine de croiser me regardent comme si j’étais… Je ne veux pas trop y penser. Vous constaterez vous-même dans les jours à venir. »

Andreï n’était pas des plus habiles avec ses sentiments à cause de sa timidité, Xylothée l’avait compris très rapidement en revenant souvent à sa déclaration durant l’année écoulée. Mais si tout était comme il le disait, alors ce pouvoir de séduction était ce qui pouvait être le pire pour le jeune homme. Comment faire confiance à quelqu’un désormais si toutes ses réactions étaient conditionnées, artificielles ?

« Je comprends mieux votre réaction à ma déclaration Andreï. Cependant... » et elle se rapprocha de nouveau, tirant une chaise vers lui et s’y asseyant avant de lui prendre la main posée sur l’accoudoir. « Vous devez me croire lorsque je vous dis que je vous aime. J’ai passé une année entière à réfléchir à ce que j’éprouve pour vous, à imaginer ce que notre relation pouvait donner et si j’avais envie de m’y engager. Et je suis sûre d’une chose : vous êtes aussi charmant que vous pouvez m’agacer. »

La fin fit tiquer le prince.

« Je vous agace ?

- Oh, oui, mon prince ! Votre manie à ne jamais être clair du premier coup sur ce que vous avez sur le coeur… vos hésitations… Votre répulsion à ce qu’on voit clair dans vos intentions… Tout cela est une perte de temps terrible, et c’est considérablement agaçant.

- Je ne le voyais pas comme ça…

- Ce n’est pas la question, Andreï. Parce qu’à côté de ça, je trouve vos attentions et votre délicatesse touchantes, et vos côtés volontaire et déterminé ne me laissent pas non plus indifférente… Enfin… Ce que je veux dire par là, c’est que je ne suis pas folle amoureuse de vous, Andreï. Pas au point de ne pas être lucide sur qui vous êtes. »

Son soupirant avait tourné la tête du côté opposé par gêne et pudeur. Elle lui saisit le menton et le força à la regarder.

« Vous êtes qui vous êtes, Andreï… et je vous aime. »

Ce fut Andreï qui, enfin, prit l’initiative de l’embrasser.

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