Jour 257 : HHhH

Vendredi 27 novembre 2020, 17h / Ce reconfinement nous laisse à nouveau plus de temps pour la lecture, surtout pendant le week-end ! J'avais entamé la saga : La passe-miroir au printemps dernier. Le premier épisode : Les fiancés de l'hiver m'avait laissé plein d'enthousiasme, alors je me suis dépêché de lire le second volet durant l'été : Les disparus du Clairdelune. Beaucoup de surprises, aucune déception, le feuilleton tient ses promesses. Cet automne donc, j'attaquais le troisième tome : La mémoire de Babel, et cette fois-ci, petit blocage. Ophélie change d'arche. L'autrice nous demande de faire un effort : il faut apprendre à connaître un nouvel environnement, de nouvelles règles sans oublier pour autant les éléments d'intrigues révélés dans les deux épisodes précédents. Disons-le, j'ai moins accroché. Alors avant de me plonger dans le quatrième et dernier épisode : La tempête des échos, j'ai fait une pause sur cette histoire. J'ai voulu me concentrer sur quelque chose de complètement différent. Et c'est là que je suis tombé sur HHhH dans ma bibliothèque.

Et pour le coup, oui, ça change. Voyez plutôt le pitch : Prague, 27 mai 1942, aux alentours de dix heure. Une déflagration au nord de la ville déchire le silence de cette matinée de printemps. Prague, ville meurtrie, par son bourreau depuis tant de mois : Reinhard Heydrich, chef de la Gestapo et des services secrets nazis, le bras droit d'Himmler, se réveille dans la stupeur. Les habitants ont du mal à croire la rumeur qui se propage depuis le lieu de l'explosion. Leur bourreau, justement, celui que les SS nommaient HHhH (Himmlers Hirn heiBt Heydrich - Le cerveau d'Himmler s'appelle Heydrich) vient d'être la cible d'un acte de résistance. À la manœuvre, le président tchécoslovaque du gouvernement en exil : Beneš et le colonel Moravec. Sur le terrain, un Tchèque : Jan Kubiš et un Slovaque : Jozef Gabčík aidés par les réseaux de résistance ayant survécus à la détermination froide du bourreau de Prague. Le nom de l'opération : Anthropoïde. Chaque fait relaté dans ce livre est authentique et le lecteur a du mal à croire que rien ou presque n'est inventé dans ces pages car tout confine au romanesque : la personnalité terrifiante d'Heydrich, artisan de la solution finale ; la Sten de Gabčík - "cette merde anglaise" - qui s'enraye au moment fatidique ; le traître Karel Čurda etc. De fait, dans la guerre qui nous est racontée, un deuxième conflit s'enclenche : celui que la fiction dispute au réel...

Autant dire que nous sommes bien loin des intrigues du "Pôle" dans Les fiancés de l'hiver ou de l'élitisme de "la Bonne famille" dans La mémoire de Babel encore que... quand il s'agit d'imaginer des luttes pour le pouvoir ou de créer des systèmes totalitaires, les inspirations viennent souvent du IIIe Reich, et à raison. Mais ce n'est pas ici le propos de ce billet. Je tiens surtout à parler de ce livre pour en saluer le propos intelligent, bien loin des caciques trop connus lorsqu'il s'agit parler de l'Europe des années 30 et 40. Car la force de ce roman ne réside pas dans ces fameux événements du 27 mai 1942 ; curieusement, ces événements sont un prétexte au propos du livre. Ce dernier se situe dans le récit d'un homme - le romancier en l'occurrence - qui se met en quête de raconter cette histoire. Et quelle tâche ardue ! Cet enjeu vient télescoper tous les a-priori qui entourent un livre sur la seconde guerre mondiale. Exit les gentils résistants contre les méchants nazis, exit la fable du pot de terre contre le pot de fer, exit le mythe de David contre Goliath... Le propos est ailleurs, le livre aurait pu prendre un autre décor. Les héros sont là, indiscutables. L'ennemi, clairement identifié. L'enjeu ne se situe plus dans l'acte d'héroïsme en lui-même, mais dans la façon dont il est raconté. Il est vrai que la frontière est assez fine et la ligne de crête difficile à tenir... Comment ne pas en rajouter lorsque les actes de Jan Kubiš et de Jozef Gabčík sont à ce point héroïques, comment ne pas être tenté d'ajouter une phrase assassine dans la bouche d'Heydrich quand celui-ci commet un crime sans être certain qu'il l'ait prononcée, comment ne pas tomber dans le monologue psychologique, comment raconter le réel en mettant de côté la fiction, comment faire la part des choses entre faits et opinion... L'auteur ne manque pas de nous faire part de ses doutes. Aussi, il nous parle de ses recherches documentaires, de ses visites à Prague, de la façon dont il perçoit les choses. L'épisode de "la couleur de la Mercedes" à ce sujet est très parlant. Laurent Binet se place ici entre l'historien et le romancier. Et au-delà du récit des faits, c'est ici que se situe le suspens du livre : l'auteur va-t-il tenir ? Ou va-t-il commettre la pire des trahisons, celle qu'un historien ferait aux faits ? Impardonnable, lorsqu'il s'agit de lutter contre le mal en personne.

J'ai peine à le dire, mais oui, cette histoire tragique m'a changé les idées. Je pense néanmoins m'en retourner assez vite aux aventures d'Ophélie et de Thorn, certainement pendant l'hiver prochain. J'ai peine à croire aussi que je rapproche dans un même billet deux œuvres aussi éloignées l'une de l'autre, tant dans la démarche d'écriture des auteurs - émerveiller pour l'une, raconter l'Histoire pour l'autre - que dans les publics auxquels ces livres s'adressent : d'une part la littérature jeunesse, d'autre part, un prix Goncourt du premier roman... De loin en loin, je me demande s'il serait possible d'inverser la réflexion de Laurent Binet avec le genre merveilleux. Jusqu'où un auteur peut-il se détacher du réel pour laisser le plus de place possible à la fiction ? L'injonction du livre serait ici totalement inversée. La trahison ne résiderait plus dans l'exactitude des faits racontés, mais dans l'idée de laisser une place insuffisante à l'univers que l'auteur-démiurge est en train de créer. Cette nouvelle ligne de crête reste à explorer.

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