Kélio se lève de bonne humeur ce matin-là, même s’il sait que cet état ne va pas durer bien longtemps. Le garçon s’habille et part travailler le cœur léger. Le soleil darde quelques-uns de ses rayons timides sur les rues pavées, l’air reste vivifiant. Parvenu devant l’usine, un ami de l’homme vient le voir :
- Rends-toi à la tour de la légende pour répondre de tes actes, ou on viendra te chercher chez toi, devant ta mère. Et Dieu sait ce qu’on pourrait lui faire endurer. Peut-être te torturer devant ses yeux… non ?
- J’y serai, mais si vous touchez à ma mère… menace-t-il, énervé.
- Il lui arrivera rien si t’obéis, on se comprend ? souffle son harceleur, se rapprochant jusqu’à effleurer Kélio.
Puis il disparaît dans la rue sans même lui jeter un regard. L’ouvrier se met à son poste et commence à travailler. Pourtant, il ne jette que des coups d’œil distraits aux pièces qui passent entre ses mains, se demandant ce qu’il se passerait. Kélio mange et finit sa journée de labeur, mais aucune solution ne lui vient à l’esprit pour arranger les choses le soir même.
Allongé sur son lit, Kélio observe le plafond. Il est perdu, et pour se remonter le moral avant de partir, le garçon regarde les nouvelles du monde. Peut-être qu’un mariage est annoncé ? Une naissance ? Un rien aurait pu alléger son fardeau, mais rien de tel s’est emparé de la presse. À la place, un mémorial pour une femme qui a disparu vers cette légendaire tour il y a un an tout juste occupe toute la première page du journal local.
- Ce sera moi le prochain, pense-t-il tout haut.
***
Elle lève les yeux. Tout là-haut, semblant flotter sur la brume, se tient une femme majestueuse. Paisible, sans âge, elle inspire immédiatement le respect. Pourtant, elle se tient l’avant-bras dans un geste protecteur. Armenn se remet sur ses jambes tremblantes et dévisage l’inconnue.
- Qui êtes-vous ?
- Aslinn. Je serai ta guide dans ce monde.
Armenn fronce les sourcils :
- Ainsi, je ne suis pas seule ? Et cet endroit est un… monde ? Celui des morts ?
- Non, Armenn. C’est le monde inconscient de l’humanité. Chaque chose en son temps.
- Et Aslinn… pensa tout haut la jeune femme. J’ai déjà entendu ce prénom. Oh, oui !
Elle regarde plus attentivement sa guide.
- Etes-vous… La belle demoiselle qui échappa à la mort en se jetant dans ses bras ? Celle de la légendaire fenêtre ?
Aslinn soupire. Elle préfère éviter les questions personnelles. Après tout, la demoiselle n’est pas censée raconter son histoire : elle a suffisamment fait d’erreurs pour le restant de sa mort.
- Assez de questions. Viens. J’ai beaucoup à t’apprendre.
La demoiselle se met en route, et Armenn la suit péniblement. Pendant que les deux femmes marchent, sa guide commence son récit.
- Je t’ai déjà dit que nous sommes dans un monde inconscient. Tu vois toute cette brume ?
La jeune femme acquiesce d’un hochement de tête.
- C’est la Henna. Tu peux, avec un peu d’entraînement, la modeler à ta guise. Créer des mondes, des organismes. Voici ton rôle, Armenn : créer les rêves humains. Tu es là pour leur donner conseil, leur faire vivre l’irréel. Tu fais partie des gardiens de leur inconscient.
- Donc je ne suis pas seule ?
L’espoir renaît dans sa voix. Mais pourquoi n’a-t-elle vu personne, alors ?
- Non, mais tu ne croiseras jamais personne d’autre que moi, ta guide. C’est pour… éviter de prendre un mauvais chemin. Tu vois cet arbre ?
Armenn se rend alors compte qu’elle est revenue près du feuillu argenté de son arrivée. La distance pouvait-elle également s’étirer ?
- Ton âme est jumelée avec lui. S’il était coupé, par exemple, tu disparaîtrais de ce monde… Et nul ne sait ce qui adviendrait de toi. Cet arbre représente ta vie dans ce monde inconscient. Le plus souvent, les gardiens restent près d’eux pour créer les rêves. Ce peuplier blanc est ton essence. Mais peu importe, reprend Aslinn après une inspiration. Je vais t’enseigner ta première leçon.