Le jeune homme descend à la cuisine. Il effleure les murs tachés d’humidité, foule le plancher usé et irrégulier. Cette maison ne paie pas de mine, mais au moins, c’est chez lui.
- Maman, je pars voir des copains, ne m’attends pas pour souper.
Après avoir reçu une réponse parvenant de la douche, Kélio claque la porte dans la nuit et s’en va lentement. Au bout de la rue, il se retourne et voit sa maison briller parmi les autres. Soudain, ses nerfs lâchent et il s’écroule, pleurant toutes les larmes de son corps. Peu importe que quelqu’un le voie.
C’est une douleur énorme que personne ne peut comprendre, un froid qui vous gèle le cœur, car vous savez que c’est la dernière fois que vous voyez votre demeure.
Puis il se lève et prend route vers son destin, un destin écrit sous ses pas.
Une fois qu’il est arrivé à la Tour, les amis de l’homme se détachent immédiatement de l’obscurité. « Pourquoi lui accorde-t-on autant de valeur, c’est débile ! » se demande intérieurement Kélio. Il rigole de cette pensée idiote, si peu de temps avant sa fin. Le garçon marche jusqu’au pied de la construction et se fait encercler.
***
Son monde prend peu à peu forme. D’abord, la brume est difficile à manipuler. Un dé à coudre, une sarbacane. Des objets qui tiennent dans le creux d’une main. Puis, une chaise. Une bibliothèque. Les contours se précisent. Il reste encore des zones floues qu’Armenn s’empresse d’éliminer. La Henna disparaît au fur et à mesure que la jeune fille précise son imagination ; les objets deviennent des maisons, des montagnes ou des océans.
- Essaie les êtres vivants, maintenant, lui enjoint Aslinn après de longues heures d’enseignement - si ce sont bien des heures, se rappelle Armenn. En soi, créer l’animal n’est pas compliqué. Ce qui demande beaucoup d’efforts, c’est... Leur créer une âme, si je m’exprime vulgairement. Tout être vivant a conscience de son environnement et agit en conséquence. Tu dois toujours, toujours respecter les caractéristiques du monde humain. Plus tes souvenirs seront réalistes, plus tes rêves éclateront de vérité. En général, les vieux Gardiens créent les rêves les moins vraisemblables. Essaie une souris, maintenant.
Armenn se concentre. La Henna prend forme : des moustaches, un museau, des poils gris. Une souris apparaît, avec ses deux oreilles rondes.
- Fais-la couiner, Armenn. Imagine-toi à sa place. Crée-lui un environnement. Tu comprends ? Il ne suffit pas de modeler la Henna. Il faut lui donner des raisons d’exister.
Après quelques essais infructueux, la jeune femme parvient enfin à concevoir un monde vraisemblable. Aslinn ajoute quelques dernières recommandations.
- N’oublie pas la conception naturelle de la Terre. En général, cela vient naturellement, comme la gravité par exemple. Mais parfois, quand un Gardien est ici depuis longtemps, il oublie ce genre de concept. Voilà pourquoi les humains rêvent souvent d’une chute libre infinie, puis se réveillent en sursaut, car le cerveau humain n’est pas programmé pour passer outre ses vérités générales.
Sa Guide reste patiente malgré ses nombreuses erreurs, et lui prodigue des conseils avisés, jusqu’à ce qu’elle la trouve fin prête.
- Viens, Armenn. Je vais te montrer ton premier rêve.
***
L’homme s’approche de lui et déclare :
- Tu te rends compte que c’est la première fois qu’on m’humilie de la sorte ? Et je n’aime pas qu’on me mette au défi.
- Je pensais pas qu’on pouvait être autant arrogant, maugrée Kélio.
- Tu es mort mais je suis joueur, je te laisse une minute pour te cacher dans la Tour. Si je ne te trouve pas en cinq minutes, tu es libre. Sinon, je monte et tu meurs. Ça commence maintenant.
Kélio ne se fait pas prier deux fois et court de toutes ses forces. Il gravit les marches quatre à quatre, vite essoufflé. Pour la première fois, il remarque à quel point il ’apprécie sa vie. Plus le nombre de marches augmente, plus elle lui file entre les doigts. Il aurait aimé en profiter plus tôt.
Au sommet, Kélio atteint une haute salle circulaire, toute de pierre vêtue. Une pièce bien étrange, car il n’y a qu’une fenêtre, et sur celle-ci, une inscription incompréhensible : « L’Arbre du rêve ne surgit pas à la fenêtre du cauchemar. »
- Tant pis pour les détails, marmonne le jeune homme. Il faut que je me cache, mais où ?
Des bruits de pas résonnent dans les escaliers de pierre. De plus en plus paniqué, Kélio se précipite aux quatre coins de la pièce. Il doit se ressaisir, car ses nerfs s’apprêtent à lâcher. Sa mère s’impose alors dans son esprit et subitement, il recouvre son sang-froid. Kélio doit rester pour elle, car sa maternelle ne réussira pas à vivre sans son fils, alors que son mari est mort.
Soudain, la porte s’ouvre et l’homme apparaît en le faisant sursauter.
- Tu sais pourquoi j’ai choisi cet endroit ?