Somed et Yobbo parvinrent sur la place centrale de Zelmut. Leurs minois ne purent masquer la surprise devant un tel attroupement de villageois. Afin de les faire patienter jusqu’au concours, plusieurs divertissements leur avaient été proposés durant tout l’après-midi : tir à l’arc, joutes à l’épée en bois, épreuves de force en tous genres… L’enthousiasme était bien plus nourri que lors des jours de marché ou des fêtes citadines. Les patrouilleurs, quant à eux, veillaient à ce qu’aucun incident n’ait lieu. Ils étaient particulièrement focalisés sur ceux qui quittaient les tavernes alentour après y avoir dilapidé leurs maigres économies.
— J’espère que ce n’est pas trop tard, redouta Yobbo, qui essayait d’apprécier l’immense cadran solaire sur le sol de l’agora.
Somed s’attarda plus sur l’estrade présente au nord. Elle avait été bâtie à l’occasion de l’épreuve.
— Vous croyez qu’ils sont combien, maître ?
— Deux bons milliers, tout au plus, estima Somed en tenant compte de ceux qui scrutaient la scène depuis leurs fenêtres et leurs balcons.
Au fur et à mesure qu’il prenait conscience du défi, Somed fut envahi par un sentiment d’oppression. Son cœur se mit à s’emballer.
— J’aurais dû consommer un peu plus de Jarpa…
Yobbo s’engagea à travers la foule en requérant de les laisser passer. Il se retourna ensuite vers son maître et lui fit signe de se dépêcher. Certains Zelmutais considéraient avec dérision la pile qu’il portait.
— Regardez combien il en a fait ! ricana l’un d’eux, n’ayant pu se contenir. Il a amené toute sa forge avec lui ou quoi ?
— Qu’est-ce que t’as foutu, Somed ? s’inquiéta un autre.
Yobbo, consumé par l’agitation, ne prêta aucune attention aux paroles qui l’entouraient. Somed, se tenant à l’écart, observa son apprenti en silence, le regard perdu dans le vide. Puis, reprenant ses esprits, il s’engagea dans le passage qui lui avait été réservé. D’autres personnes lui transmirent leurs encouragements en lui tapotant l’épaule. Sans mot dire, il leur adressa des sourires fugaces, avant d’atteindre enfin le pied de l’estrade.
— Quel couteau allait vous présenter au juré ? lui demanda Yobbo d’un ton crispé.
Somed se contenta d’en saisir un au hasard, ce qui laissa Yobbo pantois. Il gravit les marches de l’estrade, jetant un regard sur la foule émerveillée qui s’étendait derrière lui. Il se figea un instant pour admirer cet océan de Zelmutais captivés par la scène. Arrivé à destination, il aperçut ses cinq adversaires, issus de forges de Zelmut à la renommée variable.
Syfeld se démarquait du lot par sa noblesse. La multitude de bijoux ornant ses doigts suscitait l’envie du moindre paysan qui oserait les contempler. Pour cet homme fortuné, le résultat de l’épreuve était déjà scellé. Son visage exprimait une assurance arrogante. Nombreux étaient les Zelmutais convaincus de sa victoire facile, ce qui irritait profondément Somed.
Les autres concurrents, vêtus plus modestement, étaient en proie à l’anxiété et déstabilisés par la présence du meilleur forgeron du comté. Ils l’observaient de temps à autre avec crainte et se rongeaient les ongles nerveusement.
L’attention de Somed se porta finalement sur Hectos, l’examinateur du concours. Sa stature imposante épousait parfaitement les contours de sa chaise, tandis que la longue table devant lui devait supporter le poids de ses avant-bras massifs. Sur celle-ci reposaient les couteaux des rivaux, enveloppés d’un tissu pour préserver leur secret jusqu’au début de la compétition.
— Il me reste un certain Somed sur la liste des participants. Me trompé-je ? lança-t-il sans plus attendre.
— C’est moi.
— Fort bien. Âge, provenance, nom du couteau présenté ?
— Vingt-quatre ans. Somed de…
Il hésita.
— … de Kora. Et pour le nom… Fortune.
Hectos l’épia avec surprise avant de reporter à la plume ces informations. Il pointa du doigt le dernier espace libre de la table.
— Déposez votre œuvre ici, ordonna-t-il.
Somed s’exécuta. Sa création fut ensuite accompagnée d’un parchemin revêtant son nom. Hectos se leva alors, faisant gémir le plancher de bois sous ses pas tandis qu’il se dirigeait vers l’avant de l’estrade. À son approche, les habitants de Zelmut réduisirent peu à peu le volume de leurs conversations. Le juré s’éclaircit la gorge. — Zelmutaises, Zelmutais, il est un jour important pour notre cité, annonça-t-il d’une voix portante et claire. Moi, Hectos, juré par mandement de Sa Majesté, j’ai l’honneur ainsi que le privilège de présider le Concours du Trèfle d’Or et d’en évaluer les participants !
Le peuple se mit à applaudir et à rugir toute la joie qu’il contenait depuis un moment. D’un signe de la main, l’homme pansu sollicita le silence.
— Les couteaux seront jugés selon les critères énoncés aux candidats lors de leurs inscriptions. Je rappelle que nous avons six forgerons : cinq provenant des bas quartiers et un, du secteur noble !
La foule se fit réentendre et cette fois-ci, elle ne put être arrêtée malgré la demande d’Hectos.
— Que le meilleur l’emporte !
Reculant, Hectos se positionna devant l’œuvre du premier forgeron, dont le visage trahissait une grande inquiétude. Après l’avoir saisie et brandie, il ôta le tissu qui la recouvrait et l’examina attentivement à la lumière du soleil. Visiblement, cet objet ordinaire ne parvint pas à le convaincre. Le travail fourni pour ce forgeage laissait à désirer. Avec un soupir, Hectos le déposa dans un silence pesant. Personne ne songea à féliciter son créateur, certains n’hésitant pas même à le huer.
Les deuxième et troisième couteaux suscitèrent des applaudissements timides. Si la rigueur était présente, la qualité des matériaux et l’originalité de la forme brillaient par leur absence. Leurs auteurs, conscients de la difficulté de séduire le peuple, se contentèrent de ces maigres encouragements.
L’œuvre suivante fut un terrible désastre. Elle provoqua un immense éclat de rire au sein des Zelmutais. Même le juré eut bien du mal à se retenir. La raison était simple : la lame s’était décrochée du manche au moment où il l’avait hissée dans les airs, à la vue des citoyens. Le pauvre forgeron eut droit à des moqueries qui le mirent mal à l’aise. Somed esquissa lui aussi un petit rictus. Comme prévu, il n’y avait pas vraiment eu de façonnage susceptible de l’inquiéter.
Cependant, il savait pertinemment que la réalisation qui précédait la sienne constituait le défi le plus redoutable. Il s’agissait de la création de Syfeld, un chef-d’œuvre absolu, dépourvu du moindre défaut, ce qui suscitait chez Somed une vive admiration teintée de regret. Une expérience de forge hors du commun se reflétait dans la lame, homogène et affûtée avec une méticulosité exemplaire. L’harmonie parfaite entre l’argent et le diamant renforçait encore la beauté de l’objet. Hectos ne put cacher son émerveillement, ses yeux pétillant de satisfaction. Accueilli par des applaudissements nourris de la part des habitants de Zelmut, le couteau de Syfeld venait de surpasser sans conteste les quatre précédents. Suivant un geste d’arrogance assumée, Syfeld leva le bras pour attirer l’attention, tandis que quelques hommes de noble extraction scandaient son nom.
Même si sa décision semblait toute tracée, le juré se plaça en face de l’ultime œuvre. Somed était victime de la cavalcade qui sévissait dans son cœur. Il pivota vers Syfeld pour se voir adresser un sourire armé d’une confiance détestable. Beaucoup de Zelmutais acclamaient le noble et ne désiraient même plus voir la dernière réalisation. Pour eux, rien ne pouvait surpasser son talent.
Lorsque Hectos retira délicatement le tissu qui recouvrait le couteau de Somed, il s’immobilisa sans même le présenter à la foule. Le temps sembla s’étirer à l’infini. Le mécontentement général s’amplifia. Le suspense était insoutenable. Les patrouilleurs restaient vigilants, prêts à intervenir si la situation menaçait de dégénérer.
Somed s’efforçait de déchiffrer les pensées d’Hectos en lisant les émotions gravées sur son visage. Sourcils froncés, yeux pétillants, bouche entrouverte… Hectos reprit ses esprits après de longues secondes de tumulte. Encore émerveillé, il contemplait l’objet forgé, donnant l’impression curieuse de ne pas vouloir le souiller du contact de ses doigts.
— Surprenant… expira-t-il en croisant les prunelles brillantes de Somed.
Enfin, il l’empoigna et l’exposa à l’œil intransigeant de la population. En un instant, cette dernière comprit qu’il s’agissait là d’une véritable leçon de forgeage. L’œuvre surpassait incontestablement celle de Syfeld par sa beauté irréprochable et son originalité inattendue. Somed avait tout bonnement symbolisé le thème du concours : un trèfle d’or. Le manche, légèrement courbé, représentait la tige. Des feuilles en étain étaient recouvertes d’une fine couche dorée et servaient de garde. La lame, affûtée, achevait harmonieusement le tout. Les matériaux étaient modestes, mais le labeur fourni et la touche de créativité faisaient de cet objet un exploit artistique.
Convaincu d’avoir sous les yeux l’œuvre la plus remarquable du concours, Hectos proclama Somed vainqueur. La majorité du peuple exulta d’allégresse avec de lourdes ovations en sa faveur. Toutefois, les quelques nobles présents manifestèrent clairement leur mécontentement, choqués qu’un individu de rang inférieur puisse ainsi surclasser l’un des leurs. Leurs mines sombres et leurs commentaires désobligeants entachaient la liesse collective.
Quant à Somed, il était soulagé. En dépit des apparences, il avait pris ce concours à cœur afin de savoir où il pouvait se situer par rapport à Syfeld, longtemps reconnu comme le plus chevronné du comté. Jamais il n’avait pensé remporter ce face-à-face. Pourtant, il avait été impossible de l’arracher de son marteau lors de son travail.
Yobbo, submergé par l’émotion, extériorisa la joie qui l’envahissait. Il était fier de son maître, qui venait de démontrer de manière officielle son talent hors pair aux habitants de Zelmut.
— Je m’oppose avec véhémence à l’issue de cette joute, Monsieur le Juré ! contesta Syfeld, pâle de honte.
— Plait-il ? réagit Hectos, qui leva la tête alors qu’il paraphait le parchemin du gagnant. Daignez-vous expliciter votre objection, Sire Syfeld ?
— Ce moins que rien ne mérite pas de gagner ! Comment pourrait-il en être autrement ?!
— Il vous a pourtant vaincu. Et cela ne souffre aucune polémique. C’est irrécusable.
Somed resta de marbre et ne jugea pas nécessaire d’intervenir. Syfeld serra les poings et se pencha vers Hectos.
— Il en va de ma réputation ! lui gronda-t-il à l’oreille. Vous ne sauriez prendre une telle décision !
— C’est toutefois ce que je m’apprête à faire.
— Révoquez ce jugement, sans quoi je m’assurerai que vous soyez traîné dans la boue devant toute la noblesse !
— Serait-ce là une menace ? s’étonna Hectos, un sourcil levé.
— Prenez-le comme bon vous semblera !
Hectos fit signe aux gardes, qui s’emparèrent de Syfeld pour l’éloigner de lui. À cette vue, plusieurs autres nobles s’enflammèrent, et le tumulte gagna bientôt une partie de la foule. Les patrouilleurs durent se déployer pour contenir les échauffourées, lesquelles devinrent de plus en plus violentes.
Juste avant d’être entraîné hors de l’estrade par la poigne ferme des soldats, Syfeld força l’arrêt près de Somed.
— Ne te méprends point, paysan. Le nom de ton canif, Fortune, illustre parfaitement la tournure des événements qui se sont déroulés ici. J’ai consacré à ce concours un temps limité, certes, mais dans cette cité, je demeure et demeurerai le seul à occuper la position la plus éminente.
Même si cette vérité fut aussi désagréable qu’une épine dans la poitrine, Somed ne retint que le bon de cette journée. Il descendit de l’estrade après avoir eu droit aux compliments personnels du juré et à la remise du titre de meilleur forgeron de Zelmut.
Il rejoignit son élève qui, encore plus heureux que lui, le glorifia de nouveau. Pendant ce temps, les forgerons vaincus quittaient progressivement les lieux, la tête basse et le cœur lourd de tristesse et de déception. Leurs travaux bafoués, ils étaient désormais ignorés de tous, redoutant par ailleurs de perdre leur clientèle en raison de la consécration éclatante de Somed.
L’effervescence du concours s’apaisait graduellement. Les habitants, exténués pour la plupart, regagnaient leurs foyers en quête de calme et de sérénité. Somed et Yobbo s’employèrent à rassembler les créations restantes, encore enveloppées dans leurs tissus protecteurs.
— C’est une chance que vous ayez choisi le bon couteau ! s’exclama Yobbo d’un air soulagé. Et c’est le cas de le dire !
— Toutes mes œuvres reçoivent la même rigueur et la même affection dans leur conception.
À peine eut-il le temps de terminer sa phrase, qu’un groupe d’admirateurs nouvellement formé se massa autour de lui. Une dizaine d’individus environ, d’âges divers, désiraient une fois de plus couvrir Somed de louanges. L’un d’entre eux remarqua les objets que les deux hommes portaient.
— Qu’est-ce ? interrogea-t-il en scrutant la pile qu’ils tenaient.
— Des couteaux forgés à l’occasion du concours, expliqua Yobbo.
— Vous voulez dire que ce sont des répliques ?!
— À quelque chose près, oui.
D’autres personnes se rapprochèrent de lui, ce qui permit à Somed de souffler un peu. Yobbo pensait ainsi qu’on lui vouait de l’intérêt, mais il s’aperçut très vite que les adulateurs n’avaient d’yeux que pour les couteaux.
— Déroule-les, Yobbo. Je crois qu’ils aimeraient les voir, réalisa Somed tout en dévoilant les siens.
Comme son maître, Yobbo déposa soigneusement la coutellerie à terre sur les chiffons. La petite troupe resta émerveillée devant de tels trésors artistiques et n’eut aucun mal à le faire entendre.
— Pour combien te sépares-tu de celui-ci, Somed ? se renseigna un homme âgé, escarcelle en main.
— Euh… Disons quarante Lupaz ! osa Somed, alors que Yobbo le fixait, béant de stupéfaction.
Malgré le coût élevé, l’acheteur ne montra pas la moindre hésitation et s’empressa de payer. Nombreux furent ceux qui, séduits par l’idée, s’employèrent à rassembler leurs Lupaz avant de se décider. Même un participant au concours se laissa tenter et en acquit un. Ainsi, Somed écoula les fruits de son travail comme des petits pains.