Le silence de la forêt fut brisé par la course d’un jeune homme. En dépit de sa grande taille, il était agile et évitait les branches basses avec précision. Sa chevelure courte, d’un blond foncé, encadrait un visage reflétant une intelligence vive et pétillante. Ses bras, serrés contre son torse, protégeaient précieusement des objets dissimulés sous un tissu.
Surgissant au cœur d’une vaste plaine, il prit le temps de respirer un peu. Il parcourut ensuite les environs de ses yeux azur comme si sa vie en dépendait. Il n’y avait rien, sinon une mer d’herbe verdoyante caressée par la brise, bordée par le ruban argenté d’une rivière. Ses jambes poursuivirent leur course effrénée. Il longea le cours d’eau, manquant de semer à maintes reprises les objets qu’il pressait contre lui.
Ce n’est qu’après une longue traversée qu’il parvint enfin à sa destination : un arbre majestueux sous l’ombre duquel se reposait un homme, allongé de tout son long. Il était âgé d’une vingtaine d’années. Son regard vert émeraude se perdait dans l’envergure de la nature, contemplant les quelques nuages solitaires qui flânaient dans le ciel céruléen. Du moins, jusqu’à ce que l’arrivée soudaine de son compagnon le tire de sa rêverie…
— Maître Somed ! s’exclama ce dernier à bout de souffle.
Il fit choir son butin à ses pieds.
— Par toutes les enclumes de Zelmut ! pesta-t-il du haut de son jeune âge. Vous savez l’heure qu’il est ?!
Somed retira la fleur qui pendait depuis ses lèvres et la fit danser du bout des doigts tout en l’admirant. Loin d’être inquiet, il laissa la sérénité planer sur son visage sobrement hâlé.
— Yobbo… soupira-t-il. Le métier que nous exerçons requiert parfois un peu d’isolement, loin de la chaleur du foyer et des coups de marteau assourdissants.
— Arrêtez un peu vos belles paroles, maître ! Nous sommes… Je veux dire… Vous êtes en retard !
— En retard ? Quelle ironie ! Et c’est toi qui oses me dire ça…
— Dépêchez-vous, bon sang ! Le juré ne vous attendra pas.
Yobbo, le visage empreint d’une gravité inhabituelle, peinait à concevoir la sérénité affichée par son mentor en ces circonstances délicates.
— À moins que vous ayez peur de vous mesurer au meilleur forgeur du comté ? provoqua-t-il.
— Sûrement pas, rétorqua Somed en vissant ses yeux dans ceux de son disciple. Je ne suis pas resté éveillé durant trois nuits entières pour abdiquer à la dernière minute.
— Qu’est-ce que vous attendez, alors ?!
Somed se releva puis s’étira longuement sans prendre la peine de secouer ses vêtements recouverts de brindilles. Il recoiffa ses cheveux châtain foncé et les attacha.
— C’est pas trop tôt ! Allez ! Dépêchez un peu ! Il faut vraiment…
— … Je te trouve bien agité, coupa Somed en laissant le vent emporter la fleur qu’il pinçait jusque-là dans sa bouche. Tu devrais consommer le pétale d’une de ces Jarpa. Cela te ferait le plus grand bien !
— En attendant, cette droguerie d’herbe a tellement embrumé vos esprits qu’elle est à deux doigts de vous faire manquer le concours !
— Droguerie ? Déjà, on ne dit pas droguerie ! C’est quoi ce parler ?! La Jarpa est une plante médicinale.
— Peu importe ! Parlons plutôt de ce qui vous attend, vous ne préférez pas ?
Les deux hommes se mirent enfin en marche pour Zelmut. Pour cela, ils quittèrent la clairière et empruntèrent un layon. Après plusieurs pas, le grand blond réalisa que son maître l’observait du coin de l’œil, d’un air dubitatif. Il se sentit redevable de justifications.
— J’ai remarqué que vous aviez forgé plusieurs couteaux pour le concours, partagea-t-il.
— Et donc tu les as tous pris ?
— Évidemment ! J’ignorais celui que vous souhaitiez présenter.
— Je te croyais capable d’en choisir un pour moi…
— C’est à vous et à vous seul de le faire. Ne me mêlez pas à ce concours !
Somed se contenta de soupirer. Il laissa un silence s’installer avant que son apprenti ne reprenne.
— Et puis, quelle mouche vous a piqué d’en faire autant ? Un seul aurait suffi !
Somed libéra un sourire. Il se détourna de Yobbo pour apprécier plutôt les paysages boisés qui se dressaient tout autour.
— Pourquoi est-ce que vous restez sans voix ?! Aidez-moi au lieu de rêvasser !
Yobbo se battait avec les objets qu’il portait pour ne rien faire tomber.
— T’aider ? lui lança Somed sans même risquer un œil vers lui. Je ne t’ai pas demandé de me ramener tout cela.
— Sans moi, vous n’auriez rien. Et vous ne seriez pas en train de vous rendre au concours. En d’autres termes, vous seriez disqualifié.
— Alors, grâce à toi, je vais peut-être devenir le meilleur forgeron de la ville. Ou la risée de tous…
— Vous êtes fatigant…
— Ne peux-tu pas arrêter de te plaindre ? Ton devoir d’apprenti est de garder silence et de servir ton maître.
— Bien sûr… Sauf que je ne suis pas écuyer, et vous encore moins chevalier !
— Dommage…
D’un geste amical, Somed saisit Yobbo par l’épaule et le chahuta affectueusement. Une profonde sympathie unissait les deux hommes. Ils traversèrent les bois d’Algar, sous le couvert de son peuple végétal constitué de grands hêtres et de frênes.
— Je crois malheureusement que vous êtes bien loin d’être considéré comme un chevalier aux yeux des gens, relança Yobbo, taquin.
— Pourquoi ça ?
— Savez-vous au moins ce que l’on raconte en ville, à votre égard ?
— Que raconte-t-on de moi ?
— Que vous êtes mystérieux. Les gens vous trouvent étrange et rêveur.
— Tant mieux, alors.
Les deux hommes se rapprochaient de la ville de Zelmut alors que les arbres se faisaient de plus en plus rares. Capitale du royaume d’Arkanium et vieille de plus de quatre siècles, cette cité avait été érigée autour d’une petite colline sur laquelle étaient juchés le palais royal et ses hautes tours. Le tout longeait d’un cil des contreforts montagneux infranchissables dont les sommets étaient couverts d’une neige éternelle.
— Et toi, Yobbo ?
— Quoi moi ?
— Quel est ton avis sur le sujet ?
Yobbo parut un instant embarrassé de devoir répondre.
— Je pense que vous pourriez être un peu plus solidaire et m’aider à porter vos couteaux !
— Quoi, tu aimerais que les Zelmutais voient ton maître suant avant même le début du concours ? Ils penseraient que je suis mort de trouille d’affronter Syfeld. Il me faut avoir l’air sûr de moi et présentable, non ?
La forêt céda sa majesté aux vastes champs étendus partout autour des murailles. On pouvait se rendre compte de l’amour particulier que les paysans offraient à leurs terres, tant elles hébergeaient une abondance de fruits et de légumes.
Cependant, aujourd’hui, il n’y avait aucune récolte de prévue, car les travailleurs s’étaient tous rendus en ville afin d’assister à l’évènement qui allait s’y dérouler. Les charrettes délaissées sur les sentiers, ainsi que les paniers anormalement vides, accentuaient l’importance accordée à cette journée.
— Puisque tu as esquivé ma question, je vais t’aider, reprit Somed, visiblement intéressé de sonder son apprenti. Cite-moi mon plus gros défaut.
— Difficile…
— Quoi ? C’est tout ? Je suis difficile ?
— Non. C’est difficile de vous en trouver un.
Les compagnons arrivèrent finalement aux portes de Zelmut. Elles étaient surplombées d’une corpulente cloche rouillée et enlacée de lierres. Elle servait à donner l’alerte en cas de guerre, mais, fort heureusement, personne ne l’avait jamais entendu retentir. De grandes banderoles habillaient les tourelles et les enceintes dans l’unique but d’annoncer le concours à venir.
— Vous êtes trop secret, parfois, concéda enfin Yobbo. Vous gardez trop de choses en vous.
— La même réponse que Prisca.
— Ce n’est pas ma faute si votre sœur pense comme moi !
L’entrée principale était surveillée par deux gardes en armure. L’un était adossé contre la muraille. Le casque posé à ses côtés, il essayait de trouver le sommeil tant bien que mal. L’autre mastiquait de la Qrakeïa, un tabac étourdissant très prisé.
Sans qu’aucune des sentinelles ait réellement remarqué leur présence, Somed et Yobbo passèrent les remparts. À l’intérieur, le vent cessa d’exister. Les ruelles, qui d’ordinaire demeuraient très animées, étaient désertes.
— C’est rare de voir Zelmut comme ça, souligna Yobbo.
— Pour un concours qui devait être sobre, il semble être bien populaire… partagea Somed en profitant de la nouvelle apparence de la capitale.
En dépit de ce qu’il s’apprêtait à vivre, l’angoisse ne parvenait pas à franchir les barrières de son cœur.
— Un concours sobre ? Vous avez travaillé d’arrache-pied pour ça ! Je n’ose même pas imaginer ce qu’il en serait d’un tournoi plus important…
Somed ne prêta pas d’oreille à son apprenti. Il se concentra plutôt sur la fragrance de rose qui circulait paisiblement entre les nombreuses maisons dont les murs avaient laissé aux plantes grimpantes le droit de les envahir librement.
Le peuple zelmutais nourrissait une passion débordante pour la nature, une affection qui se manifestait dans tous les aspects de leur vie. Les petits jardins, disséminés à travers la cité, étaient l’incarnation de cet amour pour la terre. Entretenus avec un soin méticuleux, ils regorgeaient de couleurs et de senteurs enivrantes, offrant aux habitants des havres de paix verdoyants. Chaque recoin de la ville, des ruelles pavées aux places animées, était orné d’une multitude de fleurs, comme autant de joyaux précieux contenus dans un écrin de pierre.
Ce décor enchanteur était complété par la présence de drapeaux qui flottaient dignement dans la brise, déployant leurs teintes chatoyantes au-dessus des toits. Leur fond bleu clair, tel un ciel printanier, portait noblement un trèfle doré, emblème de la cité. Ce symbole, fièrement arboré par les Zelmutais, représentait leur attachement profond à leur terre natale et à ses valeurs ancestrales. — Vous entendez ? La place centrale doit être remplie…
— La participation de Syfeld y est sans doute pour quelque chose.
— La renommée de sa forge n’est plus à prouver en Zelmut.
— Le prix de ses articles aussi. Et sa clientèle… Il ne forge que pour un cercle fermé. Je ne suis pas certain que les Zelmutais de nos quartiers le soutiennent vraiment.
— C’est bien vrai ! Si jamais vous parvenez à le battre, de nombreux bébés à venir porteraient votre nom !
Somed esquissa un sourire en guise de réponse.
— D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi vous êtes aussi calme en sachant que vous allez vous confronter à lui, enchérit Yobbo. C’est vrai, comment vous faites ? Moi-même je tremble de peur !
— La fleur de Jarpa, Yobbo… glissa placidement Somed. La fleur de Jarpa…
Ils passèrent devant la fontaine de Zelmut, édifice symbolique de la ville. Majestueuse, celle-ci présentait en son centre la statue de Flaunus, tenant dans sa main gauche un trèfle en or et dans l’autre un sceptre en bois. Flaunus était la déesse de la nature, et c’était elle qui était la plus à l’honneur dans Zelmut.
Le bruit de foule ambiant prenait de l’ampleur. Les Zelmutais attendaient depuis l’heure du déjeuner afin d’être certains de ne pas manquer le concours. Heureusement, pour maintenir la patience des spectateurs, un groupe de musiciens jouait des chansonnettes locales, et des jongleurs fous ne cessaient de proposer une palette de représentations rocambolesques.
— Nous y sommes presque ! commenta Yobbo en accélérant le pas.
Il était clair qu’il débordait d’empressement. Contrairement à lui, Somed marchait désormais avec une pointe d’appréhension.