Un fracas soudain troubla la tranquillité qui régnait dans le palais. Deux hommes d’armes traînaient un troisième, vêtu plus légèrement, dans leur sillage. Saisi par le col, il était bousculé au milieu des regards désapprobateurs des serviteurs. Tous s’écartaient, le visage grave. Ils savaient.
Les gardes le tirèrent sans jamais lui accorder le moindre répit pour souffler. Ils se précipitèrent dans les recoins les plus oubliés de la demeure royale, loin des yeux et des oreilles indiscrets. Bientôt, l’atmosphère et la luminosité se modifièrent. La pénombre engloutit les décors luxueux, révélant, à la lueur des torches vacillantes, des parois plus rugueuses.
Leur course s’arrêta dans une alcôve sinistre. Un individu enveloppé de fourrures les attendait de pied ferme. Il exprima son dégoût et sa colère envers le coupable, qu’on venait de forcer à s’agenouiller.
— L’heure est à la trahison, regretta-t-il.
— Majesté, je…
— … Silence, chien ! cingla un garde en lui enfonçant son gantelet dans la joue. Tu parleras quand Sa Majesté t’y autorisera !
Le roi se déplaça comme une ombre dans les ténèbres de la salle. Il vint à hauteur de l’accusé et darda sur lui tout le mépris qui l’habitait.
— Je ne te poserai qu’une simple question, Armin. De cette réponse dépendront le temps que tu passeras ici et les sévices que tu connaitras.
Armin notifia succinctement les éléments qui l’entouraient : une table maculée de sang, des outils disparates et une odeur de mort omniprésente. La peur transpirait de son être, mais ses yeux brillaient d’une ténacité aussi solide que le roc.
— Où sont-ils ? exigea le monarque.
— Je… Je ne…
— Où sont Ovidius et son pitoyable alchimiste ?! Où ?!
Il enserra plus fermement sa canne et fit quelques pas en avant.
— Je l’ignore… s’entêta le captif.
— Fort bien. Qu’on le fasse parler ! Et vite !
— Non ! Pitié ! Je vous jure que j’ignore tout !
Sans ménagement, les gardes le sanglèrent sur la table. Ils serrèrent si fort qu’il put sentir son cœur battre dans ses poignets et ses chevilles. Le roi vint jusqu’à ses oreilles, agressant ses narines par l’odeur de musc qui se dégageait de lui.
— Si tu t’obstines, tu seras supplicié comme jamais je ne l’ai ordonné auparavant ! Vois-tu, mon bourreau perçoit quelques dizaines de Lupaz par jour pour pratiquer son art funeste sur les condamnés. Je lui en offrirai le centuple pour chaque cri qu’il saura t’arracher.
— Vous perdez votre temps, je vous assure !
— Je vois… Tu m’en verras navré.
Le monarque se retira en agitant son bras pour intimer qu’on en finisse. Une silhouette se détacha d’un recoin, pareille à un spectre issu du néant. C’était un homme à la taille conséquente, portant un tablier imbibé de sang. Ses yeux, privés de toute étincelle d’humanité, sertissaient asymétriquement un visage laid et mutilé.
Il s’avança vers sa proie, dont la respiration s’était muée en un halètement convulsif, et considéra les nombreux outils posés à ses côtés. Sans la moindre hésitation, il s’empara d’une pince qu’il referma sur le premier ongle du captif, l’arrachant avec un plaisir malsain. Dans les hurlements, il empoigna ensuite un ballot de sel et en dispersa une bonne pincée sur la plaie vive. Les cris redoublèrent d’intensité, se répercutant dans les couloirs des sous-sols du palais. La souffrance d’Armin se transmua en une rage viscérale qui anima tous les muscles de son corps.
Après quelques minutes, le roi réapparut.
— Aurais-tu une confidence à faire ? demanda-t-il.
— Allez vous faire foutre ! cracha Armin, entre rire et agonie. Vous ne saurez rien !
Molko soupira en levant la tête sur les poutres léchées par les faibles lumières. Il sembla méditer. Ses paupières tombèrent un instant sur le vert de ses iris.
— Galinus ! tonna-t-il. C’est à toi !
Un jeune individu plutôt costaud pénétra dans la pièce. Armin déglutit à sa simple vue, car il connaissait son penchant pour la perversité.
— Galinus, viens donc par ici.
Molko attrapa son serviteur par l’épaule et le rapprocha de lui.
— Je te le confie.
— Attendez ! geignit Armin, grelotant. Non ! Vous ne comprenez pas !
Molko passa près de lui sans lui prêter la moindre attention, puis se dirigea vers le seuil de l’entrée.
— Galinus, je ne t’octroie que deux minutes pour arracher à ce traître le dessein de ses pitoyables complices. Tu pourras ensuite t’amuser à ta guise, mais veille à ce qu’il livre sa langue !
— Non ! s’opposa Armin en tentant vainement de se débattre. Espèce d’ordure ! Salopard !
Les sangles l’immobilisaient sans trop de mal.
— Je ne vous décevrai pas, Majesté, agréa Galinus, fier.
— Vous faites une erreur ! se défendit Armin. Vous ne comprenez pas ! Ils ne commettent aucun crime. Ils…
— … Assez de palabres ! tempêta Molko. Les dieux ont établi des préceptes immuables depuis la nuit des temps ! Quiconque les bafoue est un ennemi du royaume. Peu m’importe le sang qui coule en tes veines, peu m’importe ton rang. Tu es de ceux-là !
— Vous ne saurez jamais où ils sont ! Vous entendez ?! Jamais !
Molko quitta la salle des supplices, remuant la tête.
— Oh, de cela, j’en doute… souffla-t-il, exaspéré.
Sa présence fut rapidement remplacée par celle de son conseiller vicieux. Ce dernier se pencha au-dessus d’Armin et déchira violemment sa chemise. Il empoigna une lame rouillée sous les yeux assoiffés de la bête à ses côtés, et la fit glisser sur le torse de sa proie. Il appuya assez fort pour entamer sa chair, faisant couler le sang.
— Sais-tu comment ce bourreau se fait appeler, ici-bas ?
— Je t’emmerde, Galinus !
— Le Dépeceur…
Armin se débattit de toutes ses forces, poussé par une fureur désespérée, mais ses liens le réduisaient à n’être que le jouet de ces êtres abominables. Il sera les dents, endurant des tortures qu’il n’avait cru possibles. Il résista… Le plus longtemps possible…
* * *
L’émoi s’emparait des citadins, saisis par le tumulte qui grondait aux quatre coins de la ville. Les pas lourds et métalliques des troupes heurtaient les pavés, rythmant une marche implacable. Dans la nuit obscure, les volets s’ouvraient furtivement, offrant aux regards avides un spectacle troublant : une masse d’armures se mouvait avec une hâte fébrile, comme si le temps pressait inexorablement.
À quelques encablures de là, dans les profondeurs d’une bâtisse abandonnée, le chaos régnait. Des grimoires anciens virevoltaient dans l’air poussiéreux. Un individu, accablé par la douleur et la panique, perdait toute maîtrise de lui-même. Ses doigts nerveux feuilletaient les pages jaunies avec frénésie, comme si sa vie en dépendait.
— Ovidius, Algan ! hurla un homme qui venait de débouler dans la pièce. Ils arrivent !
— Ma fille, l’avez-vous mise en lieu sûr ? demanda Ovidius.
— Oui.
— Algan, il va falloir faire vite. Où en sommes-nous ?
— Encore loin…
Ovidius tamponna son front suant puis rejoignit les préparatifs d’un rituel d’une grande complexité. Deux triangles entrelacés étaient tracés au sol avec du sang frais. Ils étaient surplombés d’un symbole à trois pointes sur lesquels étaient disposés divers ingrédients et bougies. Au centre, deux jeunes garçons inanimés étaient étendus. L’un d’eux arborait un teint blême, l’autre semblait simplement évanoui. Entre eux, une poudre dorée formait des arabesques sur le plancher.
— Il ne faut point tergiverser ! sermonna Ovidius.
— Le temps nous fait défaut. Vous n’avez même pas les derniers textes de l’incantation…
— Tant pis ! Nous ferons sans !
Ovidius considéra l’homme armé qui les avait rejoints.
— Fais tout ton possible pour nous octroyer un instant supplémentaire ! commanda-t-il. Ou même quelques bribes d’instant s’il faut. Empêche-les de nous interrompre quoi qu’il t’en coûte.
Ni une ni deux, le mercenaire s’exécuta. Depuis la petite lucarne qui donnait sur les extérieurs, à hauteur des pavés de la rue, l’agitation et les cliquetis de l’acier se faisaient de plus en plus entendre. Ovidius et Algan étaient près du but, mais l’issue de leur projet était plus qu’incertaine.
— J’espère que tu as bien préparé le nectar, fit Ovidius. Donne-le-moi.
Algan lui tendit une fiole verte.
— Je l’ai purifié trois ou quatre fois.
Ovidius s’en saisit et vida tout son contenu dans sa gorge. Un brouhaha s’éleva soudainement au-dessus de sa tête. Les soldats fracassaient la porte d’entrée en hurlant des ordres qu’il ne pouvait percevoir.
— Armin… s’attrista Algan. Il n’a pas pu garder le secret…
— Cette pourriture de Molko lui a fait cracher le morceau bien trop tôt. Dépêchons. Nous pouvons encore y parvenir.
— Par les dieux, qu’est-ce qu’on est en train de faire ?!
— Si tu doutes, c’est trop tard !
Un bruit sourd sur le plancher du dessus les fit tous deux tressauter. Ovidius trempa son index dans un bol d’entrailles. Il inscrivit un mot et son inverse sur les bases des triangles. Ensuite, il plaça un prisme entre les enfants. Imperturbable, il glissa une plume blanche sous la main de l’un et une noire sous celle de l’autre. Son rituel se devait d’être sans accroc. La moindre erreur pouvait s’avérer fatale. Ses larmes naissantes se mêlaient à sa sueur.
Contre le cours des choses, le garçon endormi émergea de son sommeil forcé. Algan fut saisi d’un sentiment de désarroi.
— Non non non ! Ne te réveille pas !
Par un réflexe instinctif, il s’empara d’une fiole contenant une concoction vaporeuse et la porta sous les narines du sujet.
— Bon sang, Algan ! pesta Ovidius. À quoi est-ce que tu joues ?!
Tandis qu’il jetait son regard le plus noir à l’alchimiste, l’enfant sombra à nouveau dans l’inconscience.
Au rez-de-chaussée, les hostilités s’accentuaient. Une poignée d’individus avaient pénétré dans l’enceinte de la maison. Les épées s’entrechoquèrent, mais le combat prit fin rapidement.
Ovidius ne se dilua pas dans ses pensées. Il se concentra sur ce qu’il avait à faire. Il remua ses lèvres tremblotantes pour réciter des phrases mystiques. À mesure qu’il avançait dans son incantation, des ombres naissaient et se propageaient sur le sol, les murs et le plafond. Les lanternes et les bougies environnantes vacillèrent faiblement, leurs flammes se teignant de vert puis de mauve. Dehors, le vent se levait, mobilisant avec lui des nuages menaçants.
Tout à coup, la foudre tonna. Des gouttes commencèrent à se déverser dans les artères de la ville. Les gardes couraient dans toutes les pièces de la demeure, cherchant coûte que coûte à mettre un terme à la folie du mage Ovidius. L’un d’entre eux dénicha des escaliers dans un renfoncement caché. Il ameuta ses compères afin de les investiguer. Ils durent s’appuyer sur les parois de pierres humides de part et d’autre des marches pour atteindre le souterrain. Au bout du couloir baigné dans la pénombre, ils débouchèrent dans la chambre secrète. Leurs yeux haineux cherchèrent Ovidius à travers les nuages d’encens qui nappaient les lieux. Quand ils le trouvèrent agenouillé et étrangement différent, ils s’abasourdirent.
— Ovidius ?! hésita le plus gradé d’entre eux.
Le mage ne ressemblait plus à la personne qu’ils connaissaient, mais plutôt à un très vieil homme. Ils comprirent aussitôt qu’il avait commis son méfait. Ils ne tardèrent pas à découvrir qu’un enfant était inerte, allongé sur le sol.
— Mais qu’avez-vous fait, bon sang ?!
— Où est l’alchimiste ?! questionna un autre.
Lances et arbalètes se braquèrent vers lui.
— Vous avez tout gâché… balbutia Ovidius, les yeux trempés. J’y étais presque. Soyez maudits !
Les lanternes éclairaient partiellement les lieux. Elles furent suffisantes pour éprouver la sénescence qui avait accaparé Ovidius. Elle avait totalement blanchi ses cheveux, et avait ridé sa peau d’une bonne trentaine d’années supplémentaires ! Ce vieillissement ne se limitait pas à son apparence physique. Ses os étaient raides et douloureux, et son corps pesait lourd sur ses épaules. Mais il ne s’en souciait guère, son esprit étant déjà tourné vers d’autres préoccupations : Algan avait réussi à s’enfuir à temps avec l’un des deux garçons.
Ce soulagement fut de courte durée. Les soldats se rapprochaient de lui, tels des loups parés à fondre sur leur proie.
— Vous avez outrepassé les règles, Ovidius ! condamna le soldat le plus en avant.
Il déglutit en prenant conscience que le mage avait réalisé l’interdit. Son doigt était prêt à presser la gâchette de son arbalète à la moindre occasion.
— Au nom de Sa Majesté Molko, vous avez désobéi aux commandements des mages. Vous avez osé recourir à une magie proscrite par les dieux eux-mêmes ! La honte sera le seul héritage que vous laisserez derrière vous.
Le mage faisait fi de ce que pouvait lui raconter son indésirable invité. Une flèche métallique siffla à quelques centimètres de son oreille.
— Je n’ai rien fait de mal ! protesta-t-il en se raidissant. J’ai sauvé une vie !
— Les dieux en jugent bien autrement, Ovidius. N’opposez aucune résistance. Nous allons vous ferrer.
— Il en est hors de question ! N’approchez pas ! J’userai de mon Triialest contre vous, s’il le faut !
— N’en faites rien, je vous en conjure. Je vous affectionnais, Ovidius. Alors, laissez-moi vous dire ceci : si vous ne ressortez pas d’ici avec les fers aux poignets, c’est un Juge qui proclamera votre sentence.
Mais Ovidius ne l’entendit pas ainsi.
— Mensonge ! s’exclama-t-il, plus menaçant.
Le tonnerre avait grondé au même moment.
— Kir istesis ! prononça-t-il en levant les paumes devant lui.
Son verbe souffla toutes les flammes qui éclairaient jusque-là le lieu du rituel. Les bocaux disposés aux alentours explosèrent pour libérer chacun des substances dangereuses. Lorsqu’elles se rencontrèrent, elles engendrèrent une étonnante détonation qui renversa aussitôt les soldats.
Quand ils reprirent leurs esprits, ils craquèrent des brindilles incandescentes pour raviver leurs lanternes et recouvrer la vue. Ovidius avait filé ! Des flammes vivaces commençaient à attaquer le bois et les tissus.
— Il faut sortir d’ici et vite ! s’écria l’un d’eux.
— Et l’enfant ?
Le garde se pencha au-dessus du corps et palpa le pouls du garçon, étendu sur le sol. Il remua la tête, écœuré. Sans plus tarder, il quitta les lieux avec ses pairs et la malheureuse victime.
Comme s’il jouait une partition bien connue, Ovidius s’était dérobé dans un étroit passage. Il gravit une échelle pour gagner les extérieurs. Il referma la trappe derrière lui et la verrouilla pour conserver une belle avance sur ses poursuivants. L’usure prématurée de son corps lui arrachait un effort considérable.
— Algan… hoqueta-t-il. J’espère qu’il a pu rejoindre le lac.
Il se leva et partit en petite foulée dans la cour arrière de l’immense propriété. Tout était désertique.
— Mon garçon… Laissez-moi l’embrasser de nouveau.
Il se tourna vers l’édifice dans son dos et l’observa avec nostalgie. L’incendie était en train de ne faire qu’une bouchée du lieu de ses longues recherches et de ses expériences.
Un éclair fendit le ciel. Il illumina, le temps d’une seconde, le chemin qui descendait vers les bois. Ovidius se dépêchait du mieux qu’il pouvait pour y parvenir. Ses muscles flétris avaient grand mal à porter son corps. Pourtant, il ne se démotivait pas. Il n’avait pas le choix. Les subalternes du monarque ne tarderaient plus à être sur ses traces. Il pouvait déjà entendre les chiens aboyer dans son dos.
Il s’orienta comme il pouvait à cause de la pluie battante. Un nouvel arc électrique frissonna dans la voûte céleste. Il dévoila le même décor qu’auparavant, mais avec la présence inopinée d’un intrus en plein milieu du sentier ! Ovidius se tétanisa. Il ne lui fallut guère longtemps pour comprendre de qui il s’agissait.
— Impossible… s’effondra-t-il.
La personne en face de lui se dessina une fois encore sous l’éclairage glauque du ciel. Il portait une armure d’acier et de cuir aussi noire que le néant. Un numéro gravé en haut du plastron s’était brièvement dévoilé.
— Je n’ai rien fait de mal ! plaida Ovidius en joignant ses mains.
Sur le point de murmurer une incantation, il se vit soudainement dépassé par l’agilité de son assaillant. D’un mouvement fulgurant, celui-ci s’était retrouvé à ses côtés et lui avait infligé une profonde entaille à la cuisse avant même qu’il ait pu réagir. Contraint de s’agenouiller sur le sol, Ovidius poussa un cri perçant de douleur.
— Vous n’êtes que des pions ! dénonça-t-il en serrant les dents. Les clébards d’un homme sans foi ! Les dieux savent tout le mal que vous répandez au nom de votre piteuse justice ! Soyez tous maudits !
Ses propos n’eurent aucune considération. Son agresseur avait tiré un poignard dérobé sous son poitrail et l’avait imbibé d’une huile.
— Arrêtez, bon sang ! Faites marcher votre tête. Cessez d’exécuter bêtement. Interrogez-vous, et vous saurez que je ne suis pas un crimi…
Une sensation froide assiégea son cœur. Le métal saillant de son bourreau venait de le déchirer sous un nouvel éclair. Un mutisme de plomb scella ses lèvres à tout jamais.