Je m’organise pour manger dans ma cabane, il me faut quand même m’approvisionner. Il y a aussi ces jours où je n’ai pas envie de cuisiner ; je vais au drugstore pour me sustenter.
À l’intérieur de la baraque raboutée, les habitués et les écartés se goinfrent. L’après-midi, pour se sauver des obligations ménagères, libérés jusqu’à l’heure du souper, les hommes mariés gais et bruyants étanchent leur soif. Mais avant de retrouver Georgette, il est sage de traîner un peu pour cuver sa bière.
Le pub communique avec le magasin épicerie, et tout au bout, un escalier débouche sur deux chambres. Sur les marches étroites de l’hôtel miteux, les produits sont stockés.
Dans la salle à manger, je m’installe toujours loin du bar. À ma table, je me créer une ambiance presque qu’agréable. Charlène, la femme du patron, m’allume un lampion. Elle m’apporte un thé et de la lecture: le menu du jour. Je connais ce menu par cœur, mais je ne me lasse jamais de le relire, comme un feuilleton de l'ordinaire. La serveuse est partout, et le propriétaire se fait rare. Parfois, il crie ses directives à sa femme depuis la cuisine. Énervée, saucissonnée dans sa robe étroite, Charlène lui vomit sa rancune :
-Câlice tu pourrais pas arrêter de gueuler, bouge ton gros cul pis amène toi en avant.
Et elle me sourit avant de tourner les talons. Derrière le bar, Charlène dépoussière la rangée de bocaux alignés. Pots Mason que personne ne semble convoiter : œufs dans le vinaigre, langues de porcs et fromage mariné. Pour la boisson, le choix restreint convient à la clientèle: Old Milwaukee, Labatt 50 et gros gin. Pour les plus audacieux : bière au jus de tomates ou crème de menthe.
Il fait chaud dans le drugstore, l’air est rance. J’enlève ma veste matelassée, les agrès du bar m’ont spoté. J’ai de la chance, ils préfèrent leurs grosses bières à mon indifférence. Dans ce lieu mythique, tout un village s’agite, j’en oublie mon menu. Je regarde passer l’adolescente des Bissonnette et le fatiguant à Charland. Le père Garcia talonne madame Perrette, et puis, il y a le chinois. Un bruit agaçant emplit la salle; le rire du grand Bédard qui essaye d’attirer mon attention. Je replonge dans le fascinant monde littéraire du Drugstore Poisson frit. En plus de leur spécialité, le fish and chips; poisson congelé à panure molle, sauce tartare à la relish et coleslaw crémeuse, on propose les mercredis spaghettis à 4$. Une portion gigantesque de pâtes trop cuites avec une sauce au goût de soupe aux tomates Campbell. Plus loin, un lettrage coloré entouré d’ananas, de noix de coco et d’une tour de Pise annonce les mets exotiques. Cette section du menu me fait toujours sourire :
Pizza hawaïenne
Macaroni chinois au chop suey
Petites boules dans sauce rouge
Omelette espagnole blé d’inde en crème
Et pour les soirées à souligner, les anniversaires ou les visiteurs, la table d’hôtes est idéale. Un choix d’entrées : soupe poulet et nouilles ou jus de tomates. Des repas avec desserts inclus : Pudding au riz à l’ananas ou une tropicale banana split. Du grand luxe au goût discutable.