Une grande fierté de notre village, d’ailleurs, était que l’un de ses enfants, le Juan, l’avait quitté pour conquérir le monde. Ses exploits, et ses échecs, étaient contés avec emphase les soirs d’été, lorsque tout le monde se réunissait sur la place de l’église pour boire une cerveza et jouer au parchis - sauf les trois grenouilles de bénitier qui se retiraient le nez en l’air dès que la première capsule sautait de la première bouteille. Les vieux tassaient du gros tabac mêlé de feuilles de ronce dans leurs pipes, puis, entre deux bouffées profondes, ils déroulaient devant nous, et tous ceux qui les écoutaient encore, une fresque bigarrée dont je ne me lassais jamais. Le Juan était le fils d’une femme du village avec un voyageur du désert. Il avait l’aventure dans le sang, disaient toujours les anciens en préambules. Il était fait de vent plus que de terre. C’est pour cela qu’il avait quitté le village avant ses seize ans, pour chercher fortune au-delà des mers. Il l’avait trouvée, puis perdue dans un naufrage. Recueilli par une goélette de flibustiers battant pavillon portuguais, il les avait convaincus de l’enrôler parmi eux plutôt que de l’utiliser comme dîner. Plus tard, à la faveur d’une nuit à proximité des côtes africaines, il avait nagé vers son salut et s’était inventé chasseur de diamant. Riche à nouveau, il était revenu au village, pour repartir derechef lorsqu’une lettre lui était parvenue, annonçant que sa mine avait été avalée par une montagne vorace. Les années suivantes l’avaient vu revenir et repartir encore, nanti, ruiné, nanti encore, mais jamais à cours d’histoires, ni de largesses pour les habitants.
Lors de son dernier passage, il avait amené avec lui une procession de mulets, chargés de malles et de matériaux de construction. Selon ses instructions, une maison avait été érigée sur la colline au-dessus du village. Une belle maison, comme on en voit dans les livres, en bois, avec de grandes fenêtres en verre amenée spécialement de Constantinople. Un four, ont ri les gens. Le Juan s’était fait construire un four. Comment appeler autrement cette bâtisse énorme, sans aucune ombre pour s'abriter, avec ces grandes ouvertures par lesquelles le vent du désert s’engouffrait ?
Le Juan n’avait jamais entendu ces voix moqueuses. Il était reparti avant la fin de la construction. Au creux de la nuit, quand les enfants avaient été envoyés au lit, il se murmurait qu’il avait été appelé dans un pays lointain par une femme qu’il avait courtisée dans le passé. Las, elle avait finalement épousé l’homme choisi par son père. Elle serait morte, laissant derrière elle un fils aux yeux noirs et à la peau bronzée comme son véritable père. Juan aurait pris l’enfant avec lui et vivrait désormais au-delà des mers, élevant son fils comme un jeune noble.
Cette partie du récit n’était pas bien difficile à croire. Une autre rumeur voulait qu’à chacun de ses passages dans notre village, le Juan avait charmé une femme différente, et que de ces unions éphémères, au moins un enfant serait né - bien que personne n’ait jamais avoué au grand jour lequel des enfants du village portrait un nom usurpé. Alors même que, s’il existait, cet enfant avait tout intérêt à se faire connaître : Le Juan serait en réalité revenu une fois supplémentaire, et aurait enterré un trésor en un lieu secret - certains disaient qu’il l’avait caché dans les fondations de sa maison, et que c’était la véritable raison pour laquelle il l’avait faite construire. Les spéculations allaient ensuite bon train pour essayer de deviner la nature du magot : Louis d’or pillés dans l’épave d’un navire, joyaux, ambre gris, soie ou encens, les hypothèses n’avaient pour limite que l’imagination de leur énonciateur, et dépendaient fortement de quelle histoire était à ce moment-là proposée en feuilleton dans le journal.
Quant à nous, nous restions silencieuse. Nous prenions ces récits comme des leçons. Élève appliquée, nous écoutions avec attention les noms de ces lieux lointains, récitions par cœur les devises étrangères et leurs valeurs, consignions dans notre mémoire les dangers contre lesquels nous prémunir ainsi que les coutumes exotiques effleurées entre deux situations incroyables. Enfin, nous comptions, consciencieuse, les pièces que nous grapillions ici et là, pour avoir lu une lettre, aidé à la mise à bas des chèvres, ou tout autre tâche banale, en attendant d’en avoir suffisamment pour payer une place dans une diligence à la ville, puis un billet pour traverser la mer. Nous, nous ne reviendrions pas. Nous nous l’étions promis.
Il est un peu tôt pour que je sois tout à fait happée par le récit, et même par ton personnage multiple (pour le moment plus étrange qu'attachante), mais ton écriture et l'atmosphère de ton univers font le job ! Je continue.
J'ai été très surpris par ce chapitre, qui a pris une direction auquel je ne m'attendais pas. Je voyais plutôt un élément perturbateur du genre un étranger arrive au village. J'ai été étonné de ce qui me semblait une disgression mais tu fais finalement le lien avec ton (tes ? je ne sais plus xD) personnage en fin de chapitre. On comprend que le Juan est à l'origine de leur envie d'ailleurs, c'est très intelligent.
J'aime beaucoup l'ambiance des soirées villageoises que tu décris, et puis on se laisse happer par les aventures de Juan. Je suis curieux de voir s'il apparaîtra dans ton histoire / s'il a un rôle à y jouer. En tout cas, son choix de nom semble bien coller à sa personnalité xD
Mes remarques :
"disaient toujours les anciens en préambules." préambule / préambules ? j'ai un gros doute^^
"Quant à nous, nous restions silencieuse." perturbant qu'il n'y ait pas de "s" mais j'imagine que c'est un choix assumé eheh
Je continue !
J'adore ce genre de récits dans la vibe "on dit sur telle ou telle personne du village" - quelque chose à cheval entre le récit mémoriel et le légendaire, avec des faits et une part de poétique/exagéré/inventé.
Fan aussi des petits détails qui font très réalistes, genre les petits vieux qui tassent leur tabac, fument leurs pipes. Et le Juan est un personnage très intriguant, comme ça avec ses ambitions et son atypicité. Puis le petit côté Dom Juan qui charme une femme à chaque passage xD
(mention spéciale pour la procession de mulets =D )
Je passe à la suite!
Je compte lire la suite :)
C'est toujours aussi prenant, j'aime beaucoup les récits qui sont faits autours de ce Juan et la part de fantasmes qui en découlent.
Je suis toujours captive de ta plume et de ce "nous", j'ai vraiment hâte de découvrir où cette histoire va me mener ! : )