Cette nuit-là, le travail de Maria Consuela commença. Notre tante était déjà occupée avec une chèvre dans les hauteurs, aussi nous officiâmes à l’arrivée du nouvel enfant. À mesure que la lune progressait dans le ciel, et que les cris de la mère se rapprochaient, nous pouvions voir, depuis la fenêtre, cette étrange lumière bringuebaler avec obstination dans notre direction. Obstiné aussi, l’enfant à naître luttait, centimètre après centimètre, pour s’extirper de sa prison de chair. Sa mère en devenir, elle, pressait ses cuisses l’une contre l’autre et arquait son bassin, la mâchoire serrée, déterminée à retarder autant que possible la sortie de sa progéniture. Ni elle, ni sa mère et sa grand-mère ne le disaient, mais aux regards qu’ils nous jetaient, dans le halo incertain de leur lampe à huile, nous devinions sans peine leur préoccupation. Un enfant de nuit, comme nous, était réputé pour apporter le malheur. Ils ne se plaignaient pas, pourtant, pestait la plus acrimonieuse d’entre-nous, que nos mains tout à la fois fassent bouillir le linge, ravivent le feu, couvrent le premier-né endormi, et nettoient la paille souillée d’eau grasse et rosée. Nous nous accommodions, d’ordinaire, de ce mépris mâtiné de peur. Nous le comprenions. Après tout, nous officions plus souvent au chevet des mourants que des parturientes.
Mais cette nuit, peut-être à cause de cette lumière que nous ne comprenions pas, toujours plus proche à chaque fois que nous regardions par la fenêtre, cela nous irritait. Ils étaient bien contents de nous trouver lorsqu’ils avaient un secret à enterrer, lorsqu’ils avaient besoin de bras qui embrasseraient sans juger. Consuela ne s’était pas plaint lorsque nous avions cueilli le fruit encore vert de ses entrailles, des années auparavant, après un été passé à surveiller les chèvres seule dans les collines. Elle était venue nous chercher. De même, la suegra de Consuela, la grand-mère du petit déjà né et de celui à venir, avait accueilli avec joie notre aide à la mort de son époux. Lorsque fils, filles, frères, soeurs, oncles et tantes étaient entrés dans la petite pièce, ils avaient trouvé un homme en paix, digne. Aucun n’avait pris le risque de demander ce qu’il était advenu de ses hontes. Nous avions enseveli les secondes sous un grand olivier, et brûlé le premier.
Nous fûmes peut-être un peu brusques, écartant suegra et abuela, poussant sur le ventre déjà bien affaissé. Non que nous voulions que cet enfant naisse la nuit - lui n’était coupable de rien - mais comme le disait souvent notre tante, notre labeur aurait pu s’accomoder de davantage de douceur. Nous étions, malgré tout, presque aussi capable avec les naissants que nous l’étions avec les mourants. Le deuxième fils de Consuela et Bernardino poussa son premier cri au moment où la lumière du soleil envahit la plaine. Un enfant de l’aube. Nous laissâme la famille s’affairer autour de la parturiente, mais, juste avant de partir, nous glissâme un oeil par la fenêtre. Dans la plaine baignée des ores du matin, un point noir grossisait toujours davantage.
Nous étions loin d’être la seule à l’avoir remarqué. Les commentaires allaient bon train, entre les coups de balais et les battages de tapis. Quelques enfants étaient même montés sur les toits et commentaient l’approche.
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C’est une diligence, expliqua à la cantonade le petit Philipo, qui avait les yeux d’un aigle.
Une diligence ? Plus personne ne prétendit s’activer aux tâches du matin. Qu’est-ce qu’une diligence venait faire chez nous ? Une qui arrivait à toute vitesse, et tellement pressée qu’elle ne s’était pas arrêtée en ville pour la nuit.
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Les chevaux vont crever avant d’arriver, commenta Balthazar Carlos, avec un sifflement désapprobateur. Il avait toujours préféré les bêtes aux hommes.
La discussion en resta là. Il n’y avait rien à ajouter. Le village reprit ses affaires habituelles, mais nous gardions tous un oeil tourné vers la route, et cette tâche noire qui ne cessait de grandir.
La diligence arriva enfin en milieu de journée. Malgré la chaleur étouffante, nombre d’entre-nous sortirent de leurs maisons - ou étaient déjà dehors, sous un prétexte ou un autre - pour la regarder négocier notre rue escarpée, et s’arrêter à côté de l’abreuvoir. Les chevaux, exténués, luttèrent pour plonger leurs museaux dans l’eau avant que le conducteur n’ait eu le temps de les détacher. Une fine pellicule de poussière et de sueur couvrait l’homme et les bêtes. Nous les regardâmes en silence, nous demandant quelle urgence avait pu justifier de les mettre dans un état pareil. Une guerre ? Un accident qui nécessiterait que les hommes partent pour déblayer les morts ? Le conducteur, hélas, n’était pas en état de nous répondre. Après avoir mené ses bêtes à l’eau, il avait plongé sa tête dans le bac de pierre et buvait à grosses goulées, son visage rouge comme une brique.
Le petit groupe qui avait été ameuté était encore en train de débattre de la meilleure marche à suivre - faire asseoir le pauvre homme, aller chercher un médecin, quand bien même le plus proche était à la ville ? Les grenouilles de bénitier étaient d’avis de l’asperger avec l’eau que monsieur le curé avait spécialement ramené de Lourdes, juste par précaution, étant donné qu’il avait voyagé de nuit, et qu’on ne sait pas ce qui se cache du jour - quand le cocher se redressa d’un seul mouvement, comme frappé par un éclair. Sans dire un mot, il rattacha ses chevaux, malgré leurs protestations, ouvrit en grand la porte de sa diligence, en tira sa seule passagère, puis remonta sur le siège, et jeta à bas la malle accrochée au toit, avant de faire claquer son fouet et de filer à tombeaux ouverts.
Plusieurs d’entre-nous avaient encore la bouche ouverte, ébahie, que nous nous approchions de la nouvelle venue, aboyant des ordres aux enfants. Qu’ils aillent chercher des linges et de l’eau. Aussi des cogombres mis au frais dans le ruisseau, et qu’ils apportent le tout à l’église, pendant que quelqu’un file dans les hauteurs et aille chercher notre tante. Nous attrapâmes la femme par les épaules, et la poussâmes à nous accompagner dans la fraîcheur du bâtiment. Ses joues marbrées de rouge montraient que la pauvre ne supportait pas la chaleur de nos latitudes, et son gros ventre de femme enceinte n’arrangeait sûrement rien. Intérieurement, nous pestions. Que venait donc faire cette étrangère ici ? Et dans cet état ? N’avait-elle aucun bon sens ? Ou était-elle tout simplement idiote ?
Malgré sa fatigue évidente, elle débordait d’une énergie nerveuse. Ses yeux sautaient sans cesse d’un endroit à l’autre, d’un visage au suivant. Même une fois dans l’église, lieu de refuge s’il en est, elle ne cessait de tourner la tête à chaque bruit, chaque variation dans la lumière entrant par les vitraux. Pendant ce temps, nous bandions ses pieds et son cou de linges mouillés, et nous en passions d’autres sur son visage et ses joues, essayant avec nos autres mains de la faire boire et manger au moins quelques bouchées de cogombre. Une de nos bouche s’évertuait également à la questionner sur son identité et ses raisons de venir dans notre nulle part, surtout dans son état. Son silence s’éternisant, nous étions prête à la déclarer simplette, ou à décider que la chaleur avait atteint son esprit de manière irréversible. Elle parla, néanmoins, éventuellement, avec un accent rude que nous n’avions jamais entendu. Elle savait la langue du pays, mais pas le langage de ce bout du monde. Sa bouche n’avait jamais encore aspiré la chaleur et le sable du désert pour en façonner des mots. Au contraire, ses syllabes avaient un ton aqueux, une fraicheur qui m’évoquaient des paysages de neige et de givre dont je n’avais jamais eu connaissance que par les livres.
À force de questions et d’écoute attentive, nous pûmes établir quelques faits. L’étrangère se nommait Lucy. Elle était venue ici à dessein, et sa détresse fut grande quand nous réussîmes, à grands renforts de doigts pointant la colline à travers le vitrail, qu’elle n’était pas encore au bout de ses peines. De fait, elle se rendait, comme nous finîmes par le comprendre, à la maison familiale de son époux, afin d’y donner naissance à son enfant. Devant notre mine dubitative, elle produisit une lettre. Une lettre du Juan, signée de sa main. J’aurais reconnu son sigle n’importe où, il était au coin de plusieurs documents exhibés à la Bara. La missive sentait le sel et même par cette chaleur, le papier était un peu humide au toucher, comme s’il contenait un fragment de mer. Le texte restait néanmoins lisible. Juan s’adressait à mon oncle, son frère de lait, lui demandant de bien vouloir accueillir comme il se devait sa bru, et de la mener à sa maison. Elle souffrait, expliquait-il, d’une affliction peu courante exacerbée par sa grossesse, et les docteurs avaient recommandé qu’elle prenne régulièrement des bains de soleil afin de combattre le mal. Quel meilleur lieu, concluait Juan, que son village natal, et quelle meilleure âme, pour veiller sur cette jeune femme, que la belle-soeur de son bien-aimé frère, la Maria del Sol ?
Je me doutais bien que le chapitre précédent n'était pas une simple digression et que cette présentation du Juan impliquait probablement qu'il allait jouer un rôle par la suite. Jouera-t-il ce rôle en personne ou seulement par l'intermédiaire de cette nouvelle venue ? Je crois que dans un cas comme dans l'autre, sa présence se fera grandement sentir, vu le personnage que ça semble être.
Comme Edouard ci-dessous, je suis admirative des détails et anecdotes que tu distilles qui contribuent parfaitement à l'atmosphère sans alourdir le récit.
Grâce aux Histoires d'Or ma PaL déborde, c'est infernal, pourtant je vais y ajouter ton récit parce que j'ai très envie d'en découvrir la suite ! Merci pour cette lecture !
Un chapitre très intéressant. Tu as des idées que je trouve hyper bien trouvées. Par exemple le fait que la mère croise les jambes pour éviter à son enfant de naître la nuit par superstition, je trouve ça génial. En plus ça fait du lien avec ton choix de titre. J'aime bien la manière dont tu amènes ta critique des croyances sans réflexion, de manière très acerbe mais subtile.
Fin de chapitre très intéressante, les fils se tissent entre les deux premiers chapitres et celui-ci, content de l'arrivée de Juan, je suis vraiment curieux de découvrir ce personnage ! On sent que l'intrigue commence à se mettre en place et qu'il va y avoir de l'action bientôt.
Sinon, je n'ai toujours pas percé le mystère du nous. Plusieurs indices laissent supposer qu'il désigne plusieurs corps physiques mais c'est à peu près tout ce que j'ai réussi à déduire. Ce mystère nourrit mon intérêt de lecteur, c'est vraiment une superbe trouvaille.
Mes remarques :
"Consuela ne s’était pas plaint" -> plainte ?
"la lumière entrant par les vitraux." -> la lumière des vitraux ? (pour alléger la tournure)
"Une de nos bouche" -> bouches
J'ai été très content de passer par ici, j'espère revenir à l'occasion !
Au plaisir (=
Hop, les Histoire d’Or, toussa, j’imagine que je ne suis pas la première à passer par chez toi :P
Chapitre 1
“troquée contre un(e) enfant vouée aux ténèbres”
“Lorsque nous sortions un bras ou une jambe en trop, lorsque nous révélions devant elle un visage sombre, elle se détournait, ses lèvres serrées.” Wah, c’est la première mention il me semble de pourquoi Maria Candelaria se genre au “nous”, et ça a été une petite claque ^^
“Nous brulions (brûlions) notre joie et notre chair à notre flamme intérieur(e)”
“alors qu’on a espère (espère / a espéré) le soleil”
“harassée(s) de sans cesse endurer les rayons de l’astre diurne”
“chaque échappée vers l'ombre nous laissait encore affamée(s) de repos”
“nous nous retrouvâmes projeté(e)s dans un maelstrom inattendu”
“que les autres leur fit (firent) remarqué (remarquer) que nous n’avions rien”
Je crois qu’il n’y a pas de coquillettes au chapitre 2… ou alors, je ne les ai pas vues ^^
Chapitre 3
“À mesure que la lune progressait dans le ciel, et que les cris de la mère se rapprochaient, nous pouvions voir, depuis la fenêtre, cette étrange lumière bringuebaler avec obstination dans notre direction" J’ai pas du tout compris que la lumière était au niveau du sol : pour tout dire, je pensais que tu parlais de la lumière de la lune qui avait une teinte particulière ou quelque chose comme ça… Du coup j’ai eu un moment de confusion dans la suite ^^
“Nous étions, malgré tout, presque aussi capable(s)”
“Plusieurs d’entre-nous avaient encore la bouche ouverte, ébahie(s)”
“Une de nos bouche(s)”
Ah, et tant que j’en suis au chipotage de forme : attention à la mise en forme des dialogue, le site a pris ça pour des puces et du coup c’est pas très joli :’)) Le tiret à utiliser en français pour marquer les dialogues, c’est le cadratin, le plus grand des tirets existants, soit celui-ci : “—”. Y a moyen de paramétrer Word, ou un autre traitement de texte, pour qu’il t’en sorte un quand tu tapes deux tirets normaux (“-”) de suite ^^
Bon, dans mon fichier de notes au fil de la lecture, j’avais juste deux mots en plus des remarques ci-dessus : “TROP BIEN”. Ça me fait rire donc je te les partage tels quels x)
Nan, mais vraiment, j’ai tout aimé. Bon, avouons-le, déjà la mention dans le résumé de “conte gothique”, a fortiori qui tourne autour de la femme, ça m’a fait saliver haha - et la découverte de l’histoire en elle-même n’a pas été une déception, bien au contraire !!
J’aime beaucoup les noms, toutes ces “Maria”-s, comme des figures interchangeables de La Femme (coucou la Vierge Marie chrétienne), mais malgré tout avec des patronymes qui les définissent, peut-être même contre leur gré ? Comme ce “déterminisme” dont Zola dont a rabâché les oreilles :P
J’aime beaucoup ce village au milieu du désert, avec toute sa lumière et les ombres qu’elle creuse ; ça fait une toile de fond qui correspond très bien. C’est hispanophone, visiblement, mais je me suis demandé si on était en Espagne, en Amérique latine, ou autre… ? Le côté désert me fait plutôt penser au continent américain, mais les voyages de Juan notamment évoquent plutôt l’Europe / l’Afrique…
J’aime beaucoup (ouais bah écoute on est parti sur une anaphore hein voilà) ton style d’écriture, il y a une poésie et un côté presque un peu… surréaliste ? qui se dégage de tes phrases, sans pour autant qu’on ne s’inscrive plus du tôt dans le réel. C’est plus comme un léger décalage ? Je comprends pourquoi tu définis ton texte comme un conte, du coup, donc j’imagine que c’est une réussite !
Et surtout, j’aime beaucoup (haha, tu pensais que j’allais changer de disque ?) cette narratrice plurielle – ou devrais-je dire ces narratrices ? Mis à part quelques coquillettes, relevées plus haut (pas facile d’écrire au pluriel, j’imagine ?), c’est super bien géré je trouve : tu l'introduis juste quand il faut, je n’ai pas trouvé ça confus, et même à la lecture c’est étonnamment fluide. Ça me fait un peu penser évidemment à un trouble psy (le TDI), mais en même temps il y a cet élément fantastique qu’elles ont réellement plusieurs bras, jambes, etc, et je trouve que c’est très cool que ce soit ainsi… um, à la fois métaphorique et réel ? De cette manière, on ne se pose pas de questions sur le comment du pourquoi, et on n’a plus qu’à se mettre sous la dent la symbolique de cette pluralité. (Wah, euh, est-ce que je fais sens là ?) Et puis, c’est clairement super original !!
Bon, je m’arrête au moment où l’intrigue se met vraiment en place, du coup je ne peux pas vraiment faire de remarque sur ça, mais hop dans la PAL, et je reviendrai après la fin des HOs :D
"Consuela ne s’était pas plaint lorsque nous avions cueilli le fruit encore vert de ses entrailles, des années auparavant, après un été passé à surveiller les chèvres seule dans les collines." >> ce passage est vraiment beau <3
Et j'ai adoré aussi tout le moment avec les grenouilles de bénitier qui veulent faire venir le curé, régler les problèmes par prières et aspersions ahah - j'aime ce genre d'ambiance assez pittoresques voire satiriques. Satirique mais jamais méchant, c'est toujours empreint d'une certaine poésie.
Bravo !
Je garde ton histoire à l'œil pour y revenir après les Histoires d'or
Je viens juste de commencer à lire ton histoire et elle est captivante.
Peut-être faudrait il une description plus fourni des personnages présentés en fin de premier chapitre pour permettre de bien raccrocher les wagons après l'interlude sur Juan.
J'ai eu un peu de mal à capter les noms des personnages et leur interactions (possiblement ma faute car j'ai eu une lecture distraite). Certaines métaphores ou expressions sont à revoir. J'étais pas fan dans le chapitre 1 de la métaphore des femmes blanches et des épines ( je n'ai plus la tournure exacte), elle me paraissait trop commune.
Sinon, ton style d'écriture est raffiné, rythmé et fluide facilitant la lecture.
Hâte de voir où l'histoire va.
encore un chapitre très intéressant, on en apprend un peu plus sur ce "nous", enfant né de nuit semble-t-il. Et un premier signe de séparation, les lecteurices rencontrent le temps d'une phrase "la plus acrimonieuse". Je me demande combien de facettes compte ce "nous", peut-être une infinité ^^
Un détail, je n'ai pas bien compris tout de suite cette histoire de lumière, la phrase "À mesure que la lune progressait dans le ciel, et que les cris de la mère se rapprochaient, nous pouvions voir, depuis la fenêtre, cette étrange lumière bringuebaler avec obstination dans notre direction." était un peu difficile à comprendre. Les cris qui se "rapprochent" et la lumière qui se rapproche aussi, je ne sais pas, cela m'a fait croire qu'il y avait un lien. Je n'ai pas tout saisi. C'est seulement ensuite que j'ai fini par comprendre que la lumière était dehors alors que l'accouchement lui était à l'intérieur x'D
À voir si je suis la seule que cela a gêné ou non : )
Je file lire la suite, j'aime toujours autant l'ambiance : D