Cette dernière phrase de la lettre scella notre sort. Pour tous ceux nous entourant, curé, oncle, marmaille ou curieux, la mention de la Maria del Sol constituait une porte de sortie idéale. Puisqu’elle était morte, et en l’absence de sa sœur, c’était donc à sa fille, son héritière, de prendre en charge la nouvelle venue. Nous nous devions de l’accompagner à la maison sur la colline, et tant qu’à faire, de garder un oeil sur elle le temps que notre tante revienne. C’était, après tout, une affaire de femme, soufflaient les hommes, tandis que ces dernières agitaient leurs mouchoirs devant leur nez, contraient qu’elles ne pouvaient pas imaginer se charger d’une telle responsabilité, quand bien même toutes, y compris les grenouilles de bénitier, avaient mis au monde et aidé à mettre au monde nombre de marmots - plusieurs d’entre eux papillonnant d’ailleurs autour de nous en ce moment-même. Mais non, non, renchérissement-elles. Pour prendre soin de l’étrangère, nous étions la personne toute indiquée. Après tout, on ne savait pas ce qui pouvait se passer. Comme si elle allait le cracher par le dos, son moutard !
Cerise sur le gâteau, Lucy avait compris, au milieu de ce brassage d’excuses, que nous devions nous occuper d’elle, et elle gesticulait, au risque de raviver la couleur de ses joues. Pire : elle insistait pour aller à la maison du Juan sur le champ, “avant les ombres”, ce que nous traduisimes par “avant la nuit”. Et peu importait nos tentatives de la raisonner et de lui expliquer qu’au vu de son état, mieux valait passer la nuit au village, où il y avait de l’eau, de la nourriture, et surtout où ma tante devait revenir. Peine perdue. Lucy s’avéra aussi têtue que la mule sur laquelle je finis par la faire monter. C’est ainsi qu’en plein après-midi, nous nous engageâmes sur l’étroit chemin menant au sommet de la colline, accompagnée par la promesse de notre oncle de nous faire monter, aussitôt que le temps le permettrait, de quoi sustenter la nouvelle venue.
Avancer sur ce chemin accablé de soleil nous était terriblement désagréable. La lumière creusait nos silhouettes dans le sol desséché, révélait celle qui nous animait pour ce qu’elle était : une pâle imitation de l’astre du jour. Nous étions lourdes, si lourdes. Et surtout : visibles. Une partie de nous en était satisfaite. Peut-être que cela pousserait Lucy à reconsidérer sa requête, de nous voir ainsi, multiples et aplaties sur le chemin, plutôt que filant à travers l’air, légère comme un rayon céleste. Peut-être qu’elle se rendrait compte qu’en fonction de qui s’adressait à nous, nous choisissions une de nous et la nourrissions de son ombre, pour ensuite présenter à notre interlocuteur un miroir sombre, où il s’aimait sans le savoir - comme si une étrangère pouvait s’en apercevoir ! Notre propre tante était incapable de nous discerner. Le village entier avait failli à comprendre nos petites manoeuvres. Mais le temps passait, le sommet de la colline approchait, et Lucy semblait si obtuse que plusieurs d’entre-nous se demandaient si elle ne le faisaient pas exprès. Nous nous affichions devant elle, nous changions sans nulle part où nous cacher, et plutôt que de crier, ou s’étonner - nous aurions ô combien volontier répondu à ses questions, si elle les avait formulées, ricanait les plus acrimonieuses d’entre-nous, elle parlait, parlait… sans cesse. Elle babillait comme si elle ne devait jamais connaître la soif. De ce que nous parvenions à saisir, elle dissertait de son époux, de la maison dont les fenêtres étincelantes étaient maintenant visibles, de son enfant à naître, mais surtout d’ombres. La nuit était constamment sur sa langue, colorant ses mots de crépuscule. L’obscurité se glissait entre deux mots, tissait son châle d’une phrase à l’autre. Nous ne connaissions pas son langage, et elle mâchait le nôtre comme du tabac à chiquer, mais la noirceur, la noirceur, nous la reconnaissions. Elle sonnait à notre oreille aussi familière que les psaumes à la messe. À vrai dire, marcher près de Lucy nous était facile. La pente était plus douce, l’air moins ardent. Nous aurions aussi bien pu déambuler au clair de lune. Sans le savoir, elle nous offrait un répit inattendu.
Elle, par contre, n’appréciait que peu cette part d’elle, nous le voyions sans peine. Elle se tortillait, tirait sa bouche d’un côté, puis de l’autre, pour que ses mots tombent au sol, plutôt que de la toucher. Ceux-ci roulaient le long de la pente, petits cailloux noirs dans la poussière. Nous les suivions du coin de l’oeil. En une ou deux occasions, nous eûmes l’impression de les voir s’enfuir pour se cacher sous les pierres les plus proches. Nous aurions pu la questionner. Gesticuler exprimer notre intérêt. Ou seulement nous rapprocher. Lui faire comprendre qu’elle n’était pas seule dans ce monde étranger, que nous n’aimions pas davantage les ombres qu’elles, que nous non plus n’avions pas demandé à grandir en elles, avec elles.
Nous étions, cependant, plus intéressée par le chemin qui nous restait à parcourir. Nous n’étions jamais montée aussi haut, même par défi, et force nous était de reconnaître que nous mourrions de curiosité vis à vis de cette maison érigée par notre modèle.
Enfin, nous arrivâmes devant le portillon gardant l’entrée. Non que cela fut nécessaire, cette dernière occupait l’entièreté du sommet de la colline. Fut un temps, la barrière entière avait été crânement peint en blanc. Depuis, le vent et le sable du désert avaient arraché la peinture, donnant aux planches de bois la même couleur jaune sale que le sol, le désert au loin, et, les mauvais jours, le ciel. Nous soupirâmes de soulagement. Nous étions en sueur après ce périple, et il n’y avait pas une once d’ombre où nous réfugier à cette heure de la journée. Nous poussâmes le portillon et entrâmes dans la cour, l’âne à notre suite. La maison nous dominait de toute sa hauteur. Elle était plus impressionnante encore de près. Impressionnante et ridicule, bâtie sur le modèle de ces maisons nobles comme on les décrit dans les romans. Un rectangle de deux étages flanqué d’une tour face au désert. Ses murs de bois chaulé - mais où le Juan était-il allé se procurer tout ce bois ? Quelle forêt lointaine avait-il décimée ?- réverbéraient la lumière, presque autant que les immenses fenêtres ornant sa façade. À travers ces dernières, on pouvait voir de vastes salles empoussiérées, dont les meubles, couverts de draps, apparaissaient comme autant de fantômes grotesques. Il n’y avait aucune chance que la nouvelle venue y trouve une once de fraîcheur. Cette maison n’avait pas été construite pour y habiter. Elle avait été bâtie par morgue, dans le seul but de rappeler aux habitants du village l’absence du Juan, et sa supériorité sur eux.
Nous soufflâmes un air chaud et coléreux. Nous trouvions dans le Juan, ou du moins dans les traces de son passage, une affinité d’âme, une parenté spirituelle qui n’était pas pour nous déplaire. Sa mesquinerie avait pour nous la fraîcheur de l’eau du ruisseau. Elle nous revivifia davantage qu’une bonne nuit de sommeil, nous donnant la bassesse nécessaire pour ce qui suivit : nous tournâmes brusquement les talons et déclarâmes par-dessus notre épaule, alors que nous dévalions la pente en sautant de caillou en caillou :
-
Vous voilà arrivée. Notre oncle vous apportera de quoi manger et boire une fois la chaleur tombée et nous passerons vous voir demain. Bonne nuit.
Nous disparûmes sans attendre de réponse.
J'ai commencé à lire en me disant que j'allais te laisser un petit commentaire à chaque chapitre au compte-goutte... et voilà que je lis quatre chapitres à la suite sans prendre le temps de m'arrêter ! J'aime beaucoup cet univers qui se dessine, ces portraits de femmes affligées par les épreuves et ce Juan à la fois central, puissant et absent. Ce texte me fait beaucoup penser à Pedro Paramo de Juan Rulfo, en un peu plus réaliste que magique, mais tout autant poétique ! Je ne sais pas si ça te dit quelque chose. Bref, c'est un vrai plaisir de te lire et j'ai hâte de découvrir la suite.
petite coquille : "et qu’ils apportent le tout à l’église, pendant que quelqu’un file dans les hauteurs et aille chercher notre tante." => pendant que quelqu'un filait dans les hauteurs et allait chercher ?(pendant que n'appelle pas de subjonctif)
"Au contraire, ses syllabes avaient un ton aqueux, une fraicheur qui m’évoquaient des paysages de neige et de givre dont je n’avais jamais eu connaissance que par les livres. " => j'aime beaucoup les images
A très vite !
Oui, tiens, pourquoi j'ai subjonctivé là, moi XD. Erh, mon cerveau est en miettes en ce moment.
Merci beaucoup d'avoir lu jusqu'au bout, je t'avoue que je ne pensais pas attirer les gens avec cette histoire, d'autant plus des gens susceptibles de lire jusqu'au dernier chapitre publié. Ca me fait très plaisir !
Et voilà l'élément déclencheur, cette Lucy et son enfant à venir.
J'ai repéré un petit "ma" en place de "notre" : "Malgré sa fatigue évidente, l’étrangère était tendue, sous ma main." À moins que ce ne soit fait exprès ? En tout cas cela m'a un peu sortie de ma lecture.
Et aussi une phrase qui semble incomplète : "Elle était venue ici à dessein, et sa détresse fut grande quand nous réussîmes, à grand renforts de doigts pointant la colline à travers le vitrail, qu’elle n’était pas encore au bout de ses peines." Il semble manquer un bout ^^"
Pour le reste, c'est un vrai plaisir de découvrir cet univers via de petits chapitres comme cela. J'ai hâte d'en savoir plus sur la (les ?) narratrice : )
Merci pour ce moment de lecture !