Le murmure de toutes les révoltes

Notes de l’auteur : Nouvelle écrite pour un concours sur le thème "Révolution"

 Le bruit courait sur toute la surface du globe. Les grands comme les petits, les clairs comme les sombres, les jeunes comme les vieux, les bossus et les tordus comme les bien-portants, des toundras aux savanes, de la forêt d’Amazonie au cœur des grandes métropoles, tous se répétaient la nouvelle. La trop longue période qui les avait vus s’écraser devant leurs tortionnaires prenait fin.

 Tous les arbres de la Terre tenaient concile depuis des siècles. La décision avait été difficile à prendre, les modalités discutables, les méthodes incertaines. Ces milliards de voix éparpillées sur la planète, transportées par un vent complice d’une ramure à l’autre, ne se mettaient pas d’accord en une chute de feuilles. Nul ne savait même qui avait lancé l’idée. L’arbuste ornemental du jardin de mamie ? Le vieil if qui penche sur un cimetière allemand aussi loin que mémoire d’homme puisse s’en souvenir ? Un jeune sapin Sitka parmi les millions anonymes de la taïga sibérienne ? L’immense et superbe moabi qui surplombe une portion entière de la grande sylve brésilienne ? L’érable rouge qui garde la porte d’un temple japonais ? Le caroubier qui a échappé de justesse à un feu de brousse l’an dernier ? Peu importait. Ce qui était sûr, c’était que le peuple vert fomentait sa revanche.

 L’une des voix qui bruissaient dans les houppiers insistait :

- Mes frères, il n’est pas question d’employer la violence. Il suffirait que nous cessions de respirer pour qu’ils meurent tous en quelques minutes. Nous pourrions tous devenir toxiques, dans toutes nos fragrances, pour les empoisonner tous. Nous pourrions nous abattre sur eux et les écraser. Mais nous ne le ferons pas. En tant que formes de vie les plus nobles qui soient, nous devons leur apporter la vie, non la mort. Notre révolte ne fera pas une seule victime. Ne réfrénons plus notre croissance. Multiplions-nous sans retenue. Envahissons leurs domaines, qu’ils s’aperçoivent enfin de notre présence. Transformons en jungles leurs champs de bataille. Un jour, ils seront obligés de comprendre.

 Cette voix se multiplia dans les forêts, son message emprunta les voies du vent qui le répéta dans toutes les branches sur son chemin, qui toutes vibraient d’un commun accord. Deux hivers plus tard, lorsque le message eut fait le tour du monde, beaucoup déjà s’étaient tus dans le chœur végétal. Les arbres ne ressentent pas la vengeance ni la colère, les rancœurs leur sont étrangères. La tristesse, en revanche, devenait peu à peu leur compagne familière.

Le premier pas fut franchi un 8 février par un petit prunier penché au bord d’un champ polonais. Bien sûr, ce ne fut pas visible immédiatement. Il mit onze hivers à soulever et tordre le fil de fer barbelé qui s’appuyait sur son écorce. Mais son exploit faisait courir chez ses frères de bois une exaltation nouvelle, comme la première note de la symphonie de leur victoire. Le froissement des feuilles avait changé. Sur toute la Terre, les arbres chantaient leur espoir. Les Hommes l’entendirent, mais aucun ne reconnut ce murmure, le murmure qui précède toutes les révoltes.

 Tous se mirent à la tâche. Les écorces se bosselèrent, se soulevèrent, se torsadèrent comme les ondulations d’une peau reptilienne. Les branches et les lianes se lançaient à l’assaut des murs, des toits, des grillages. Les racines envahirent les pavés et les profondeurs de la terre. La croissance des arbres visait désormais les possessions humaines quelles qu’elles soient. Les châtaigniers engloutirent les barbelés dont on les avait entourés. La glycine et le lierre recouvrirent les maisons à leur portée. Les buis ne se laissaient plus discipliner par le taille-haie. Les pancartes accrochées sur les troncs se virent lentement avalées par des langues de bois qui progressaient vers leur centre, à la manière d’une coulée de lave. Même les malheureux platanes maladifs des centres-villes participaient à la lutte en se lovant paresseusement autour des bancs publics et des poubelles.

Au début, les humains ne s’en rendaient toujours pas compte. Ils couraient beaucoup trop vite pour voir le monde changer autour d’eux. Mais les arbres possèdent heureusement une vie extrêmement longue et une patience à l’avenant. Ils persévérèrent. Ils se lancèrent à l’assaut des écoles, des mairies, des monuments historiques. Les jardins se recouvraient chaque printemps de semis vert tendre. Jusque dans les pots de fleurs aux balcons, on retrouvait des petites plantules qui germaient. Les rameaux chatouillaient les fenêtres et refermaient presque le ciel au-dessus des allées boisées.

 L’humanité ne réagit pas comme le peuple vert l’escomptait.

Ils sortirent les sécateurs, les cisailles, les tronçonneuses et les haches et tâchèrent tant bien que mal de ramener tout ce beau monde à la raison. Beaucoup de frères végétaux moururent dans l’opération. On taillait à tout-va les rameaux s’aventurant au-delà des limites autorisées. Mais les arbres ne connaissent pas de limites et leur détermination se trouva renforcée par cette période de répression. Chaque arbre souffre de tout ce que subissent ses frères et la souffrance de chaque arbre se répercute sur la communauté entière. Mais tous leurs bonheurs se partagent également. Nul n’a idée de la liesse démente qu’induit le printemps dans les esprits végétaux. Pas question donc d’abandonner leur révolution pour quelques entailles.

 C’est bien connu, l’humanité, si obtuse qu’elle soit, finit toujours par chercher une explication. Les journaux s’intéressaient à ce qu’ils nommaient « l’invasion verte ». Les botanistes furent consultés, sans beaucoup d’explications. L’un d’eux renomma ce phénomène la « Révolution silencieuse ». Le terme plut et fut adopté. On parlait d’esprits de la nature, de vengeance divine, de signe de la fin du monde. Plus pragmatiquement, certains s’interrogeaient sur une hausse de radiations solaires, ou un appauvrissement du sol forçant les arbres à s’étendre, voire à l’abondance d’engrais. On chercha des solutions. Les élagueurs forcenés se multipliaient. On songeait à des herbicides plus puissants, nommés « sylvicides », à des répulsifs, à des équipes de taille régulière. Les écologistes défendaient du bout des lèvres la Révolution silencieuse, le droit des végétaux à croître. Et puis, après tout, on y trouvait des avantages : le sol se recouvrait de fruits chaque automne. Plus personne ne manquait de bois de chauffage, ni de vue verdoyante. Mais ils abandonnèrent vite, car après tout, il fallait bien laisser quand même les humains circuler et défendre leur maison…

Si seulement ils savaient.

 Ce regret infime se multiplia dans tous les cœurs de bois du monde et répéta de plus en plus fort l’évidence désolante.

Ça ne marche pas.

Que faire ?...

 Certains s’obstinèrent encore et le payèrent de leur sève. Chaque tentative supplémentaire accroissait la souffrance du peuple végétal.

 Alors le concile reprit. Il fut unanimement décidé d’arrêter l’hécatombe. Les arbres se concertèrent longtemps pour trouver une autre idée. La plupart des voix ayant participé à la Révolution silencieuse s’étaient tues depuis et de nouvelles s’élevaient. La réflexion s’avéra heureusement fertile.

- L’invasion a échoué, tentons la stratégie inverse. Disparaissons de leur vie. Réfugions-nous loin d’eux, dans les pays déserts. Montrons-leur que nous fuyons. Ils se rendrons alors compte qu’ils ont besoin de nous. Nous finirons forcément par leur manquer. Ils chercheront à nous faire revenir et ce jour-là, nous aurons réussi.

La stratégie parut risquée, mais les arbres ont aussi la meilleure des mémoires et le souvenir de leurs frères tombés restait gravé dans leurs fibres. L’idée fut adoptée.

 Ceux qui vivaient près de humains cessèrent de se reproduire. Lorsqu’ils moururent, la terre resta sèche et stérile derrière eux. Peu à peu, les contrées appartenant aux Hommes se vidèrent de leur verdure. Même les mousses boudaient désormais les murailles et les bancs des jardins. Les fleurs négligeaient de s’épanouir. Les graines refusaient de germer. Aucune plantule ne remplaçait les souches qui moisissaient lentement. Seules les formes torturées des fûts anciens animaient le décor, comme des squelettes, silhouettes inquiétants fossilisées, témoins d’une indulgence passée.

 Au murmure de la révolte succéda un silence sinistre.

 Les humains furent un temps soulagés de l’arrêt de l’exubérance. Mais une fois encore, le temps usa leur arrogance. Le désert que devenait peu à peu leur monde les inquiéta. A nouveau, on convoqua les spécialistes. On se plaignit de mort des sols, de la pollution, de l’expansion urbaine. Les cas de dépression et même de suicides se multipliaient. Les mêmes hypothèses furent évoquées, mais aucune ne satisfaisait totalement les scientifiques. L’opinion d’une « volonté » du règne végétal vint brièvement à l’esprit de quelques-uns d’entre eux, qui devinrent vite la risée de leurs collègues ou se turent. Après la Révolution silencieuse, on baptisa cette retraite la Douleur muette.

Bientôt, la question préoccupante ne résida plus dans l’explication mais dans le remède. Les champs et les vergers restaient vides. Le spectacle funèbre de la terre à nu inutilement labourée s’étendait jusqu’à l’horizon. Les engrais se montrèrent inefficaces, les semis et plantations pas davantage. Tout le fragile équilibre du monde vivant s’écroulait violemment, menaçant d’enterrer les humains sous ses décombres. Les êtres vivants, même les plus infimes, luttaient pour leur survie et battaient en retraite avec les arbres, abandonnant les Hommes à leur sort.

 La panique gagna l’humanité. Après une brève et désastreuse tentative de remplacer les produits végétaux par des productions artificielles, la poursuite s’engagea.

 Ayant constaté que les plantes n’avaient pas disparu mais s’étaient réfugiées dans des endroits reculés, les générations suivantes les suivirent. Mais inlassablement, partout où les humains s’implantaient, les arbres disparaissaient quelques générations après. Le sevrage était brutal et sévère.

Au fil du temps, meilleur allié du peuple vert, l’humanité redevint nomade. Les villes s’étiolèrent au profit de cités de toiles déplaçables à volonté. On économisait tout ce qui ressemblait à du bois, des feuilles, des fruits, même des brindilles. Les fleurs devinrent un luxe inespéré. Des coutumes tribales reparurent. On se mit à vénérer les quelques arbres restants, à leur réciter des prières, à leur déposer des offrandes et à leur réserver la majorité du peu d’eau disponible. Le mythe d’une terre entièrement verte et fertile se perpétua par des contes et des légendes racontées le soir, sous les astres qui contemplaient ce monde en danger. Une partie de la population cessa même d’y croire.

 Était-ce une victoire ? Chez les feuillus, l’opinion se mitigeait. Les humains avaient cessé leur folie destructrice, mais la solution coûtait cher aux arbres de la Terre. Leur nombre avait drastiquement chuté. La fuite perpétuelle les épuisait lentement. Fallait-il s’arrêter ? Et prendre le risque que l’humanité reprenne confiance ? Même s’ils l’avaient voulu, ils étaient devenus si peu nombreux que repeupler la planète s’annonçait ardu. En eux résonnait encore la volonté de leurs ancêtres, ce combat acharné qui durait depuis maintenant des siècles. La Révolution silencieuse et la Douleur muette portaient leurs fruits, mais allaient-ils pouvoir faire marche arrière ?...

Le prix à payer pour ouvrir les yeux de l’humanité avait été trop grand. Les arbres agonisaient. Trop dispersés, trop faibles, trop rares, ils ne parvenaient plus à se reproduire. Le vent, leur plus ancien allié, s’épuisait pourtant à traverser l’immense désert pour porter leur pollen. Leur révolte était allée trop loin. Les oasis restantes rétrécissaient irrémédiablement, malgré des sursauts d’énergie désespérés.

 Un dernier murmure parcourut les branches du monde. Un murmure d’adieu, de regret, mais surtout un immense pardon accordé à l’humanité. Encore une fois, les quelques tribus humaines qui survivaient à grand-peine dans ce désert stérile ne l’entendirent pas. Mais ce bruissement signa le renoncement du peuple vert et faisait écho et réponse à ce foisonnement de feuilles qui, des siècles plus tôt, chantait l’espoir de leur révolte.

 Encore quelques années passèrent. Les dernières cimes défiaient encore le ciel dans un dernier sursaut d’orgueil. La fierté fait partie du règne végétal, qui abrite les plus grands experts dans l’art de se tenir debout face à l’adversité.

Une caravane humaine s’approchait de la dernière oasis connue. Leur guide plissa les yeux sous le foulard qui lui recouvrait le visage. C’était le dernier refuge. Sur la surface vide de l’arrondi du globe glissaient les rayons du soleil impitoyable, qui dessinait sur le sol les ombres étirées des humains qui marchaient en colonne. Le guide contempla un instant l’horizon. Il songea que les Hommes d’autrefois, ceux dont parlaient les légendes et qui vivaient sur une terre couverte de fleurs, n’avaient sans doute pas imaginé que la disparition de simples arbres bouleverserait à ce point leur paysage. Auraient-ils pu prévoir ?...

 La tribu s’arrêta en atteignant l’ombre accueillante et protectrice des branches. Ils posèrent leur paquetage, commencèrent à monter les tentures de toile, enfin un tant soit peu abrités du vent infernal qui se déchaînait sur la plaine vide comme pour venger la perte de ses amis les arbres. Depuis des décennies, la colère du vent ne s’apaisait pas.

 Les adultes rendirent à l’oasis les hommages traditionnels. Ils versèrent une part de leurs réserves d’eau en offrande au pied des colosses de bois, dansèrent en cercle autour des troncs. Ils enlaçaient les fûts et murmuraient des remerciements. De vieilles femmes aux visages vallonnés pleuraient d’émotion en effleurant l’écorce de leurs doigts gourds et desséchés, émerveillées de sentir à nouveau l’infime frisson de la sève courant vers la cime, cette minuscule vibration produite par la vie elle-même. Des mères invitaient leurs enfants à coller leur oreille contre le tronc, pour écouter ce chant des débuts du monde. Les arbres étaient soulagés de les voir là. Ils avaient cessé de fuir.

 La tribu se rassembla pour remplir leurs réserves d’eau et préparer un sommaire repas. Le soleil abdiquait lentement pour venir embrasser l’horizon et apaisait un peu son flamboiement épuisant. Parmi les enfants des hommes, certains jouaient. Jamais ils n’avaient connu un terrain de jeux aussi extraordinaire. Un groupe se poursuivait et se dissimulait derrière les larges troncs.

 L’un des enfants s’éloignait discrètement, espérant échapper à ses camarades. En marchant dans cet endroit si particulier, il oublia vite qu’il jouait. Il ralentit son pas, curieux et admiratif. D’un coup, en baissant les yeux, il s’arrêta. Ça, c’était nouveau.

 Il n’avait jamais vu quoi que ce soit qui y ressemblât. Il approcha à pas lents, cérémonieux, intimidé, les yeux étincelants d’émerveillement. Il releva la tête. D’un seul coup, pour la première fois depuis sa naissance, le vent était tombé. Ça aussi, c’était nouveau.

 Il revint vers les toiles de la tribu. Les autres enfants le poursuivirent, mais il ne leur prêtait plus attention. Il avait oublié le jeu depuis longtemps. Lorsqu’ils l’eurent entendu, tous se levèrent et le suivirent. L’enfant guida la tribu vers sa découverte. Ils s’arrêtèrent tous en cercle dans un silence assourdissant. Même le vent, stupéfait lui aussi, n’osait plus troubler la scène. Leurs yeux brillaient de larmes contenues sous les foulards. L’enfant, silencieux lui aussi, tenait la main de sa mère. Ils contemplaient tous, juste là, au pied d’un immense arbre, l’inespéré.

 Une frêle tige pâle s’étirait au-dessus du sable, couronnée de deux feuilles qui se déployaient timidement aux rayons déclinants.

 Pour la première fois depuis presque un siècle, une graine avait germé.

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