Une nuit lente et précieuse l'enveloppait. Un homme se tenait assis là, au sol, les yeux baissés sous une capuche sombre. Personne autour de lui. Il attendait là, depuis un temps semblait-il infini, assis en tailleur sur le pavé froid. Aucune lueur ne perçait l'ombre autour de lui. Son immobilité aurait pu paraître surnaturelle s'il y avait eu quelqu'un pour le voir. L'homme ne dormait pas.
Sa longue cape trempait dans l'eau stagnante entre les joints des pavés. Des gants larges ceinturaient ses mains croisées devant lui, et des bottes munies d'éperons gainaient ses jambes. Son torse strié d'un baudrier de cuir se soulevait régulièrement, seul signe de vie dans cette posture de concentration incarnée. Qui aurait eu l'audace de soulever sa capuche profonde y aurait découvert un visage anguleux et buriné, habité par deux yeux étrangement clairs et entouré de cheveux bruns longs, bouclés, attachés en catogan, trempés eux aussi par la pluie obstinée.
La ville silencieuse dormait autour de lui. Quelques lampes rudimentaires luttaient courageusement contre le voile sourd de l'ombre. Des milliers de rues se hasardaient dans des directions labyrinthiques, hérissées par endroits de tourelles, jusqu'à un horizon incertain. Face au sphinx humain étincelait une nappe d'eau parfaitement calme : le port. Un son à peine perceptible en émanait, un ressac discret qui formait un rythme étrange avec le cliquetis de la pluie sur les pavés et les toits. Et pourtant, une autre vibration emplissait cette atmosphère, une vibration ample, silencieuse, attentive.
L'homme n'était pas le seul à attendre.
L'air lui-même semblait retenir son souffle. Une tension imperceptibe se répandit le long de sa colonne vertébrale jusque dans ses mains. Il se crispait, mais cela ne ressemblait pas à de la peur. Le moment ne tarderait plus. Il le sentait. Sous la capuche, les yeux tressautaient par instants, et s'apaisaient.
L'eau du port fut brusquement fendue par une lame, venue des profondeurs. Puis une autre. Puis une autre. Une à une, des silhouette apparurent du fond des eaux pour se masser aux abords du ponton. Dans l'obscurité, on ne distinguait de ces créatures imposantes qu'une forme vaguement humanoïde, déformée, avec une crête. Parfois leur peau luisait lorsqu'elle interceptait le rayonnement pauvre d'une lampe. Elles se postaient, silencieuses, immobiles, à la surface de l'eau, guettant l'imprudent qui se serait approché du bord. Leur alignement stoïque avait quelque chose de sinistre. Elles aussi attendaient avec avidité. Ils continuaient pourtant d'en sortir des flots.
Le premier mouvement s'amorça chez l'homme assis. L'extrémité de ses lèvres se recourba légèrement, en un sourire quelque part entre la moquerie et la satisfaction.
Soudain la pupille de son oeil se figea; puis elle rétrécit légèrement. Une lumière venait d'apparaître, un mince filet d'argent effleurant l'horizon.
La lune se levait.
C'était l'instant. D'un mouvement fluide et sans la moindre gêne qu'aurait pu occasionner son immobilité prolongée, il se leva et commença à avancer. La lueur blanchâtre coulait peu à peu sur la ville, sur l'eau et sur lui. Elle révélait les reflets sur les pavés trempés, l'écume des vaguelettes se brisant sur la muraille, les crocs acérés des créatures aquatiques à l'affût, l'ardoise des toits de la ville déserte, les voiles de nuages qui l'entouraient et se faufila assez loin sous la capuche pour éclairer un sourire tranquille. L'homme marchait droit devant lui, vers le port. Vers la margelle des pierres et les dizaines d'êtres écailleux aux aguets. D'un pas parfaitement calme et mesuré, mais d'une manière que rien au monde ne semblait pouvoir arrêter, dans cet élan irrésistible, cette volonté inexorable, il avançait. Les chevaliers sortis de la mer n'avaient pas frémi.
Il tira, d'un geste lui aussi serein, deux épées courtes croisées dans son dos.
La lune avait à présent tout à fait émergé de l'onde lointaine.
L'eau du port, jusqu'ici tranquille, s'agita et bouillonna là où le menaient ses pas. Les créatures s'écartèrent, vaguement inquiètes. Se dessina alors un bloc de pierre rectangulaire qui atteignit la surface et la dépassa largement. Une colonne sortait de l'eau dans un raclement sourd et s'immobilisa lorsque son sommet eut tout juste dépassé la margelle du port. Une seconde émergea, juxtaposée à la première. A l'instant où celle-ci se fixa, le pied de l'homme s'y posa. Et la seconde la dépassa avant de se stabiliser.
Peu à peu un escalier se contruisait devant lui.
Les marches naissaient sous ses pieds sans qu'il ait besoin d'interrompre son pas. A la troisième marche de cet escalier géant, les créatures ichthyennes brisèrent leur rigidité de statues. Plusieurs se jetèrent à l'assaut de l'escalier et de son mystérieux alpiniste. Ils grimpaient, exposant des muscles noueux sous la peau écailleuse luisante, des membres courtauds coudés à angle droit et une queue puissante qui fouettait l'air avec colère. Les premiers atteignaient à peine la surface des marches et finissaient par glisser jusqu'à l'eau, impuissants. Mais ils apprenaient vite.
Les suivants prirent pied sur l'escalier, mais avec suffisamment de maladresse pour qu'il suffise à l'homme d'un mouvement d'épée pour les repousser. Cependant, au niveau des premières marches, une foule importante et tortueuse s'amassait pour tenter sa chance. Ils furent bientôt nombreux à serpenter en direction du marcheur nocturne. Ceux qui parvenaient à le rejoindre se jetaient sur lui, mais aucun ne l'atteignait. Maniées avec dextérité, les deux lames brisaient leur frénésie et enveloppaient leur propriétaire d'un rempart d'acier. Un geste suffisait en général, une gorge tranchée, un abdomen lacéré, un coup puissant porté vers l'arrière renvoyaient les créatures dans leurs profondeurs d'origine. L'épéiste donnait l'impression de s'extirper en permanence de cet amoncellement grouillant de corps disgracieux entrelacés. Sa marche n'avaient pas ralenti ; aucun assaut n'avait détourné son regard d'un objectif inconnu. Vu du dessus, les combattants de l'onde convergeant tous vers le pied de l'escalier envahissaient la surface entière du port,traversé par cet escalier qui se construisait spontanément pour venirà la rencontre du combattant.
Lors d'un mouvement plus vif que les précédents, sa capuche retomba en arrière. Alors furent entièrement dévoilés à la lumière lunaire son visage taillé à la hache, les nombreuses cicatrices rayant son front et ses joues, filant jusque sous la gorge, ses arcades sourcilières abritant deux prunelles d'un bleu délavé au regard aigu, sa moustache conquérante, son nez aquilin, son léger sourire toujours intact, ses cheveux châtains crêpelés par la pluie attachés en catogan et surtout une expression différente de celle qu'il portait précédemment. Il paraissait fasciné, dans ses yeux brillait une illumination étrange pleine d'une humble dévotion. Pourtant les êtres aquatiques s'acharnaient toujours, et ce visage apaisé au milieu du combat produisait un contraste inquiétant.
Insensiblement son pas accélérait. L'escalier montait à présent démesurément haut ; sa base avait largement dépassé le port et bravait à présent la haute mer. L'homme distançait progressivement ses poursuivants rampants, trop éloignés de leur élément pour continuer. Ils se hissaient toujours péniblement à sa suite, mais ils trébuchaient, se bousculaient et se gênaient. Plus aucun ne menaçait réellement l'homme, qui avait adopté le pas tranquille de celui qui a franchi l'obstacle.
D'un coup, l'escalier cessa de grandir. Dans un silence de mort résonna le crissement du dernier bloc qui s'immobilisait. La lune se trouvait exactement dans l'alignement des marches; elle envahit la silhouette de l'homme qui montait, lorsqu'il parvint en haut. Il sortait de l'ombre après être sorti de la fange. Il recroisa dans son dos les deux lames désormais inutiles. Son menton se haussa; il pénétrait à présent, vibrant de dévotion, dans un nouveau monde de lumière.
Parvenu à l'ultime sommet, il ferma les yeux un instant, écouta le ressac de vagues qui frappaient l'escalier, des dizaines de mètres en contrebas, savoura le souffle qui parcourait ses cheveux.
Il rouvrit les yeux, et d'une main tendue cueillit la lune.