Le perron de la folie

Par Padbol

Luttant contre je ne sais quelle force extérieure, je tentai de décliner l’offre, pour des raisons évidentes. Ce à quoi il me rétorqua que la Charles Trent qu’il avait toujours connu n’aurait jamais laissé passer une telle occasion. Reculer devant cette occasion unique, c’était me condamner à porter, pour le reste de ma vie, le poids insupportable du plus grand des regrets. Celui de laisser à d’autres, de moindre importance, le soin de découvrir le “secret de la vie humaine”.  

Ses dédales se déploient de toutes parts, et en tout lieu s’ouvre le gouffre salvateur, la vérité à venir! Penses-y, Charles: la plus grande découverte gît sous nos pieds, et ses bras innombrables s’ouvrent à nous! Tu n’as qu’à venir me rejoindre et, tous les deux, nous arpenterons l’ultime mystère, les magnifiques cités oubliées aux parois abyssales! A jamais nos noms seront gravés dans l’Histoire, et peut-être même sur les murs de la Cité Sans Âge!

Je restai un bon moment stupéfait à la fin d’une telle envolée. Tout, dans ses propos, semblait exprimer la folie et, pourtant, je sentais céder, sous un poids éthérée et incommensurable, les frêles digues de ma volonté. Je ne peux m’expliquer cette faiblesse aujourd’hui. Sans doute les raisons que j’avais évoquées plus tôt, concernant mes regrets passés, eurent un rôle significatif dans cette surprenante passivité. De surcroît, Philippe avait habilement joué sur ma corde sensible, comme il l’avait déjà fait par le passé, mais il se tramait autre chose. Mon trouble, ma peur, je la sentais grandir à mesure que les minutes s’écoulaient en présence  de mon ami. Le Philippe que je connaissais devait avoir entrevu des choses impensables, sidérantes pour tout être humain, et j’avais l’impression d’en voir les horribles remous. 

Dans un ultime sursaut de volonté, j’allais lui faire part de mon affliction, mais, comme s’il avait lu dans mon esprit, il activa le partage d’écran et afficha une série d’images que je désire plus que tout chasser à jamais de ma tête.

La première photographie ouvrait sur une rue rectiligne, pavée de pierres aux formes étranges, mouchetées de couleurs phosphorescentes qui passaient par toutes les gammes de l’arc-en-ciel. Dans les hauteurs, d’autres rues semblables et des sortes de ponts se chevauchaient chaotiquement au milieu d’un conglomérat de structures abominables et absorbées par un brouillard digne de l’atmosphère vénusien. C’était pourtant malgré ou par lui que les couleurs chatoyantes se frayaient un chemin jusqu’à la rue. Les bâtiments, démesurément hauts, émettaient des tons orange et rose qui ne semblait pas naturels, mais ne semblaient pas non plus résulter d’une obstruction de la source iridescente. Au risque de de passer pour un paranoïaque ou que sais-je, je pourrais dire, avec une quasi certitude, que c’était la pierre même qui les constituait qui absorbait une partie de cette lumière. Je fus incapable, à ce moment comme à présent, de m’expliquer comment cette conviction s’était imposée à moi. La seule piste un tant soit peu plausible tenait dans la concordance frappante entre l’endroit où l’iridescence frappait les structures et l’endroit où la pénombre surgissait, comme par réaction. Même si je prenais ce phénomène étrange pour acquis, je ne parvenais aucunement à m’en expliquer une quelconque origine crédible. 

Autre chose me frappait dans ces très hautes structures: leur fonction même ne semblait pas de devoir abriter la vie, quelle qu’elle soit. Je ne parle pas ici d’une finalité purement décorative, mais plutôt d’une absurdité dans l’être même de ces constructions. En fait, je doutais fortement qu’elles aient été «construites» au sens propre du terme. Elles évoquaient davantage le résultat d’une évolution hideuse, qui aurait amené des entités vivantes à adopter la forme de bâtiments divers. Ou bien était-ce le résultat d’une manipulation infiniment morbide, dont la finalité dépasserait tout ce que je puis concevoir.

Ces abominations figées n’étaient pas sans évoquer la beauté singulière et morbide des tableaux de Beksinski, où le dépérissement, la mort et la vie investissent brutalement les paysages ordinaires. Dans ces œuvres qui semblent avoir anticipé l’horreur qui me faisaient face, la chair luit et fleurit aux pieds de ruines antiques. Quelque part, dans l’univers du peintre, un crépuscule liquide enveloppe doucereusement une cathédrale toute entière faite d’ossements. L’instinct du spectateur susurre alors avec effroi que ces os ont peut-être toujours été les siens, et qu’ils soutenaient autrefois les entrailles, la chair et la peau d’un édifice vivant.

Outre que les édifices qui s’affichaient à l’écran ne comportaient aucune ressemblance avec les nôtres, il en émanait quelque chose d’infiniment inhumain. J’entends par là que mon esprit répugnait naturellement à observer plus de quelques secondes les formes absconses et paradoxales de ces structures. Disséminées dans les hauteurs, quelques poches de couleurs criardes vomissaient leur brillance depuis les cimes invisibles des bâtiments, perdues dans la pénombre épaisses. Elles diffusaient leur hideuse couleur à travers les nuages spongieux, leur donnant l’aspect d’énormes monceaux de moisissure. Si Beksinski et Lacombe s’étaient entendus pour créer le tableau le plus dérangeant et fascinant qu’ils puissent imaginer, assurément le résultat en aurait été très proche.

 L’imagination phénoménale de ces artistes paraissait fusionner dans les clichés fantasmagoriques que me montrait Philippe, en une symphonie parfaite de décadence et de grandeur qui exhalait des replis de carcasses informes.  Ce résultat devait être l’oeuvre d’un génie syncrétique et dérangé, ou bien d’un algorithme qui pouvait piocher dans les divers éléments artistiques et les associer selon une procédure précise. Je me refusais, et me refuse toujours à admettre que ces visions puissent être ancrées dans la réalité. Pourtant, il est inutile de nier qu’elles provoquaient en moi des sensations que nulle image n’était censée produire. J’arrivais à les ressentir, dans ma chair, comme si je franchissais progressivement une barrière qui m’était interdite.

La rue, quant à elle, menait tout droit vers une place étriquée où trônait ce qui ressemblait à une haute fontaine, aux contours vaporeux. Des jets d’une eau jaunâtre jaillissaient et disparaissaient derrière des sculptures voluptueuses. Des silhouettes indécises, aux visages dissimulés sous des capuches, parcouraient la rue et allaient manifestement rejoindre ceux qui s’y étaient déjà rassemblés. Tous portaient, dans l’une de leur main, une sorte d’artefact dont je ne pouvais pas plus deviner la nature.

La deuxième image montrait ce qui semblait être un passage dérobé, dont l’entrée devait se trouver quelque part dans le sentier pavé. Les motifs lumineux et colorés avaient sensiblement perdu en puissance, mais l’oeil parvenait néanmoins à distinguer de la mousse éparse qui tachetait les façades délavées. Les murs rougeâtres luisaient d’une rosée immonde. Une petite arche délabrée en surplombait l’entrée, qui portrait elle aussi les stigmates du temps et de l’humidité. La venelle serpentait, irrégulière, et se gondolait à tel point que certains pavés en étaient soulevés et rejetés à terre. En face, à plusieurs dizaines de mètres au fond de cette pénombre soudaine, la rue touchait à sa fin. Elle était obstruée par un entrelacement de d’excroissances bulbeuses et infiniment sinistres. Imaginez une espèce hypertrophiée d’Antirrhinum, la “Fleur tête de mort”, que semblaient vomir les ruines d’un bâtiment bâti pour une espèce non humaine. Mais dans l’air, visiblement chargée de vapeurs et de moisissures, je pouvais presque - chose absurde! - sentir une présence, tout juste assez vague pour ne pas s’imposer avec évidence, et pourtant terriblement présente, si bien que je dus faire un effort considérable pour passer à l’image suivante. 

Je reconnaissais les pavés plus réguliers, mais aux motifs bizarres de la première rue, et ses paysages de mégalopole cauchemardesque. La superposition des passages plus ou moins larges et des passerelles était un peu plus visible. Une partie du brouillard s’était retiré subitement, laissant deviner un labyrinthe de dédales chaotiques aux proportions dantesques, qui me faisaient penser à la vision de l’enfer qu’eut Clive Barker lorsqu’il écrivit son Hellraiser. Philippe avait pourtant manifestement pris le cliché peu après être revenu sur ses pas, pour sortir de l’impasse. Peut-être avait-il ressenti, lui aussi, la menace sourde qui s’y tapissait? 

Oui, comme un enfant fasciné par l’histoire qui lui est contée, je me laissais instinctivement persuader que ces paysages effroyables avaient leur réalité propre derrière l’objectif de l’appareil photo de Philippe. Une tierce personne, si elle me surprenait dans la rédaction de ces lignes, aurait peut-être honte pour moi. Mais je lui répondrais alors ceci: lorsque l’indicible vous observe, vous absorbe et vous pénètre jusque dans le moindre de vos atomes, la honte n’est plus qu’un concept vidé de tout son sens. Alors oui, mes sentiments allèrent vers mon ami pour qui je ressenti la plus profonde des pitiés: et si cet endroit était réel? A travers quel incommensurable degré de folle terreur avait-il voyagé avant de me contacter? Cette hypothèse, bien qu’impossible à admettre, pouvait pourtant expliquer le changement radical que je percevais dans sa personnalité...

Assez digressé, revenons aux faits! Je ne dois pas me laisser aller ! Je dois partir du principe que tout cela n’était que trucage et, l’attitude de mon ami, un symptôme d’une maladie mentale contre laquelle je me dois de lui apporter tout mon soutien.

Reprenons.

A quelques dizaine de mètres, supposais-je, j’apercevais de nouveau la fontaine, aux couleurs coralliennes et chatoyantes. Plus je la regardais, plus je discernais une sensualité obscène dans ses formes ondulantes. Dans celles-ci, je pouvais vaguement reconnaître des formes humanoïdes aux traits androgynes, formées à partir d’espèces totalement inédites d’éponges et de coraux difformes, et d’autres éléments qui m’étaient inconnus. La matrice principale de cette «œuvre» évoquait des courbes sensuelles qui s’enroulaient lascivement en spirales irrégulières, dont les parties charnelles se transformaient graduellement en une matière cendreuse, prête à s’effriter à la moindre brise. Au milieu de ce chaos de chairs en mutation, des entités émergeaient, dans un supplique aveugle, mais elles finissaient inexorablement par se fondre en un agglomérat indiscernable, une bouillie de morphologies macabres et criardes. Bien que je me trouvais devant une photographie présumée, je pouvais presque sentir sur ma nuque les tentacules dégénérées qui enlaçaient voluptueusement les courbes des corps informes.

Cette fontaine était une fleur née du mal, par le mal, érigée sur le parvis d’un édifice encore plus malsain et démesuré. Car en arrière-plan de la fontaine, je distinguais les piliers cyclopéens d’un temple iridescent qui surgissait de la brume. Ils encadraient la sculpture difforme comme un monstre impensable admirerait sadiquement l’oeuvre atroce dont il était l’auteur. Sur sa façade se profilaient des ondulations indécises, et je tremblai à l’idée qu’elles se préciseraient sûrement sur la prochaine image.

Ce fut malheureusement le cas.

D’après la nouvelle prise de vue sur les hauts reliefs de la fontaine, le panthéon multicolore et malsain ne devait être rapproché que d’à peine cinq mètres depuis la précédente prise de vue. Et pourtant, je découvris de nouveaux détails, qui ajoutaient encore à l’écœurement, physique et moral. Cette versatilité lui avait conféré l’apparence d’une stèle monstrueuse, obstruant une cavité qui menait vers là où aucun humain n’avait jamais n’était le bienvenu. Sur les colonnes reposait une voûte épaisse aux couleurs chaudes et assombries, à la frontière du matériel, évanescent et tournoyant comme un écho crépusculaire à la Nuit étoilée de Van Gogh. Et derrière ces piliers, l’abisse d’un trou noir, la bouche ouverte du Néant lui-même.

Déjà passablement éprouvé par ce que je voyais, je m’enfonçai encore d’un cran dans la peur et l’incompréhension en continuant le défilement. Encore une fois, je m’interrogeai sérieusement sur la véracité de ce que je voyais. Un syncrétisme poussé à un tel degré était, selon moi, impossible pour une image non trafiquée. J’entends par là que si nous appréhendons ordinairement, par un défaut de perception, des objets distincts dans un tout faussement homogène, cela n’intervient que sous certaines conditions. Ne pas percevoir les compositions complexes de l’infiniment petit, ou bien les détails d’une montagne éloignée de plusieurs kilomètres, cela n’a rien d’étonnant. Il en va d’ailleurs de même pour n’importe quel objet. Mais de là à ce qu’un objet, inerte de surcroît, se creuse instantanément de cavités régulières et immenses, cela dépasse toute loi physique connue. Je me permets alors de me poser, à moi-même, cette simple question: comment une surface pleine et semblant taillée dans un formidable bloc de malachite, peut-il laisser place à une succession de colonnes monumentales ?

De pareils changements sont fréquents et normaux, lorsqu’ils se produisent dans un jeu vidéo où le décor, que la machine peine à modéliser de loin, se modifie et se précise à mesure que l’on s’en approche. Je pouvais encore soupçonner que telle pouvait être la cause de ces aberrations: peut-être que ces images avaient été tirées d’un obscur jeu dont je n’avais pas connaissance. Peut-être avaient-elles été trafiquées ou même générées de toute pièce via un logiciel d’intelligence artificielle. Le rendu correspondait assez bien aux modélisations produites par ces algorithmes. Et cependant, je dérive entre cette conclusion qui semble s’imposer d’elle-même et une autre, infiniment horrible au-delà de tout. Pour tenter de démêler cette intrication d’angoisse existentielle et de connexions logiques, je me suis proposé trois objections.

La première étant que jamais Philippe ne me ferait un coup tordu de la sorte, à moins d’un changement de personnalité aussi radical qu’invraisemblable...provoqué par des visions de folie, celles que j’avais devant les yeux?? 

La deuxième suivait immédiatement la première: Philippe aurait peut-être mis tout cela en scène, ces images affolantes et son comportement des plus suspects, afin d’attiser les braises de mon goût pour l’aventure? Mais cela irait à l’encontre de toute la relation d’amitié qui nous a toujours liés. Et il me semble absurde d’imaginer quelqu’un, a fortiori un professionnel aussi acharné et à l’emploi du temps aussi fourni, de trouver le temps et l’envie de mettre en place un stratagème aussi vicieusement élaboré.   

La troisième concernait  l’impression générale que dégageaient ces clichés. Beaucoup des images générées par IA peignent un aspect trop lisse, avec de telles exagérations dans les expressions ou dans les proportions des sujets représentés, que le subterfuge est instantanément levé. D’autres, plus spécifiques, comportent des défauts plus ou moins subtils qui suscitent fréquemment le sentiment décrit sous le nom de “vallée de l’étrange”. Dans une reproduction fidèle mais factice de la réalité, un petit défaut dans l’expression d’un personnage ou dans sa physiologie, dans la forme d’un paysage ou dans la perspective globale produisent une contradiction. Et cette contradiction logique se se traduit dans notre cerveau par un sentiment, vague mais prépondérant: “quelque chose ne va pas, cette réalité n’est pas la mienne, je veux m’en éloigner”. Cette propriété déconcertante, et même anxiogène, correspondait à ce à quoi j’assistais, ce qui m’amenai à remettre en question la santé mentale de mon ami pour m’être ainsi joué de moi.

Je constate, avec une certaine fierté mal placée, que même en de pareilles circonstances, ma volonté de comprendre était toujours vivace, bien que je ne puisse trouver aucune réponse. Mais l’est-elle encore autant aujourd’hui?

Bon sang, plus je m’approche du moment fatidique où mes cauchemars m’ont envahi, et plus je sens ma raison se faire aspirer dans des trous béants, sans retour possible...

Un nouveau défilement, un nouveau cliché, de nouvelles aberrations.

Du haut de l'édifice, une statue boursouflée saillait comme une boule de chair fossilisée. L’être observait le visiteur, arborant un rictus narquois sur ce qui s’apparentait à un visage. Son corps était à la fois bouffi et torsadé, comme une boule de chaire fondue immortalisée dans la pierre. Le reste de la muraille révélait de multiples sculptures de formes absconses qui, en même temps, imposaient une grandeur qui se ressentait comme un poids sur la conscience. Et c’est alors que mes doutes sur la nature de ces clichés s’envolèrent. J'avais devant les yeux une caricature obscène et surnaturelle du mémorial de la Chronique de Géorgie, sur lequel trônait un démon né des abysses infinies.

La façade de malachite reflétait des teintes multiples, chaudes ou brunes et, dans ma tête, je l’entendait qui pulsait dans un bruit sourd, tels de lents battements cardiaques. Les ornements, à l’instar de l’ignoble statue qui les dominaient, avaient vraisemblablement été sculptées dans une substance corallienne, mais semblaient elles aussi animées d’un léger mouvement qui leur donnait l’air de respirer. Je pouvais le remarquer aux pulsations presque insensibles des plantes grimpantes qui escaladaient la façade du bâtiment

Ce type de mouvement est bien sûr rendu possible par une simple application de retouche. Le savoir me fait temporairement l’effet d’un baume sur une plaie grande ouverte, mais le soulagement s’en vient et repars aussitôt.

Je notais enfin d’autres détails sur les plantes - si tant est que ce que je voyais était qualifiable de «plante». Plus je l’observais, plus le végétal dévoilait une autre nature, dissimulée au premier regard, bien que toujours présente. Le feuillage touffu semblait imperceptiblement se teinter d’une couleur peu naturelle, se tenant à cheval sur l’extrême limite du spectre acceptable. S’y ajoutaient des jeux d’ombre et de lumière qui étaient manifestement en décalage avec les principes basiques de la réalité, comme si chacune des feuilles possédait sa propre petite source de lumière. Quant aux tiges qui les supportaient, une forme tubulaire à l’aspect rugueux et cartilagineux, qui tenaient autant du corail que de la trachée d’un animal, s’était substituée à la nature ligneuse et brune de la plante. Elles reflétaient aussi des teintes d’un rose pâle et étaient creusées de minuscules cavités vides. Je ne remarquai qu’après que tout l'enchevêtrement paraissait s’écouler et s’étaler comme une grande flaque visqueuse au pied de l’habitation.

Cela m’évoquait certaines images photoréalistes générées par intelligence artificielle. Leurs défauts, d’autant plus dérangeants qu’ils surgissent dans une représentation très fidèle à la réalité, correspondaient assez bien à ce que j’avais devant les yeux. Je me trouvais en pleine “vallée de l’étrange”, et pourtant, je ne peux m’enlever de la tête que l’aspect trop lissé, que comportent encore la plupart de ces images encodées, ne se retrouvait pas dans ces photographies.  

Le pire, cependant, ne résidait pas dans ces détails anatomiques, mais bien dans l’ensemble de la composition que formaient les entités - terme que je me sens obligé de substituer à celui de “plante”. Dès l’instant où mon regard se défocalisa pour embrasser la totalité de la photographie, un visage difforme, posé sur une corps avachi, apparut distinctement dans les hideux entrelacements. De nouveau, j’eus l’impression de regarder un décor généré par IA, de ceux que l’on fabrique en apposant un paysage autour d’une silhouette prédéfinie. Mais dans ce parallèle, un obstacle se dressait : cet être me fixait et son expression se déplaçait par à-coups, sans jamais s’affranchir de l’espace qui le produisait. L’effet qui en résultait était en tout point comparable à un “GIF” savamment inséré dans un patchwork organique qui suivrait son mouvement. Et pour ajouter encore à mon épouvante, la forme, en me fixant, semblait m’appeler à la rejoindre.  

J’oscillais entre la sidération et l’envie de fermer la fenêtre où s’affichaient les monstrueuses prises de vue. Sans que j’en ai même conscience, un choix s’imposait à moi: demander des comptes à Philippe sur ce qu’il venait de m’envoyer, ou bien m’enfoncer encore un peu plus dans cette hideur fascinante.

Non, je fais erreur. j’eus bandé toute ma volonté dans une vérification des propriétés de la photographie, en espérant plus que tout y découvrir l’insertion d’une image animée, mais rien. Ou bien je me dis cela pour enrayer l’angoisse renaissante...je ne sais plus.

Tant bien que mal, quoique poussé par une curiosité que je ne m’explique toujours pas, je passai alors à la dernière photographie. Je n’en ferai qu’une très brève description, car je sens que ma force diminue. L’image se focalisait sur une zone à demi dissimulée sous la “verdure” qui s’étalait près de la façade. Dégarnis de leur feuillage, les épais tubes rosâtres se mélangeaient anarchiquement et s’interpénétraient fréquemment selon un schéma impossible à appréhender. Ils luisaient sous une humidité malsaine et suintaient même des perles de sang et d’autres fluides que je n’identifiai pas. J’eus un violent haut-le-coeur devant leur ressemblance avec un monceau d’entrailles purulentes et animées d’une vie propre. Je n’en pouvais plus, je dus me lever pour aller rendre mon dernier repas.

Au vu du contraste entre ces visions de cauchemar et mes réactions passées, j’en viens cependant à m’interroger sur la validité de mes souvenirs. Car comment ces abominations sans nom n’eurent-elles pas pour effet immédiat d’asséner un «non» définitif au périple que me proposait le Professeur Bloch? Peut-être que, pour une raison dont j’ignore encore tout, ma mémoire refaçonne le passé dans lequel elle se replonge. je serais tenté de partir de cette hypothèse, en ce qu’elle permettrait de fournir un début d’explication. Peut-être sont-ce les prémisses d’une schizophrénie ou d’une  autre pathologie mentale ? 

Après quelques instants de réflexion, je crains que cette supputation n’émerge davantage d’un besoin de me rassurer que d’une réelle volonté de savoir. Oui, je préférerais infiniment souffrir d’une pathologie mentale, éventuellement traitable, que de devoir admettre l’inadmissible. D’autres questions découleraient mécaniquement de cette supposition, que je ne parviendrai pas plus à élucider. Depuis combien de temps serais-je ainsi malade? Si une maladie devait s’être déjà manifestée,  comment expliquer que je n’ai aucun souvenir d’événement comparables hormis ceux de ces derniers jours ? Et surtout : comment expliquerais-je alors la réaction de Philippe, qui concéda lui-même que ses photographies avaient quelque chose d’incompréhensible et de suprêmement dérangeant ? Il paraissait trouver normal que je m’absente pour aller vomir sous l’effet du dégoût le plus total, et il me dit, d’un ton qui se voulait rassurant, de respirer profondément et d’écouter attentivement, et sans l'interrompre, ce qu’il allait me dire.

Selon ses dires, quoique je pusse penser, ces clichés étaient absolument authentiques. Ils avaient été pris à un niveau bien inférieur aux antiques vestiges de la cité. En fait, elles ne faisaient pas parti de notre monde, du moins pas celui que nous connaissons.

 

Un monde magnifique qui gisait sous les abysses, celui que lui et feu l’équipe de Zagreb avaient libéré.   

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Banditarken
Posté le 21/02/2025
Un nouveau chapitre aussi fascinant et prenant que les précédents. L'inspiration Lovecraft est toujours bien présente évidemment mais je trouve l'idée d'ancrer ça à notre époque, notamment par le biais de comparaison entre les images décrites et l'IA, vraiment top ! Tes descriptions évoquent vraiment ces incohérences dérangeantes qu'ont parfois les créations d'IA et on ne peut que compatir avec ton personnage qui lui, le pauvre, n'a pas notre luxe de lecteur de se rassurer quant à l'origine de ces photographies. J'ai beaucoup aimé, également, l'assemblage de références (que ce soient de peintres ou d'auteurs) et ça apporte vraiment quelque chose de plus, ce petit truc de "une image vaut mille mots" et qui intervient logiquement dans ton histoire nous décrivant l'indescriptible. Bref, c'était une super lecture ! à bientôt ! :)
Padbol
Posté le 22/02/2025
Merci encore pihr tes encouragements, la suite n'arrivera pas de suite mais j'y travaille régulièrement 🙂
Padbol
Posté le 22/02/2025
Merci encore pihr tes encouragements, la suite n'arrivera pas de suite mais j'y travaille régulièrement 🙂
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