Le regard des étoiles

Þ.  La nuit, le chant des grillons sortit des bois dans la chaleur et l’humidité. Là-haut, les poutres en colonnades grinçaient sous le poids de l’eau. Le toit arqué pour n’en perdre aucune goutte menaçait de fuir.

Les réservoirs pleins, la pluie n’avait plus nulle part où aller. Je me levais sitôt suivi de Šissé. Alerte. Lui non plus ne trouvait pas le sommeil.

— La nuit chante, dit-il.

Son sourire amusé à la lueur des étoiles.

— Ouais.

Je frottais mon visage fatigué d’avoir trop pensé.

— Les grillons sont bruyants ce soir.

Je l’enjoignis à se recoucher et j’allais seul aux réservoirs. Mes bottes s’enfonçaient largement dans la boue. Des sables mouvants faits de glaise et d’argile. Fluides et collants. Comme cette vie qui ne vous lâche plus une fois que vous y avez mis les pieds.

 

La dernière fois que j’ai vu mes parents, j’étais au-delà de ce monde. Un enfant élevé à courir dans les bois, persuadé d’y trouver des fées. Qui sait, à force d’aller les débusquer... Peut-être faut-il continuer d’aller les chercher, encore et encore, sans jamais se décourager. Creuser près des rivières et attendre d’en piéger une.

Comme il est loin ce gamin ! Prince du potager et gourmand ingrat à table. Que j’aimais taquiner les pissenlits, mordillant leurs fleurs au parfum du beurre. Ma mère, je la revois près du pignon, ramassant le plantain à fleur de prairie. Mon père et son pot’o’lait à bout de bras, ils me criaient : pas vers l’étang Ben !

Quelle frustration ! Moi, maréchal des sentiers, grand connétable du verger, j’étais interdit de jouer au bord de l’eau. Là-bas, nos canards et certainement mes fées, cachées par malice ricanaient à me voir impuissant à les cueillir. Les fées se cachent toujours là où l’eau bruisse, c’est une règle fondamentale que tout chasseur du petit peuple se doit de connaître. De dépit, je rebroussais chemin, d’une minuscule montagne à une autre, j’écrasais les mottes soulevées par les taupes et je chantais à tue-tête.

 

Au-delà du bois, plus loin encore que les hautes collines, le monde vacillait. Le soleil irradiant de l’équateur et au-delà des tropiques, les réfugiés du climat cherchaient un abri en des terres plus clémentes. Avec le temps, l’effondrement du système agricole mondial, les rendements quasi nuls, les terres artificialisées… Les vieilles sociétés libérales furent submergées par la détresse humaine.

 

L’une de mes bottes menaça de rester dans la boue tant elle était épaisse. D’un effort ivre, je récupérais pied et chaussure, tanguant dangereusement vers la baraque. Foutue merdasse ! Rattrapé de justesse au garde-corps, sous l’auvent, je m’adossais-là. Essoufflé par les souvenirs.

Le chant des grillons faisant son œuvre bientôt rejoint par les grenouilles. Le concert me ramena vingt ans en arrière. Le ciel ridé de nuages tristes, nous étions unis dans la peine. Pleurant sur la plaine, éructant ce que nous gardions de bonheur au fond du ventre.

 

Le CDE tout juste formé proclama sa première mesure. Négociées dans le secret de la nuit, les lois votées par des nantis terrifiés. Quelle peur plus viscérale pour eux, que l’idée d’une planète qui réclame qu’on lui rende les biens mal acquis.

Vinrent alors des légions d’hommes gonflés de doctrines et de gloires promises. Les sbires menant campagne enveloppés dans leurs armures de kevlar. Ils conquirent mon royaume.

Et, puisque mes parents n’étaient pas assez riches pour être honnêtes, ce fut notre dernière nuit ensemble.

Ce matin-là, j’ai compris que les gens terrifiés préfèrent débattre avec leurs fusils. Car les fusils chantent comme le tonnerre. Quiconque les écoute ne peut se défaire de la peur qui les condamne à se taire à leur tour.

 

La porte s’ouvrit, feutre sur feutre, le pas souple de Šissé porta jusqu’à moi. Le bois de la terrasse le trahit. Son rire de cigale quand il se pencha sur le garde-corps.

— La nuit est belle, dit-il. Tu es tombé sous son charme.

— Littéralement.

Il leva les yeux au ciel, je l’imitais.

— On dirait qu’elles nous observent et quand la pluie s’arrête, elles s’empressent de nous rappeler leur présence.

— Elles doivent bien s’amuser à nous regarder lutter contre tout, les autres, les arbres, la terre…

Šissé se laissa glisser vers le plancher de la terrasse. Je pouvais sentir la chaleur de son dos sur ma nuque.

— Cette planète se remettra des blessures que nous lui avons infligées.

Pour la première fois depuis la cave inondée, Šissé me parut être un homme fourbu comme les autres. Le poids du ciel l’écrasant comme nous tous.

 

Nous restâmes un temps comme ça dans la musique et l’air frais.

— À partir de quand le temps a-t-il commencé à te paraître si long, Bénédict ?

Je regardais mes bottes pleines de boue.

— Depuis que je n’ai plus le droit de sauter dans les flaques.

Je me relevais, le dos raide d’être resté dans la fraîcheur et l’humidité. À nouveau penché sur la rambarde, m’observant lui aussi, avec les étoiles et les nuages. Il semblait attendre quelque chose maintenant que je lui faisais face.

À mon tour de le dévisager, je repérais sous sa paupière une légère déclinaison, la lune soulignant la tranche d’une ancienne cicatrice jusque-là invisible.

La chiche lumière enveloppait la couronne de ses tresses coulant en crinière sur ses épaules larges. Je sursautais en repérant un sourire nouveau chez lui, révélant la blancheur de ses canines.

— Si tu restes là, tu vas t’enfoncer dans la boue…

Son regard se fit compatissant quand je remarquais mes bottes enfoncées de plusieurs centimètres. Je jurai de nouveau et il dut me prêter main-forte pour m’extraire de là.

— Et si nous débouchions les gouttières maintenant ?

La poussière et le sable formaient avec l’eau un ciment qui avait encrassé les tuyaux. L’un des réservoirs était loin d’être plein. Aussi, il nous fallut travailler jusqu’au petit matin pour en extraire jusqu’à la dernière poignée de glaise.

Le soleil nous surpris, tous les deux couverts de terre et éreintés. Ce n’est qu’au chant des oiseaux que je trouvais le sommeil. J’étais engourdi de fatigue et sûr qu’à mon réveil, Šissé aurait terminé les derniers préparatifs avant le grand voyage.

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robruelle
Posté le 14/06/2021
Hello !
Ca fait un bail :) content de te lire à nouveau
J'aime toujours beaucoup ce que tu fais... cette façon de meler adroitement poésie et dureté d'un monde inhumain
Je trouve l'antagonisme très plaisant à lire
J'ai hate de découvrir la suite :)
A bientôt !
Dodonosaure
Posté le 14/06/2021
Merci robruelle !
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