Les Morceliers

Š. C’était journée de repos pour le semeur et il en profita pour œuvrer dans la maison. L’endroit était petit, juste assez pour une petite famille. De vieilles photos délavées fleurissaient encore un miroir usé dans l’entrée, un homme, une femme, un enfant. Des sourires solaires, des yeux lumineux dans les jardins. Semeur né des hauts fleuves de la fin du siècle dernier.

Benedict réparait la porte coulissante qui séparait cuisine et séjour, je l’observais remplacer les solives endommagées, poncer et huiler le bois. Il était concentré, silencieux devant la tâche.

L’oasis aussi a connu l’effondrement des fondations du monde tel que nos grands-parents le connaissaient. Les canicules excessives enflammèrent le monde depuis l’équateur, les hivers insoutenables étreignirent les pôles dans les glaces. Entre les deux, le couloir de fertilité. Des terres semi-arides pour l’essentiel, des terres à moitié mortes où les restes du monde vivant se déchirent pour les miettes.

Ses parents ont connu les prémices de cette guerre silencieuse, leur ferme, c’était leur refuge. Leur terre et le droit de survie. Mais ce monde ne comptait pas laisser les pauvres s’en tirer si facilement… N’est-ce pas ?

Benedict leva sur moi un regard doux, il voyait les photos lui aussi, son enfance avant la redistribution des terres aux grands groupes, sa vie avant d’entrer à l’internat permacole. Ce qu’il était avant qu’on lui vole sa voix.

— Vous formiez une belle famille, lui dis-je dans un sourire.

Il baissa des yeux humides.

— Les as-tu revus ?

Il se crispa sur le ciseau qu’il tenait, le posa avec lenteur.

— Jamais.

Le semeur essuya ses mains et comme une lance qu’il me jetait :

— As-tu une famille, morceleur ?

— Morcelier.

Il ouvre des yeux ronds.

— Je ne suis ni un voleur ni un receleur…

— Ni un semeur, finit-il par dire à ma place.

Il se saisit d’un morceau d’abrasif et s’activa en silence sur le bois.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Je sais, dit-il. Tu me dirais…

— Ce que je fais ici ?

Lui ôter les mots de la bouche était facile, ses yeux parlaient pour lui. Lui, la muraille toute bâtie en épaules et en bras, il dissimulait toutes les choses que personne ne doit prononcer dans cette partie du monde.

— On dit que les tiens vivent dans des Oasis cachées dans le désert, dit-il à mi-voix. Pourquoi être venu sur ces terres mortes ?

— Il y a des voix à sauver.

Cette fois, il laissa tomber le travail. Ramassé sur sa chaise, il me dévisagea, de la colère ridait son front têtu.

— Le gamin avec toi…

Une lance transperça mon flanc. Il ne finit pas sa phrase et ce fut tout de cette conversation. Je me sentais incapable de mettre des mots sur cet instant. Je me souviens de la chaleur de son corps minuscule accroché à mon cou. J’étais sa bouée, son salut.

— Désolé, me dit Benedict dans un souffle.

Debout, il trouva deux verres et du fond d’un placard et savamment dissimulée, une bouteille d’eau de vie apparue. Il nous en versa un chacun, le verre tinta, il vida le sien.

— Parfois, quand l’oasis s’agrandit assez pour accueillir de nouveaux membres, les morceliers votent.

Je cherchais mes mots.

— Nous pouvons accueillir des nouveaux venus d’autres oasis ou bien aller libérer ceux qui le demandent.

Benedict sembla comprendre, car il dit soudain :

— Ce gosse, il était condamné ?

J’acquiesçais, grave.

— On ne l’a pas autorisé à naître.  

Oui, il comprit. Il se resservit et cette fois attendit que je vide mon verre avec lui. Quel étrange moment flottant entre deux averses. Il écoutait, comme un enfant attendant la suite du conte.

— Et ses parents ?

— Je le leur avais promis.

Benedict attendit un peu plus, voulant m’arracher la suite de l’histoire. Mais au fond, il avait des questions. Je le croyais méfiant, je le découvrais curieux. Il croyait en l’existence d’un monde vivant ailleurs, il s’y accrochait à cet espoir.

— Pourquoi envoyer autant d’hommes tuer deux personnes qui veulent seulement traverser le désert, dit-il soudain. Quel gâchis… Il aurait seulement suffi qu’ils vous laissent partir.

— Benedict ?

Il finit son verre, puis d’un seul élan il s’allongea sur le sofa. J’approchais, assis en tailleur au pied du divan.

— As-tu des enfants ? me demanda-t-il.

Je lui souris.

— De ma chair, aucun. Dans mon cœur, des dizaines. Lorsque le silence est trop dense, parfois je les entends au loin, leurs rires et leurs voix.

— Ce sont de bons souvenirs.

Benedict s’endormit et toute la maison retrouva son silence coutumier, bercé par le son régulier de la pluie et de ses rebonds sur le toit.

 

La pluie ne cessait plus de tomber et les sols n’avaient plus assez de place pour la loger. Elle dévalait les pentes douces et formait des ruisseaux entre nos bottes. Le vent engourdissait les mots. Benedict se murait à nouveau dans le silence, protégé par la tempête.

— Nous y sommes presque, fit-il en se tournant vers moi qui trainait derrière lui.

L’homme-fleuve savait donc lire dans les pensées ? Je le remerciais d’un sourire et le rejoignit.

— Souhaites-tu que je t’aide à porter ?

Il refusa de son silence têtu. Il portait un large panier couvert d’un morceau de bâche usé et une cagette tout aussi fatiguée. L’un et l’autre étaient une partie de ses richesses secrètes.

 

Des pans de murs rapiécés au gré des dons de la nature formaient une muraille tremblante devant la haute falaise. Il tambourina et aussitôt deux petits yeux nous dévisagèrent dans l’interstice.

— Benedict, te voilà enfin.

La porte s’ouvrit. Elle avait l’âge indéchiffrable et le dos voûté sous le poids du ciel. Elle le prit dans ses bras. Son regard d’oiseau se posa sur moi, inquiet.

— Un étranger…

Il la coupa aussitôt.

— Mon ami. Il a apporté des dattes.

Soulevant la maigre protection, il découvrit le trésor. Un sourire gourmand passa sur le visage de la petite femme, elle nous invita à la suivre.

L’entrée du village n’était pas plus haute que cette porte et coincée entre deux murs faits du même amoncellement de renforts hasardeux.

— Il vient de l’est ?

— Oui, fait le menteur. Tu aurais un peu de lait pour nous ? Il va passer quelque temps ici.

Des enfants obstruèrent le petit couloir. Leurs rires et leurs cris fusèrent comme une horde d’oiseaux en automne. Leurs mains agiles tentèrent de subtiliser des dattes. C’était sans compter la vivacité de la petite femme, en quelques claques sur des mains, des fesses et des cuisses elle les fit déguerpir aussi vite qu’ils étaient venus.

— Ils sont gentils… commença-t-elle sans finir sa phrase.

Elle me jeta un coup d’œil curieux. Benedict m’avait prévenu. Ces gens pouvaient reconnaitre un cultivateur d’un non-cultivateur instinctivement. Leur survie en dépendait.

— Toi, tu viens de l’écocité ?

— Si. Je rends visite à un vieil ami.

— C’est bien, fit-elle en souriant. Ce n’est pas bon qu’il reste seul trop longtemps.

Leur village s’ouvrait devant nous, accroché aux falaises, laissant les flots tumultueux s’écouler librement au sol, des maisons entières se suspendaient aux parois de la falaise. Des trous disséminés dans le calcaire, laissaient échapper quelques fumées et des voix mélangées.

-Ben. T’es sûr que c’est bon, fit un homme en approchant.

Son teint caramel, la peau tirant aux jointures, ses yeux fatigués… L’un des hommes de la ferme.

Mon Benedict acquiesça sans hésiter.

— Si la p®olice nous chope… continua-t-il.

— Il est avec moi.

Benedict lui donna la cagette de dattes et le panier plein d’œufs frais.

— ça ira.

Je perçus le regard triste de Benedict et je compris. Nous n’étions pas venus ici pour leur prendre du lait, nous étions ici pour leur donner tout ce qu’il avait de riche et de bon dans sa salle aux trésors pour affamés. Le contrebandier se transformait en maison du salut.

L’homme prit les dattes et nous laissa passer.

— C’est quoi votre nom, fit-il honteux, abrupt.

— Šissé.

— Moi c’est Oumar.

Cent fois j’ai vu ce visage. À chaque venue dans les cités du nord. Là où les gens travaillent pour mourir. Nul ne devrait porter sur lui un regard aussi brisé que celui qu’il m’adressait.

— Vous venez de l’est ? me demanda-t-il également.

Je confirmais.

— On dit de bonnes choses sur cette cité. Venez, il fait froid dehors. C’est pas le moment de tomber malade.

Il nous entraina à sa suite dans la falaise. Une large salle et un feu en son centre. Le village tout entier nous embraya le pas, et tous se serrèrent sous la voûte percée. Dans les recoins des couchettes entassées à la taille des enfants et leurs occupants habituels réunis en petits renards curieux à l’orée de notre assemblée, ils nous regardaient de leurs grands yeux brillants.

On nous fit assoir et bientôt une vieille pipe remplie de vieux tabac tourna parmi les adultes.  Des « ça faisait longtemps, Ben » fusèrent, des rires, des accolades. Le contrebandier était accueilli comme un roi.

 

Bientôt, les rires s’éteignirent et les femmes s’éloignèrent pour s’affairer. Quelques hommes avec elles. Ceux qui restaient m’apparurent comme les plus vieux, les plus expérimentés.

— Benedict, cet étranger…

— Mon ami, s’entêta le semeur. Šissé vient de loin.

— On le sait.

Un autre d’ajouter :

— Est-ce lui que la P®olice cherchait cet été ?

Trop difficile de le leur cacher, car ils avaient l’instinct de ces choses-là. Benedict se redressa, un torrent furieux dans le regard.

— Je le dis pour la dernière fois. Il est avec moi. Alors, ça ira.

L’un des hommes s’entêta lui aussi, comme ça arrive toujours entre deux chefs.

— Que feras-tu si la P®olice débarque et emmène tout ce qu’on a ?

Je sentis une lame de fond emporter ce qui restait de retenue au semeur. La colère qu’il avait en lui, envers ce monde injuste, envers ces gens qui se laissent emporter dans la misère, envers lui-même d’être impuissant…

— Ils viennent avec des technologies de l’Ancien Monde, des armures, des chiens. Des dizaines d’hommes pour courir après un homme seul dans une forêt… Ces gens que vous nourrissez tous les jours. Que font-ils pour vous remercier ? Ils saccagent tout...

— Et l’enfant ? fit un autre.

— Un petit est mort. Tu l’oublies ?

Car le monde est devenu un îlot de survivants, entre le désert grandissant et les glaces mortelles. Une bande de fertilité qui les maintient tous en vie, où les arbres sont plus précieux que l’or, plus précieux qu’une vie.

J’ai vu des centaines de miséreux, pourtant, ce n’est pas cette cruauté qui ronge le semeur en cet instant. Il y avait de la colère dans tout son corps, sourde comme un ouragan s’en venant. Benedict ne les laissera pas blâmer le mauvais coupable.

— Le gosse est mort. Qui lui a tiré dessus ? Combien de plombs on n’a pu retirer des arbres ? Dis-moi combien ! Tu l’as vu, toi aussi, combien d'arbres mourront de maladie cet hiver ? Tu l’as vu, non ? Qui est le fautif. Dis-moi ! Un homme et un enfant qui voulaient juste fuir vers le désert, ou bien ceux qui leur ont tiré dessus ? Sa voix tonna au-dessus des autres.

Celle du vieil homme gronda comme le tonnerre. Il nous engourdit tout à coup d'une grave puissante faisant vibrer la voûte :

—  Et qui paiera la facture de sa fuite !

— Benedict…

Benedict se leva tranquillement, délassant ses muscles engourdis.

— Lui, au moins, il a essayé de sauver ce gosse, lâchait-il d’un seul souffle.

— On s’en va maintenant.

Oumar qui se faisait silencieux jusqu’à présent se leva lui aussi.

— Ben ! Attends. Reviens quand tu veux, d’accord ?

Benedict le foudroya du regard et l’endroit se figea dans la glace. Oumar tint bon.

— Tous les deux, soyez prudents.

Et le semeur se fendit d’un sourire.

— Pensez à venir me voir cet hiver. J’ai semé quelques trucs en forêt.

Il leur adressa un au revoir et m’entraina avec lui vers la sortie.

 

La pluie ne cessait plus de tomber, sans arrêt. Le souvenir de la falaise et de son foyer chaleureux m’étreignit le cœur de nouveau. Benedict entra dans la maison à ce moment. Il était trempé jusqu’aux os et s’ébroua pour se réchauffer.

— Les cuves sont pleines, j’ai rajouté des contenants.

Ses yeux bleus se détournèrent. Une façon qu’il avait de dire « pour toi ». Son langage devenant plus facile à comprendre maintenant que je l’avais vu évoluer dans son monde.

Le confinement aidait lui aussi. Pourtant, le semeur s’était de nouveau cloîtré dans son silence et n’échangeait plus que des banalités depuis notre visite au village.

L’arrivée de pots de lait de chèvre au petit matin fut une surprise. Les enfants les avaient sûrement déposés au lever du soleil, lors de l’unique éclaircie depuis des jours. J’avais vu leurs empreintes dans la boue du potager aller et venir çà et là. Sûrement s’étaient-ils emparés des derniers fruits encore bons sur les tiges détrempés des tomates et des courgettes.

Je transformais des pommes de terre en purée, d’une seule main, l’opération s’avérait parfois périlleuse. Benedict approcha pour m’aider.

— Si tu emportes autant de lait, il te faudra un plus grand sac.

Je lui souris, à l’ouvrage.

— ça va faire lourd, insistait-il.

— J’aurais de l’aide pour tout porter.

« clap ! » fit sa coquille. Benedict dans le silence s’enfouit à perte de vue sous mes yeux. Je l’observais sans trouver quoi dire. Le silence m’avait ainsi contaminé. Pourtant, j’avais sous la peau le frisson d’une question. Lui et son épaisse muraille de silence n’y répondraient jamais. Il me fallait une torpille plus maniable pour que cette idée traverse ses défenses :

— Il te faudra une outre plus grande que la mienne, lui dis-je. Tu auras plus besoin d’eau que moi.

Il avait les yeux verts comme le cours d’un fleuve et au-dedans cachait-il des ressources inespérées de vitalité. Benedict m’offrit un sourire rayonnant.

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