On peut être un héros sans être Super.
La phrase brille encore de peinture fraîche, en jaune sur le gris du béton. Elle luit lorsque les phares des trams éclairent brièvement le mur.
-Ce tag a été signalé par les chauffeurs de la ligne 8, ce soir même, entre la station Quai du Nord et Taillis. Bien que l'auteur n'en ai pas été appréhendé, il semblerait que les forces de l'ordre aient des indices sur son identité. Madame Ouissara, vous avez écrit une thèse sur les réactions de la société face au phénomène "Super-Héros". On dirait que ce tag est encore une revendication anti-Super, non ?
Les lumières du plateau télé se redirigent sur l'invitée. Vêtue d'un tailleur trop serré, celle-ci semble mal à l'aise et rajuste ses lunettes.
-Eh bien... je ne dirai pas ça, à mon sens il s'agit plutôt d'un encouragement général.
-Tout de même, insiste l'animatrice, le nom de l'entreprise est mentionné, et le message va ouvertement à l'encontre des recommandations de la société. A quoi pensez-vous que cette réaction de rejet soit due ?
-Eh bien, la plupart des gens voient comme positive la présence des Super-Héros, ils aiment être aidées et leur font confiance. Mais certaines personnes ne supportent pas le sentiment d'impuissance que cela peut générer de ne pas agir soi-même. Dépendre de quelqu'un peut fortement les énerver et les frustrer, d'où ce genre de réaction.
-Êtes-vous en train de dire qu'ils peuvent être dangereux ?
Surprise, le docteur Ouissara rejeta ses cheveux en arrière.
-Heu, non, je ne crois pas.
La présentatrice rassemble ses feuilles.
-Pourtant ils s'opposent au sauvetage des gens par les Super-Héros, si je comprends bien.
-Pas directement. Mais ils protestent contre le monopole et la décision générale de réserver les sauvetages aux Super-Héros. C'est une volonté d'indépendance qui s'exprime. Rappelez-vous que beaucoup de gens ont protesté à l'époque de la fermeture des services de police et de secours...
Lena est assise sur le tapis, en tailleur devant la télé. Elle lit et relit la phrase qui brille en lettres jaunes. A douze ans, d'aussi loin qu'elle se souvienne, les Super-Héros avec le logo de l'entreprise sur le torse survolent sa ville et aident les gens en danger. Personne d'autre n'a le droit de le faire. Mais en lisant ces mots qui semblent s'adresser à elle, en voyant passer en fond derrière les deux femmes des images de la révolte d'autrefois, Lena sent un frisson nouveau commencer dans sa poitrine.
-On peut être un héros sans être Super !
La phrase est reprise par des centaines de bouches, des centaines de voix. La manifestation inonde les artères principales de la capitale. Lena a maintenant vingt-quatre ans. Elle lève le poing avec les autres et répète son slogan à pleins poumons. Des Héros les survolent, d'autres encadrent les rues adjacentes, les bras croisés dans leurs costumes colorés. Ils toisent les manifestants, certains avec un visage fermé, d'autres avec un petit sourire ironique. Tous ont été volontaires pour se faire injecter le sérum de chez Super Inc. Alors ils sont plus rapides, plus forts, plus résistants, plus efficaces. Ils volent et voient au travers des éboulements. Ils sont rentables.
Mais de moins en moins. Dans les dernières années, la criminalité a baissé drastiquement. Les Super-Héros sont partout, à l'affût des catastrophes, des accidents, des moindres effractions. Personne ne fait dix pas en ville sans tomber sur eux. Et le nombre de volontaires à Super Inc. ne décroît pas. Alors beaucoup traînent, sans occupation, rémunérés par la compagnie mais inutiles. Elle s'assure qu'ils ne versent pas eux-mêmes dans le crime et l'agressivité en envoyant des brigades nombreuses s'occuper des récalcitrants et leur injecter un antidote au sérum dont eux seuls ont le secret.
Lena commence à avoir peur quand elle en croise. On dirait qu'ils traquent les gens, qu'ils cherchent à tout prix quelque chose à leur reprocher pour justifier leur existence. La mainmise totale de Super Inc. ne la rassure pas non plus. Qui sait quand une opinion politique en prendra le contrôle ? Quand sa ou son PDG va décider de quelle cause vaut la peine d'être défendue ou non ? Déjà, comme rien n'empêche les Super-Héros de s'engager dans l'armée, ils combattent pour tous les pays à la fois. Plus aucun gouvernement ne s'affronte sans le sérum. Alors la peur s'est renversée. Les citoyens les craignent, malgré les campagnes de communication de plus en plus fréquentes de Super Inc, malgré les sauvetages qui se poursuivent.
Les manifestations ne donnent rien. Aucun Etat ne veut reprendre les services publics et risquer de perdre la multinationale sur son territoire. Un silence gênant répond au cri d'alerte de Lena et des autres.
On peut être un héros sans être Super...
Lena se répète cette phrase en boucle, silencieusement, pour se donner du courage. La nuit se plisse et se froisse autour d'elle dans les arbres. Une autre membre de son collectif lève la main pour qu'elle s'arrête. Lena respire trop vite derrière le tissu qui lui cache le visage. Elle craint à la fois les réponses qu'ils vont trouver et les conséquences de ce savoir. Pourtant, elle s'est portée volontaire, comme les cinq autres qui l'entourent. Cette opération est planifiée depuis des semaines.
Nasma, celle qui marche devant, leur fait signe de se baisser. Lena se plaque au sol, le nez dans l'herbe. Il y a des bruits de moteur et des lumières de l'autre côté de la crête. La militante sent son coeur battre jusque dans la terre et reste soigneusement immobile. Elle voit Nasma ramper jusqu'au sommet et rester immobile. Lena reprend un souffle normal. Ca y est, ils peuvent monter. Elle se tortille elle aussi dans sa tenue de camouflage et se cale sur ses coudes à côté de Nasma. La meneuse lui tend ses jumelles.
-On avait raison.
Lena observe le chantier et se glace. Un camion banalisé éclaire de ses phares la scène en contrebas. Trois Super-Héros en vol poussent un bâtiment en construction pendant qu'un autre frappe à mains nues la base de béton armé qui se fendille. Ils ne portent pas leur combinaison criarde, mais seul le sérum Super Inc. peut donner de telles capacités.
-Vas-y, filme, souffle Lena.
Nasma extirpe difficilement une vieille caméra à main de son sac et la pose sur un petit trépied en direction de la scène de sabotage. Elle masque avec un doigt le voyant rouge qui indique qu'elle fonctionne, repérable par la vision Super. Ses mains tremblent. Un autre volontaire du collectif a dégainé son téléphone pour filmer aussi.
-Alors là, murmure-t-elle pour la vidéo, nous sommes le 28 mars 2022, il est presque une heure du matin. Nous sommes sur le chantier de la tour Yvelcorp, qui devrait être terminée dans six mois. Ces gens... clairement des Super-Héros, sont en train de vandaliser la tour. Retenez ça, si jamais elle s'effondre, ce sera...
-Hé, halète Lena en la poussant du coude, range ça. Faut qu'on file.
L'un des trois employés volants se dirige vers elles.
-Ca craint, on est grillés, marmonne leur voisin. On se casse !
Nasma range son appareil et recule. Dans un faible brouhaha de froissements et de craquements, les espions en herbe battent en retraite. Dès que la crête est dépassée, Lena se lève et galope au hasard sur le sol inégal de la pente, trébuche plusieurs fois sans oser ralentir. Une voix leur enjoint de s'arrêter. Personne ne l'écoute. Lena n'ose pas se retourner. Elle aperçoit à peine autour d'elle les silhouettes de ses camarades dont certains la dépassent. Un instant, elle croit que personne ne les poursuit.
Et puis, derrière elle, le bruit d'un choc et un cri bref, la voix de Nasma. Lena ne veut pas savoir ce qu'il s'est passé ; elle accélère, le souffle douloureux. Puis elle hoquette soudain et ralentit.
Nasma avait la caméra.
Elle jette un oeil prudent par-dessus son épaule. Si la caméra disparaissait, cette expédition n'aurait servi à rien. Enfin, Xav avait filmé avec son téléphone aussi... Mais il pouvait encore se faire attraper, ou effacer sa vidéo par crainte des représailles. Nasma est plaquée au sol, sous une silhouette qui se relève. Inutile de se jeter dans la gueule du loup. Le coeur battant à tout rompre, Lena détale.
Seuls trois de ses camarades sortent de la forêt et regagnent la voiture garée à distance dans un coin discret. Xav en fait partie. Il prend le volant et démarre sans perdre un instant. Secouée par les cahots de la voiture, Lena proteste.
-Il y a peut-être quelqu'un qui va arriver !
-Je veux pas me faire choper ! lui répond l'homme, les dents serrées. Ils peuvent très bien nous avoir vus et entendus démarrer.
-On est déjà foutus, alors, conclut Leo, assis à l'arrière.
-Ils ne les ont quand même pas tués ?!
-Je ne pense pas, ou alors ils n'auront pas fait exprès. C'est pas eux derrière tout ça, c'est Super Inc., ils doivent avoir des directives, la rassure Xav. Ce qui me fait flipper, c'est qu'ils nous retrouvent. En tout cas, ils n'auront rien contre moi...
Avant que Lena ait pu l'arrêter, il balance son téléphone par la vitre ouverte pendant qu'elle crie.
-Non ! On a fait tout ça pour rien ! Nasma a été attrapée, on a plus rien !
-Eux non plus ! On est sauvés !
-On était venus pour ça, Xav ! Arrête-toi ! se révolte Lena.
-Sûrement pas ! On décarre. Et puis t'espère vraiment le retrouver dans la nuit alors qu'ils sont encore dans le coin ?
Atterrée, Lena se résigne et se laisse tomber au fond du siège, la tête dans les mains. Elle savait que Xav aurait peur des conséquences. Nasma n'aurait jamais fait preuve d'autant de lâcheté. Continuellement, la militante jette un oeil inquiet dans le rétroviseur, à la recherche d'un signe de poursuite ou d'un fuyard retardataire. Peine perdue. Les bois sont noirs et opaques. Elle laisse glisser son sac entre ses jambes et remarque alors qu'il est ouvert et qu'un angle arrondi noir dépasse. Abasourdie, Lena constate qu'il contient la caméra de Nasma. Aussitôt, elle le referme pour que Xavier ne voie rien et inspire profondément. Elle revoit son amie sur le talus, allongée par terre. Elle savait déjà qu'elle resterait en arrière. Elle avait confiance en Lena pour s'enfuir et sauver les preuves.
Appuyée contre la vitre, Lena essuie une larme.
Le lendemain, la tour Yvelcorp s'effondra.
On peut être un héros sans être Super.
Lena referme son autobiographie qui porte ce titre. Elle a maintenant quatre-vingt-six ans. Elle a lutté une bonne partie de sa vie et elle a décidé d'en faire un livre pour que les générations futures se rappellent. Aujourd'hui, cela fait vingt ans que la société Super Inc. a fermé ses portes. Les preuves se sont accumulées que Super Inc. provoquait des catastrophes pour justifier son existence, dans le sillage de Lena et Nasma, devenues des héroïnes populaires. Les militants se sont multipliés, l'opinion publique a recommencé à se méfier. Peu à peu, des brigades de gens compétents "Super-free" se sont créés et la population a recommencé à leur faire confiance. Il y eut aussi des manifestations quand les services de secours ont été ré-instaurés par les Etats, mais bien moins importantes. Il y eut surtout des réjouissances.
En revanche, garder les anciens Super intégrés à la société devenait difficile. Avec les années, le sérum avait de graves conséquences. Ils s'affaiblissaient et devenaient invalides en quelques années. Ils subissaient souvent une forme de vindicte généralisée. Pourtant, la plupart regrettaient amèrement d'avoir participé au programme.
Lena racontait avoir participé aux luttes, mais elles n'avaient pas suffi. Pourtant, elle restait certaine qu'elle et des milliers d'autres avaient bien fait de protester, de revendiquer leur indépendance, leur droit à sauver et à se sauver, leur fierté. "On se bat pour des droits, pour des vies, pour la justice, et tout cela est juste. Mais n'oubliez pas de lutter aussi pour conserver vos responsabilités. Vous les enlever, c'est faire de vous un enfant qui n'a plus voix au chapitre.", avait-elle conclu.
Elle a eu deux enfants, qui l'ont soutenue et à qui elle a enseigné ce qu'elle savait. Elle milite à présent pour la reconnaissance des anciens Super-Héros utilisés sans le savoir en tant que victimes, ce que certains de ses anciens alliés lui reprochent.
Son livre se vend, mais peu de gens connaissent son nom. Elle ne porte pas le visage de la résistance, la figure héroïque, elle l'a laissé à Nasma. Lena sait qu'elle a juste fait partie des petites lettres de l'Histoire et s'éteint en paix avec la sienne.
Julie a onze ans. Elle marche vers sa maison après l'école, dans une rue froide. Elle a fourré ses mains dans ses poches. Le vent lui arrache les quelques flocons de neige qui décorent ses cheveux. Elle s'amuse à dessiner des vagues sur le trottoir avec ses traces. Julie aime la neige.
Concentrée sur son motif, elle ne fait pas attention à la silhouette d'un adulte qui marche devant elle, titubant dans un grand manteau noir. Il s'appuie d'une main sur le mur froid, une main blessée et bandée. Ses pieds traînent sur le sol, peinent à trouver leur chemin. Julie le rattrape tant il a du mal à avancer. A présent, elle l'a vu. Elle ralentit un peu, inquiète. Elle n'ose pas le dépasser. Le souffle de l'homme s'élève, rauque et laborieux, en panaches pâles. Elle hésite à parler, ne sait pas quoi dire, se tait. Elle serre les sangles de son cartable.
L'homme faiblit, sa main glisse et il s'effondre au sol, presque doucement. Sa chute produit à peine un crissement. Il reste allongé là, barrant la route. Julie reste statufiée par la peur. Est-ce qu'il est mort ? Non, elle l'entend encore respirer. On dirait un mannequin tombé dont les membres se sont désordonnés sous un manteau abîmé. Sous sa capuche, Julie voit un visage ridé, émacié, à la peau marbrée par des taches brunâtres. Il a les yeux fermés.
-Monsieur ? chuchote timidement l'enfant, si bas qu'elle s'entend à peine elle-même.
Pourtant, l'oeil de son interlocuteur s'ouvre aussitôt et se fixe sur elle.
-Excusez-moi, monsieur, ça va ? lui demande-t-elle, pas très rassurée.
Il émet quelque chose entre un soupir et un grognement.
-Non, petite, ça va pas.
-Vous êtes malade ?
Il hoche la tête.
-Personne n'a plus envie de m'aider.
-Mais moi, je peux vous aider !
Il émet un sifflement de douleur en se dressant sur un coude.
-Regarde. Tu connais ça ?
Julie reconnaît le logo de Super Inc., elle l'a vu à l'école.
-Je suis empoisonné, on peut plus rien faire.
-Vous êtes un Super-Héros ?
Il sourit des quelques dents qu'il lui reste.
-J'étais. C'est fini, tout ça. Il ne reste plus rien de Super...
Julie sourit et lui tend la main. Elle se rappelle d'une phrase qu'elle a lu dans son manuel d'histoire.
-Vous savez, on peut être un héros sans être Super.