L’engagement

Pour répondre à votre question, vous m’appellerez Léna.

La grande et unique Léna, passez-moi les éloges. Celle qui a sauvé le monde avec son frère Yeird. Vous pourrez toujours douter de ce que j’ai à vous avouer. Après tout, vous ne croirez jamais à mes salades. Je suis morte depuis vingt-et-une générations, et puis, je ne serai pas à côté de mon journal pour attester que c’est moi qui l’ai écrit. Vous aurez qu’à vous référer à ma calligraphie : j’écris comme Léna, avec le même empâtement et les mêmes lettres rondes à en faire pâlir les montgolfières. Puis, vous me reconnaîtrez, il n’y a que moi qui parle comme ça. Qui écrit comme ça. Parce je suis la grande et unique Léna.

Et dire, qu’il y en a qui me vénère. Non, pas d’offense. Ça me fait plaisir. Ne vous sentez pas visés. Cela étant, oui, c’est bien Léna Clastfov qui a écrit dans ce carnet, avec ces mots, et vous n’avez qu’à y croire, ou bien, à la fin de votre lecture, vous serez forcé d’y croire. Je ne dirai rien que la vérité, promis.

C’est le but de ce carnet.

Je vais vous raconter mon histoire.

 

Il était une fois… Je rigole. Et pourtant, je suis une légende, donc je peux me permettre cette entrée en la matière mais… j’ai terriblement envie de vous la raconter à la première personne, cette légende. Situez-vous le décor : la journée est étouffante, les nuages bas, le vent souffle – brûlant – entre les hautes herbes sèches. Et l’histoire commence.

Je piochais.

À chaque coup dans la terre, je luttais contre moi-même pour ne pas poser la pioche. Si je posai la pioche, c’était fini : je verrais l’étendue du travail qui me restait encore à fournir, et je s’assiérais. Sans reprendre la tâche.

Cela faisait des heures que je remontais la pioche au-dessus de ma tête avec hargne, quand une goutte de pluie tomba sur mon épaule. Je m’appuyai sur le manche de la pioche et levai la tête vers le ciel. L’orage ruisselait sur la plaine des Calamités, quelques collines plus au Sud.

Enfin. L’Eau m’avait manquée. La joie clapota dans mon ventre.

— Yeird ! hurlai-je.

Mais le silence s’était fait roi.

Le champ bossu, entouré de haies et d’arbustes, était désert. Il avait dû rentrer à la maison. La terrasse que j’avais creusée se dessinait lentement sur le sol. J’avais mis deux jours pour parvenir à ce résultat brouillon. Un Connecté de la Terre l’aurait fait en une heure, à peine.

Je logeai la pioche sur mon épaule et dévalai la côte qui menait jusqu’à la maison. Quand j’arrivais dans la cour pleine de paille et de graviers entremêlés, le vent jouait avec les bâtons accrochés sur les poutres de la terrasse. Il n’y avait pas un son humain, pas une casserole qui râcle les fourneaux, pas un froissement de pages, pas un cri, pas une parole. Où étaient-ils tous partis ?

Une calèche cabossée était garée dans l’allée. Elle portait les couleurs rouges de l’armée des Calamités. Une porte claqua à l’arrière de la maison et une multitude de voix inconnues s’emmêlèrent à celle de ma mère et à celle de mon père.

— Vous ne pouvez pas faire ça !

Je me précipitai dans le bureau de ses parents. Le vase sur la table trembla, plein de fleurs mauves et rouges – disposées là comme si…

Ils étaient deux : un soldat arborait les couleurs pourpres de l’empire des Calamités – les Terres du Sud, ici, chez eux – tandis que le second affichait la droiture et les couleurs mauves du royaume d’Audal – le royaume du Nord.

…comme s’ils étaient attendus.

Son père se tourna vers elle, affligé. Son front chauve, sa barbe dégarnie, les rides sur son front : il semblait avoir cent ans.

— Audal et les Calamités ont déclaré la guerre à la principauté de Creux.

Un temps mort suspendit les mots graves et lourds de sens dans les airs.

— Bonjour, dit le soldat pourpre.

Il était jeune et vif. Il devait être un peu plus âgé que moi. Vingt-sept printemps ? Et il paraissait tellement plus que nous, dans nos habits troués et terreux, famille sans importance. Assez, cependant, pour servir une noble cause, j’imagine.

— Bonjour.

Yeird était en retrait, au plus près de la petite bibliothèque qui faisait le coin. Ses mains tremblaient imperceptiblement et ses yeux bleus fuyaient les miens. Mon frère avait toujours été timide, mais aujourd’hui, ce n’était pas sa timidité qui le poussait dans un coin et affaissait ses épaules : c’était la peur.

Non. Ils ne pouvaient pas nous faire ça. Pas à nous. Pas à lui.

— Moi aussi.

Le soldat le plus âgé, le mauve (un sergent ?), avec sa barbe grisonnante, ses quarante printemps, leva un sourcil surpris.

— Vraiment ? dit-il, en réajustant les plis de sa veste mauve.

S’il savait qui je deviendrais…

— Oui.

— Il va falloir faire vos preuves, mademoiselle.

— J’ai un très bon niveau en maîtrise de l’eau. Je sais geler l’eau sur environ cinq pas, aiguiser des lames de glace…

Il fallait survivre au milieu de nulle part. Même si mon père était issu d’une famille riche et cultivée, l’argent s’était vite dissipé entre les hautes herbes et les brebis.

Ils me regardaient parler comme le bouffon du roi, un petit sourire condescendant aux lèvres. C’était sûr ; je n’avais pas le corps d’une grande coureuse de Creux, pas très grande – surtout face à eux – et pas très fine, plutôt ronde et costaude. Costaude. Cela ne leur suffisaient-ils pas ? La pioche dans ma main ne voulait-elle donc rien dire ? Je la posai, soudain consciente de la crédibilité que perdais chaque minute que je passais l’outil dans la main, dans ce bureau, face à ces hauts fonctionnaires.

La colère commença par frétiller entre mes mains, et ne tint plus. La vase des fleurs explosa derrière eux mais les débris de les atteignit jamais. L’eau les retenait, en suspens, à l’écoute du moindre mouvement de mes doigts. Lentement, du bois de la table jusqu’au plus haut débris, l’eau givra en crépitant.

Je repris la pioche dans ma main gauche. J’étais assez crédible, maintenant.

— Alors ?

Le sergent observa la tour de glace d’un œil sévère. Il sortit de sa poche un document qu’il avait déjà sorti maintes et maintes fois (cela se voyait sur le papier froissé) et l’aplatit sur le bureau. Je m’approchai et délogea la plume pleine d’encre de l’encrier. Je savais quoi faire, sans l’avoir jamais fait. Ce document énonçait mon engagement pour l’armée des Calamités pour une durée indéterminée. Mon engagement face à la mort, celui de ne pas reculer. 

— Vous ne pourrez pas revenir en arrière, mademoiselle Clastfov.

— Je sais, dis-je.

Yeird s’avança. Il voulut me prendre le poignet mais je levai les yeux du document et il s’arrêta. Tu ne peux pas m’arrêter. Sa paupière tressauta. J’écrivis mon nom et signai en-dessous de la signature de mon frère. Qu’il s’en veuille de ne pas avoir su m’empêcher de le suivre, de ne pas avoir su être mon grand frère, je le devinais. Même avant, je devinais toujours tout. Mais je préférais qu’il souffre de ça que de le voir partir se faire tuer, et d’avoir sur la conscience que je n’avais rien fait. Sous prétexte que je n’avais pas été choisie. Ne rien faire était un choix, surtout quand quelqu’un d’autre faisait les choix à ma place.

Quand je me retournai, ma mère pleurait en silence. Ma mère avait toujours tout fait en silence. Elle ne s’était pas opposée. Elle n’avait rien fait. Mon père non plus. La foi les avait quittés depuis longtemps. Ils pensaient que leur destin était tracé et qu’il n’y avait rien à faire contre les Esprits, contre les vents et la mauvaise saison. Que se battre ne changerait rien.

Je ressemblais beaucoup à ma mère : j’avais les mêmes épaules carrées et les mêmes joues joufflues. Parfois, quand je me regardais dans la surface d’un étang paisible, c’était elle que je voyais pendant une fraction de seconde. Mais je ne voulais pas devenir comme elle. Pauvre, irritée, abattue.

— Vous pouvez emporter un sac. Vous avez une demi-heure.

Le sergent sortit, précédé du jeune soldat. Mauve puis rouge. Ils regagnaient sans doute leur attelage.

— Je suis désolée, dis-je à mes parents.

Je repoussai le sentiment violent que j’entrevoyais dans leurs regards. Voir ses deux enfants partir à la mort. Partir pour toujours. Voir tout ce qu’ils avaient construit, toute leur vie, s’envoler en quelques secondes. Voir la solitude les draper pour toujours.

Je n’osai pas les prendre dans ses bras. Je n’osai pas les regarder une dernière fois. Je sortis du bureau. Gravis les barreaux de l’échelle qui menaient à ma petite mansarde et rassemblai ses affaires, en bloquant toutes formes de pensée à part celle-ci : On se reverra.

Mon frère dit au revoir à nos parents pour nous deux, alors que je l’attendais sur le perron. Le vent s’était levé et les gros nuages noirs étaient presque au-dessus de nous. L’eau allait tomber. Les cultures allaient reprendre. Les rigoles se combler. Je n’avais pas de soucis à me faire pour eux.

Et si c’était la dernière fois que je les voyais ?

Impossible. Je ne pouvais pas me laisser contaminer par l’anxiété maladive de ma famille.

Décoder les gens avait toujours été facile pour moi, comme une seconde façon de respirer, mais j’avais une incapacité chronique à deviner l’avenir. Comme tout le monde, me direz-vous. Je me qualifierais plutôt d’aveugle face à l’évidence – ou la faute de mon optimisme, trop grand. Au déni ?

— Yeird, dis-je, il faut y aller.

Le sergent tapotait sa montre avec insistance. Je sus que je ne pourrais pas supporter cet homme méprisant. Son uniforme lui-même ne lui convenait pas : sur lui, il paraissait être un artifice.

 

La voiture roulait, tirée par les chevaux. La sensation d’être brinquebalée dans tous les sens avec comme horizon une destination inconnue avait tout d’excitant. Ça l’était. Mais Yeird me fixait depuis sa fenêtre. Il ne m’avait encore rien dit, mais je sentais le poids de son reproche.

— Léna, je te déteste, me souffla-t-il en retenant ses larmes.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez