Lorsqu’un océan nous sépare

Ben remplissait mon verre à nouveau.  « Cocktail spécial » a-t-il dit.

J’ai bu une gorgée. « C’est dégueulasse !

— Je te ressers ?

— Oh oui ! »

C’est lors de cette soirée que je l’ai rencontrée. Son cousin, l’un de mes meilleurs potes, l’avait invitée. C’est étrange comment une combinaison de circonstances peut changer la continuation d’une vie. La mienne dans ce cas-ci. Ou la nôtre, devrais-je dire. Qui sait comment les choses auraient pu finir si je ne l’avais pas rencontrée, comment les choses auraient pu différer. Mais peu importe, je retourne au souvenir de cette soirée.

Dans le salon, les jeux à boire battaient leur plein. Un gars afonnait une cannette pas chère pendant qu’un autre, une joie appréhensive crispant ses muscles faciaux, retournait une carte sur la table basse. J’adorais ça, ces regroupements sociaux noyés dans les effluves d’alcool.

J’ai fendu la masse pour rejoindre une connaissance devant l’entrée. Je lui ai dit bonjour. Elle m’a présenté à ses amis. Je ne me souviens pas du sujet de notre discussion. Je me souviens seulement que 5 minutes plus tard, la porte d’entrée s’ouvrait. C’est étrange comment l’esprit sélectionne nos réminiscences, ces petits souvenirs ramenés des régions du passé.  

Je peux encore brosser son portrait. Elle était là, accompagnée de son cousin, Patrick. Patrick était un ami génial. On avait l’habitude de faire les quatre cents coups tous les deux lorsqu’on était en secondaire. Maintenant, les choses ont changé. Il fait des études d’ingénieur et j’étudie la photographie. 

On s’est fait l’embrassade, de la manière la plus virile possible… tape sur l’épaule et tape sur les fesses. Et ensuite, il m’a présenté à la demoiselle à ses côtés. Elle était mignonne. Tellement. Elle souriait. Je peux toujours voir son sourire. Au début, elle m’a semblé n’être qu’une fille parmi tant d’autres, mais bien sûr, je me fourvoyais.

Je les ai menés jusqu’à la cuisine. Il n’y avait plus de place dans le frigo pour mettre les bières au frais donc on s’est dirigé dans le jardin. Le froid climat de novembre ferait l’affaire. 

 Là, Patrick s’est roulé une cigarette et a salué des connaissances. La fille l’a suivi. Je les ai rejoints. Passé la porte de la cuisine, j’avais déjà oublié son nom. Je ne suis vraiment pas doué pour retenir les prénoms.  

Elle ne fumait pas. Moi non plus. J’ai posé des questions bidons du genre : « Tu viens d’où ? » ; ou encore : « T’étudies quoi ? ». Elle m’a répondu de manière détendue et a ajouté de nouvelles questions à notre petite interview amicale. J’aurais pu l’embaucher directement.

Elle frissonnait et je lui ai proposé un verre à l’intérieur. Je n’avais pas froid, je me souviens.

 Alors que je lui tendais son verre, elle m’a demandé, un peu gênée : « C’est quoi encore ton nom ?

— Nathan ». Et après un moment, j’ai ajouté : « Et toi ? »

Elle m’a souri : « Émilie ».

*

Je cours pieds nus sur la plage. J’ai laissé mes chaussures quelque part derrière moi. L’air frais me remplit les poumons. Je ne veux pas m’arrêter.

*

Je tournais lentement l’objectif pour zoomer. Lorsque mon cadre m’a semblé impeccable, lorsque l’aperture, la vitesse d’obturation et l’ISO se sont harmonisées selon ma volonté, j’ai appuyé sur le déclencheur.

J’ai regardé la photo sur l’écran de l’appareil. « Parfaite.

I know, » a-t-elle dit avec son accent anglais maitrisé.

Le chemin était herbeux en son milieu, et les arbres autour de nous étaient en floraison. Nous nous promenions lentement, nous arrêtions tous les trois pas pour prendre des photos, cueillir des fleurs ou observer les écureuils s’enfuyant au milieu des feuilles mortes.

Main dans la main, nous avons poursuivi notre balade.

*

Je cours, je cours. Mes pieds transpercent l’amertume de l’eau salée. J’éclabousse les jambes de mon pantalon. Le froid me poignarde. Pendant un instant mes pensées dérivent. Cela fait du bien. Mais ça ne dure qu’un instant.

*

Émilie mangeait du popcorn devant la télé. Je n’avais pas faim. J’étais en plein dans le film.

J’ai senti quelque chose tomber sur mon torse. J’ai regardé Émilie. Elle regardait la télévision avec attention. J’ai tourné ma tête à nouveau vers l’écran. Alors, un nouveau grain de popcorn m’est tombé dessus. J’ai à nouveau regardé Émilie. Elle regardait toujours la TV, mais un sourire transparaissait aux coins de sa bouche.

J’ai pris une poignée de popcorn, en ai mangé un et balancé le rester en plein dans sa face.

« La guerre est déclarée », s’est-elle exclamée. 

*

Je frappe dans les vagues. Je crie sur l’océan. Le soleil se lève. Il n’y a personne sur la plage. J’apprécie la solitude. La lumière m’éblouit. Le vent remue mes cheveux. La flamme qui m’animait s’est éteinte. Je jette mes genoux dans le sable humide. Je ne veux pas rester ici. Trop de pensées remplissent l’immobilité. Je me relève et cours à nouveau.

*

Nous faisions un jogging sur la plage. Le vent rafraichissait nos cœurs en pulsion. Elle a pointé du doigt quelque chose à l’horizon. Il y avait un voilier mouillant à quelques centaines de mètres. Le soleil était haut dans le ciel. On s’est arrêtés pour s’approcher de l’eau et faire signe au potentiel capitaine. Elle a crié un « hello ?» perçant. J’ai couvert mes oreilles avec mes mains. Elle a mis ses mains en coupole pour prendre de l’eau. Cette eau a terminé dans ma face. 

Elle s’est ensuite enfuie en courant. Je me suis lancé à sa poursuite. Elle a un peu accéléré, me laissant derrière. J’ai augmenté mon rythme, mais pas assez. Elle gloussait au-devant de mon corps exténué. Un nuage a masqué le soleil.

*

Je ne suis plus tout seul. Quelqu’un me pourchasse, m’appelant dans mon dos. Je n’ai pas besoin de tourner la tête pour savoir qui est cette personne. Je reconnais sa voix.

Je ne m’arrête pas de courir. Mais je suis fatigué. Combien de temps cela fait-il maintenant ? Une heure ? Deux ? Peu importe. Ce n’est pas une course d’endurance. C’est un sprint, un sprint pour abandonner tout ce qui se trouve derrière moi. Je ne veux pas regarder en arrière. Il y manque quelque chose.

*

Elle m’a récité un poème qu’elle venait d’écrire. Elle étudiait la littérature anglaise ; elle adorait les mots. Peut-être je dresse là un parallèle où il n’y en a aucun. Peu importe…

 

Running water over hills.

Fish splashing bubbles over the rocks.

There is nothing but chills,

Stopping the ticking of the clocks.

 

Where is the world heading,

If there is no end?

Where is life sledding,

If there is nothing to tend?

 

The snow falls upon the lakes.

The blizzard comes through the trees.

The beings ran away from the flakes.

Long ago there were bees.

 

The buzzing had suddenly ceased,

Leaving no lively joy to grasp.

Everything in the frost is seized,

Leaving no breath but a gasp.

 

« Joyeux » était le seul truc que j’ai trouvé à dire. Elle m’a tiré la langue.

*

 « Attends, dit-il.

— Je ne veux pas parler. » Je continue à courir. « Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

— Tu réponds pas à mes appels, tu ignores mes messages sur Facebook… Je suis inquiet, mec !

— Je vais bien. Je veux juste être seul.

— On est tous inquiets ! »

Je n’écoute pas. Je veux atteindre l’horizon, ce soleil qui me nargue là-haut.

« Pourquoi tu n’es pas venu à l’enterrement ? »

Je m’arrête. Mes yeux sont déjà rouges, à cause de toutes ces nuits, matins et jours passés à pleurer. « Comment est-ce que j’aurais pu ? »

Il s’approche de moi. « Je comprends », dit-il.

Il n’existe pas de compréhension pour ce genre de chose. Je sens la colère remonter le long de ma gorge. Je ne m’en départis pas. J’ai besoin de crier et je lui crie donc dessus : « Non tu ne comprends pas ! » Le soleil me réchauffe la peau glacée. Je baisse la voix : « Je l’aimais. Je l’aimais tellement. » Je parle alors à nouveau plus fort, me mets en colère contre le monde, cet univers intenable d’événements imprévisibles, cet univers qui nous conduit tous à d’immuables tragédies. « Voir son cercueil m’aurait tué donc oui peut-être j’aurais dû venir ! » Il n’y a aucune main apaisante pour me calmer cette fois. « Je l’aimais tu ne peux pas savoir comment ! Alors, s’il te plait, arrête… ne viens pas comme ça, pensant que tu peux me réconforter. »

Il laisse couler un moment. « Tu n’es pas le seul à souffrir. Elle était ma cousine, ma meilleure amie ! Tu ne peux pas prétendre être le seul affecté par cette tragédie. Oui, elle était ta copine, je sais. Mais on souffre tous aussi. Je souffre ! Nathan, je suis ton pote. Écoute-moi… »

Je le regarde, avec une attitude de défi. « Je t’écoute. »

Il ouvre la bouche. J’attends une seconde, mais il reste sans voix. Je peux toujours voir quelques bleues sur ses bras et son visage. J’évite cette vue et me tourne vers la mer, vers le soleil. « Elle me manque tellement. » Mes yeux sont à nouveau humides.

*

Une nouvelle soirée, il y a dix jours.

J’adore l’été. Le soleil brille toujours dans le ciel à 21h. Il n’y a nul besoin de mettre un pull pour se tenir chaud.

J’aime le soleil.

Je buvais déjà une bière lorsqu’Émilie et Patrick sont arrivés. Patrick et elle étaient partis voir leur tante dans l’après-midi. J’étais resté chez moi bosser sur un projet photo.

Dès qu’elle est arrivée, je l’ai prise dans mes bras et je l’ai embrassée.

Après ça, on a bu. Beaucoup trop.

*

Mon regard se perd dans la distance. Je n’ai que du chagrin, un océan de larme, qui submerge de lointains rivages exaltés. Je me noie sous des vagues de rage et d’incrédulité.

*

Je fais signe pour dire au revoir avec un sourire éméché. La voiture a quitté l’allée du garage. Patrick était dans le siège conducteur. Elle était à côté.

C’était un adieu. Je ne le savais pas.

*

J’ai froid. Des vaguelettes mouillent mes orteils. C’est une marée basse.

« Je me sens terriblement mal », me dit Patrick.

Je ne veux pas l’écouter.

« Pourquoi est-ce qu’on a pris cette putain de voiture ? »

Je hurle : « Arrête ! »

Je le regarde. Il est en train de pleurer.

*

Je me suis réveillé avec un mal de crâne. Ma marche jusqu’à la cuisine a été éprouvante.  J’ai ouvert la porte. Ma mère était assise à table, les yeux baissés.

« Maman ? »

Elle a levé la tête, me révélant une face sombre et désolée. « Émilie, » elle a dit.

Elle a ouvert ses mains qui étaient posées sur la table. Elles recouvraient jusque-là un téléphone.

« On m’a appelé », a-t-elle dit. Il y avait de la douleur dans chacune des syllabes.

Je ne savais pas où mon propre téléphone était. Il était surement déchargé. « Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Avant qu’elle ne réponde, j’ai couru dans toute la maison, à la recherche de mon téléphone. Je voulais l’appeler.

*

« Rentrons » dit Patrick. La détresse pèse sur l’atmosphère. Je regarde toujours l’horizon ; je n’arrive pas à en détacher les yeux.

Patrick vient à côté de moi, essayant de saisir avec son regard ce que j’observe. Le vent me gèle. Finalement, je commence à revenir sur mes pas, lentement, toujours l’attention attirée par un point distant au-delà de la mer. Le soleil est encore lumineux au bout de l’océan.

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Kenelia
Posté le 19/11/2020
Bonjour !
C'était une jolie histoire, touchante et qui remue à l'intérieur.
L'écriture est fluide et l'utilisation de la première personne nous permet de ressentir toutes les émotions de Nathan. J'en ai eu les larmes aux yeux.
J'ai beaucoup aimé l'alternance entre les moments présents et ses réminiscences. La manière dont ses moments de bonheur étaient peu à peu tachés par cette course angoissante et effrénée.
Merci pour cette histoire :)
T. M. SMIETS
Posté le 22/11/2020
Merci beaucoup à toi pour ta lecture et ton commentaire ! :D content que ça t'ait plu :)
Elie Langroi
Posté le 08/11/2020
C'est une belle histoire, bien écrite, qui sait s'attarder sur les éléments intéressants de leur relation. C'est vrai que les passages du passé au présent donnent un rythme et permet de nous attacher aux personnages. Bien sûr, les scènes sélectionnées sont des scènes de purs amours et de films qu'on a déjà vus MAIS les sentiments du personnages permettent d'y voir plus clair dans ses sentiments et apportent un réel "plus".
Dommage que l'accident parce qu'ils ont trop bu fasse un peu moralisateur...
La toute fin, avec l'espoir à venir représenté par le soleil est rempli de beauté, c'est vraiment bien !
Merci pour cette belle découverte !
T. M. SMIETS
Posté le 09/11/2020
Merci beaucoup ! C'est vrai que la fin est un peu moralisatrice... à voir si je sais tourner ça autrement :) Mais content que ça a plu !
Audrey
Posté le 08/11/2020
Bonjour.
Je ne m'attendais pas du tout à une histoire triste. Je suis restée sur "romance" dans ta description.
C'est un joli texte. On sent que tu y as mis beaucoup d'émotions. C'est très sympa d'avoir un point de vue uniquement masculin sur cette histoire, ce qui est assez rare.
On devine assez tôt dans l'histoire avec tes petits indices que leur relation se termine mal. Un petit côté début de PS I love you.
Les passages du passé au présent rendent ton texte fluide. C'est une jolie histoire que tu as écrit.

Petit détail :
"Le froid climat de novembre ferrait l’affaire." = ferait
T. M. SMIETS
Posté le 09/11/2020
Merci beaucoup ! (je vais aller corriger tout de suite ce petit détail :D)
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