Rémi vit chez sa mère. Chômeur divorcé, il récupère ses enfants une semaine sur deux. Pour son bonheur de grand-mère poule, Pauline a pu ainsi voir Théo et Léa, ses deux petits loulous de 15 et 17 ans, arriver ce matin, téléphone en main et écouteurs au plus près des tympans. Malgré le beau temps, seule l’ainée a passé l’après-midi dans le jardin, à bronzer avec un livre en main. Mamie passant par moment au seuil de la terrasse pour la critiquer sur sa tenue trop lascive.
Rémi est ce soir dans le salon en train de regarder la télévision. La météo a prédit un déchainement des éléments au cours de la nuit. Après tout, vu la lourdeur de l’atmosphère, c’était à prévoir. Le journal télévisé a relayé l’information, faisant un portrait du petit chaos qu’il faudrait déblayer le lendemain : branches arrachées, arbres écroulés, tuiles envolées, dommages causés par la foudre. L’un des agriculteurs interviewés s’inquiétait de la grêle et des vents à 130km à l’heure. Mais pour l’instant : rien.
Après avoir zappé pendant trente minutes, Rémi s’arrête avec désespoir sur un reportage détaillant la vie passionnante du lynx boréal. Hormis la voix off sur fond musical, la pièce est terriblement calme. La pluie ne pianote pas aux carreaux, la cheminée ne hurle pas sous les bourrasques et les éclairs ne lézardent pas le ciel.
Cette quiétude n’est pourtant qu’une illusion. Pendant que Léa, couchée sur son lit, discute calmement sur Messenger, Théo, dans sa chambre, mitraille d’un clic de souris les ennemis qui apparaissent sur l’écran de son PC ; ses insultes, péniblement étouffées par la porte et les murs, résonnent dans le couloir. Au comptoir de la cuisine, c’est la bouilloire qui commence à siffler. Pauline la fixe, son sachet de tisane attendant au fond d’une tasse. Elle aspire à soulager ses rhumatismes, une lueur dans les yeux. Et bien que cette lueur soit une simple réverbération de l’ampoule au plafond, ses espoirs n’en demeurent pas moins concrets. Après tout, la vie n’est pas tendre avec elle.
Parmi ses afflictions, il y a cette famille recomposée qui vit à côté : deux pères, trois enfants et puis Pantoufle, le gros félin qu’ils dorlotent à grandes rations de croquettes. Pauline les déteste. Une fois, les sales gosses ont jeté un ballon dans son parterre. Les fleurs n’ont pas apprécié. Et Pauline, encore plus froissée que ses pétunias, a donc crevé l’outil sacrilège avec l’une des piques de sa griffe piocheuse. Elle aime se venger comme elle peut. Une autre fois, c’est la fille ainée des voisins, Camille, qui a pris sans le demander une photo d’elle en train de jardiner. Pauline lui a souri, mais deux jours plus tard, elle a piégé leur chat et lui a teint les poils du crâne en bleu. Ils ont voulu mener l’affaire jusque chez les flics, mais ils n’ont jamais pu prouver que c’était elle. Pour Pauline, tout ça, c’était de bonne guerre. Et la guerre, comme elle aimait à le rappeler, elle l’avait connue.
Le sifflement de la bouilloire a fini par se changer en cri. Perdue dans ses pensées, le front plissé, Pauline revient à la réalité. Clac. L’eau est prête.
La vieille claudique jusqu’au salon pour rejoindre son fils, sa tasse fumante dans une main, l’autre agrippant fermement sa canne. Elle compte encore une dizaine de pas avant le confort de son fauteuil, un marathon pour ses jambes ankylosées. Rémi oublie un moment la description de la place du lynx dans la mythologie nordique pour poser les yeux sur sa mère. Il comprend et se lève pour l’aider.
Une fois Pauline installée, un vacarme retentit. Ça provient de l’extérieur. Mais cela n’a rien à voir avec la tempête annoncée. « Ne bouge pas », dit Rémi à sa mère. Il sort dehors, la lampe torche de son téléphone pointée vers la source du bruit. Là, dans l’allée du garage, près de la haie, les poubelles ont été renversées. Il entend rire.
« Encore ces sales gosses ! » jappe Pauline dans une hystérie furieuse. Elle vient de passer la tête par l’entrée, son cou tendu dans l’air pesant du dehors.
Rémi sent l’agitation de sa mère. Son corps ramassé est pris de légères secousses. « Ne te mets pas dans des états pareils.
— Qu’est-ce que tu racontes ? » s’énerve-t-elle.
Il n’en rajoute pas et tend l’oreille. La rue est silencieuse. Juste un léger vent qui se lève.
« Il faut que ces gosses apprennent le respect ! » ajoute Pauline avant de se rediriger lentement vers le salon.
Elle maugrée. Sous l’émoi causé par l’éboulement des poubelles, un coup de fouet l’avait amenée jusqu’au hall, lui faisant oublier la douleur de ses articulations, mais à présent, l’excitation dissipée, son périple s’avère moins aisé. Elle avance, mais la colère la crispe et ralentit tous ses mouvements.
Toujours dehors, Rémi en profite pour ramener les poubelles dans le garage. Si ce qu’on dit au journal est vrai, mieux vaut ne pas les laisser en plein air. Cet imprévu est pour lui un rappel agréable ; resté tout l’après-midi à l’intérieur, il avait complètement oublié qu’elles trainaient dehors. La besogne accomplie, il rentre et tourne les clés dans la porte qu’il avait apparemment négligé de fermer.
*
Le vent, violent depuis une bonne heure, a brouillé la réception de l’antenne. L’image du poste de télévision est devenue illisible. Rémi décide d’éteindre. Montant à l’étage, il réfléchit au livre qu’il piochera dans sa bibliothèque. Un roman comique ou un drame, il hésite. Pauline, qui n’a plus rien à faire en bas non plus, suit son exemple ; elle s’assoit sur son Stannah pour rejoindre sa chambre.
Brusquement, la lumière s’éteint. Le monte-escalier s’arrête. Et dans le noir, une voix aigrie s’exclame : « Bordel ! »
Rémi ne répond pas. Réactif, il commence à dévaler les marches pour rejoindre le disjoncteur. Mais, avant de dépasser sa mère qui gigote de manière excédée dans l’escalier, il s’arrête. L’absence d’un élément dans cette scène l’intrigue. Il fait trop calme. Pourquoi Théo n’a-t-il pas bondi hors de sa tanière pour insulter quiconque aurait interrompu sa connexion internet ? Pourquoi Léa n’est-elle pas sortie voir ce qui se passait, son air blasé jugeant son père comme si tout ça était sa faute ? Pourquoi les deux ados se taisent-ils ?
En remontant, Rémi allume la lampe de son téléphone pour la deuxième fois ce soir.
« Et quoi tu vas me laisser poireauter là ? braille la grand-mère.
— Bien sûr, lui rétorque Rémi avec un amusement mal placé. J’en ai marre de changer tes couches, maman. Je m’occupe de toi juste pour l’héritage ! »
Il s’avance dans le couloir et toque à la première porte. Aucune réponse. Il saisit la poignée et ouvre. Le rai lumineux explore la chambre : un sol couvert de vêtements sales, un lit défait, la couette au sol, le coussin perdu, et puis, le plus criant, un bureau où s’entretiennent une foule de paquets de chips vides, des canettes de Red Bull, une assiette où reposent les restes froids d’une pizza Dr Oetker et enfin, empilés telle la tour de Pise, une demi-douzaine de verres vides. À cette logique accumulative qui décore la chambre s’ajoute une puanteur. Le manque d’aération quotidienne a laissé au mélange d’odeur corporelle et de nourriture oubliée le loisir d’embaumer les lieux. Toutefois, nulle trace du fauve qui a élu domicile dans ce repaire.
Un éclair déchire le ciel. La chambre s’illumine un instant pleinement. Puis vient le grondement du tonnerre. Auquel Pauline ajoute le fracas de sa voix : « Et bah voilà que maintenant il y a de l’orage ! »
La seconde porte du couloir s’ouvre, et Léa, en pyjama, l’air hagard, ouvre à moitié les yeux. « Il se passe quoi ? » demande-t-elle en dirigeant la lumière de son téléphone vers la face de son père.
« Ah ! tu es là, toi ?
— Ben oui je suis là, je me suis endormie comme une crêpe. Cette journée m’a crevée… » La fin de sa phrase se perd dans un bâillement.
« Tu sais où est ton frère ? »
Elle hausse les épaules.
« Il n’est pas dans sa chambre.
— Je sais pas moi. Téléphone-lui ? Et si tu pouvais rallumer les plombs, ce serait pas mal. Y’a une nouvelle série Netflix qui n’a pas l’air trop mal. Quoi ? C’est le weekend… On a le droit de se détendre.
— Débranche tes appareils. » Une lampe ou un ordinateur qui crame et ne fonctionne plus à cause de l’orage, ne valait mieux pas que ça arrive.
Léa repart dans sa chambre en levant les yeux au plafond. Son père la fatigue un peu avec ses ordres et ses allures de pitoyable dictateur.
Tout en rejoignant le hall d’entrée où se trouve le disjoncteur, Rémi cherche le numéro de son fils dans son téléphone.
« Ce n’est pas trop tôt ! » s’exclame Pauline lorsqu’il passe à nouveau auprès d’elle.
Tout en réenclenchant le courant, Rémi appelle Théo. Ça sonne. Une fois. Deux fois. Trois fois… Répondeur… « Désolé, ce numéro n’est pas disponible pour le moment. Laissez un message après le bip sonore. » Rémi grogne un peu. Son flemmard de fils n’a même pas pris la peine d’enregistrer un message personnalisé.
La lumière revient dans la maison.
Depuis son Stannah, Pauline regarde son fils. L’appareil redémarre. Elle applaudit. Lentement. Un sourire caustique aux lèvres.
« Papa ! » Crie alors Léa depuis sa chambre.
Son père accourt. Elle lui tend directement son téléphone. C’est une conversation avec Théo. Rémi se met à lire « Tu saoules ! T’es vraiment qu’un sale petit…
— Pas ce message ! » Se précipite Léa, avant de lui montrer du doigt où commencer.
« "T’es où ? Papa s’inquiète", "Parti faire un tour avec la voisine. Ne dis rien. Je te revaudrai ça." » En achevant sa phrase, Rémi est surpris par un nouveau coup de tonnerre. « Ferme tes rideaux, Léa. Ça va t’aveugler. »
Dehors, les éclairs s’affolent. Le ciel a pris des teintes verdâtres, presque surnaturelles. La pluie, jetée de droite à gauche par des coups de vent contraires, s’attaque par intermittence à la fenêtre. Les gouttes glissent à l’horizontale.
« Nom de dieu !
— Qu’est-ce qu’il se passe ? » Pauline s’est à son tour introduite dans la chambre.
« Ton petit-fils est parti batifoler avec la voisine. Et il y a une foutue tempête.
— La voisine ? » En prononçant le mot, le visage de Pauline se tord.
« Ne commence pas, s’exclame Rémi énervé. Ne commence pas.
— Ce sont ces chenapans qui ont commencé ! » Elle lève sa canne comme pour incriminer les accusés.
Rémi se glisse hors de la pièce.
« Tu vas où papa ? » Léa le suit dans les escaliers.
Et Pauline, chargée comme une pile, se remet sur son Stannah pour descendre.
*
Les essuie-glaces s’agitent.
« T’es sûr qu’on craint rien ? demande Léa.
— La voiture est comme une cage de Faraday, ça protège de l’orage. J’ai vu ça à la télé. Et puis, ne fais pas ta chochotte, je ne t’ai pas demandé de venir avec moi. »
Léa se tait. Son père, à force de regarder des reportages et documentaires tous les soirs, doit certainement savoir de quoi il parle.
« On mettrait bien la radio, non ? » réclame Pauline. Assise à l’arrière, elle a aussi décidé de participer à l’expédition.
Le regard sur la route et la mâchoire sévère, Rémi allume la radio. Il tombe sur une chaine de rap. C’est surement Théo qui a touché aux réglages.
« C’est quoi ces musiques de jeunes délinquants ? s’étonne la grand-mère. Mets Classic21.
— C’est une chaine de vieux ! objecte Léa avant de mettre NRJ.
— Ah ben y’a plus de jeunesse. Ça ne pense qu’à soi. De mon temps…
— Oui on sait, mamie. Toi t’as connu la guerre !
— Tu vas prendre un autre ton avec moi, jeune fille. »
Mais Léa ne l’écoute plus. Le regard inquiet, elle fixe la radio : « Ça ne risque pas d’attirer la foudre ? »
Toujours attentif à la route, Rémi appuie sur le bouton off avec un mouvement sec de la main.
« Ah ben bravo. On fait tous les caprices de la petite ?
— Mais qu’est-ce qu’il se passe aujourd’hui, mamie ? T’as décidé d’être chiante ? »
La voiture s’arrête alors brusquement.
« Ça suffit ? » La voix de Rémi s’élève dans l’habitacle. « Ce n’est pas bientôt fini vos conneries ? Il y a moyen de se concentrer pour conduire, oui ? Je vous signale qu’on cherche Théo, là ! »
Pendant un instant, seul le bruit du moteur, du vent et de la pluie flotte entre eux.
Rémi redémarre. Les pneus se remettent lentement à épouser l’interminable flaque d’eau qui goudronne la route.
Léa observe l’horizon. Une pâleur électrique éclaire de monstrueux nuages noirâtres. Des panses gavées qui vomissent un déluge à perte de vue. La voiture tremble par moment, glisse sur le côté, prise dans un souffle presque divin.
« Voilà que le papounet hausse le ton, note Pauline. »
La voiture s’arrête à nouveau.
« D’accord, je me tais. »
Avant de s’élancer dans ce périple familial, Rémi est allé sonner chez les voisins pour voir si Théo n’y était pas. Étonné, Patrick, le père, a demandé à son mari d’aller voir si leur fille Camille était dans sa chambre. Après vérification, il était clair qu’elle avait décidé de se faire la malle avec Théo. Elle avait laissé son téléphone dans sa chambre. Sans doute intentionnellement.
À cette nouvelle, Rémi et Patrick se sont mis en tête de faire séparément le tour du quartier pour les retrouver. Sauf que, en retournant chez lui prendre ses clefs de voiture, Rémi est tombé sur Pauline et Léa qui avaient décidé de venir avec lui. Leur argument : tout le quartier venait d’être privé de courant. Un pylône électrique, semble-t-il, venait d’être foudroyé quelque part. Alors à quoi bon rester à la maison.
*
Il regarde le lent papillotement de ses cils. Derrière une paire de lunettes où coule la pluie, des yeux verts, qui le captent, lui font perdre le nord.
Ils viennent de s’arrêter. Cela fait plus d’une heure qu’ils marchent. Elle, un lourd sac contenant un trépied et un appareil photo sur ses épaules. Lui, les mains dans les poches, son cœur cognant, cherchant à quitter son corps pour se poser là, au sol, à découvert.
Il vérifie sur son téléphone l’application de prévision des orages. Ça s’approche.
« On monte ? » dit-elle.
Il acquiesce.
Ils se sont retrouvés vers 20h. En rejoignant Camille qui l’attendait devant chez lui, Théo s’est pris une poubelle qui trainait dans l’allée du garage. Embarrassé, il s’est pourtant vite détendu en voyant que Camille s’était mise à glousser. Puis son père est arrivé et ils se sont enfuis. L’adrénaline leur a arraché de nouveaux rires.
Maintenant, après s’être pris la drache et les sursauts causés par le tonnerre, ils sont là, à grimper à l’échelle pour rejoindre une cabane de chasse perchée en hauteur. Depuis ce mirador, ils prévoient de profiter d’un point de vue sur les champs et vallons alentour. Un panorama qui sera avivé par les zébrures de l’orage qu’ils viennent chasser.
Inconscients, ils le savent. Mais inconscient à deux, et ça, ça change tout.
*
« Ils sont où bon sang ? » grommèle-t-il. N’ayant pas confiance en sa mère et ses yeux fatigués par l’âge, ni en sa fille dont l’attention se trouve ébranlée toutes les trois minutes par les notifications de son téléphone, Rémi a décidé de balayer lui-même du regard les deux côtés de la route. D’un mouvement de la tête, il accompagne le balancement des essuie-glaces, qui sont intermittents depuis que la tempête offre une légère accalmie.
« Toujours pas de nouvelles de ton frère ?
— Non. Il ne répond pas. Il est connecté sur Messenger, mais il n’a pas vu mes derniers messages. »
Le téléphone de Rémi sonne alors. « Tu sais décrocher, demande-t-il à Léa.
— Allo ? » Puis, en s’adressant à son père : « C’est le voisin.
— Il les a retrouvés ? »
Léa écoute ce que Patrick a découvert. C’est-à-dire rien du tout. Camille et Théo ne sont pas du côté de la place et de l’école.
« OK, répond Rémi lorsque Léa lui rapporte les paroles du voisin. Demande-lui où en est Marc. Est-ce qu’il a téléphoné aux parents des amis de Camille ?
— Oui, mais ils ne savent rien. » Elle prend alors une moue attentive, l’oreille à l’écoute. « Patrick suggère qu’on aille voir du côté des champs. Apparemment, Camille y est allée hier. »
Pendant toute la conversation, Pauline a pianoté sur sa canne, autoritairement posée sur ses jambes.
*
Au bord de la visière ajourée dans les planches de la cabane, ils observent. Il fait sombre, mais l’orage, à quelques kilomètres, donne à l’horizon une couleur émeraude. Cette luminosité lointaine leur permet de distinguer les champs détrempés qui s’étalent à leur pied, les sillons qui se gorgent d’eau, les craquelures de terre sèche qui se sont embourbées, les plants de maïs qui, secoués par les vents, pataugent, frémissent, et, à une bonne centaine de mètres, le paratonnerre de fortune que Camille a installé la veille.
L’appareil photo est vissé sur le trépied. Camille triture les boutons pour régler les différents paramètres. Théo n’y comprend rien ; elle a beau lui expliquer l’aperture, les ISO et la vitesse d’obturation, il acquiesce pour lui faire plaisir.
De longs fils lumineux tissent une toile chaotique au loin. Léa est sereine. Elle enclenche son appareil à l’aide d’une télécommande. Plusieurs séries de clichés à la seconde.
« C’est magnifique. » Théo détourne par instant le regard pour le poser sur Camille. Elle sourit. Elle ne quitte pas des yeux le ciel. Le vent secoue légèrement le mirador. La pluie s’en est allée. Théo s'abandonne. Il écoute, il contemple. Rien ne peut le sortir de sa torpeur éveillée. Il ne reste que le spectacle, grandiose, d’une nature qui se déchaine. Un tonitrument qui ridiculise le grondement de l’homme. Une virtuosité naturelle qui déchaine la peur et l’admiration.
Pendant ce temps, une voix peine à résonner.
« Merde, s’exclame Camille. Ils nous ont retrouvés. »
Un coup de stress arrache Théo de son émerveillement.
« Descendez de là tout de suite ! Vous n’êtes pas bien. Vous allez vous faire tuer ! »
Théo se lamente, un peu en colère. Son père est en bas du mirador. On entend une seconde voiture approcher. Freiner. Une portière qui claque.
« Camille ? hurle son père. Qu’est-ce que tu fais là-haut ! Descends !
— Théo, t’attends quoi ? t’es vraiment con ou quoi ? » Léa vient de sortir à son tour de la première voiture.
« Votre fille est vraiment une irresponsable. » Pauline, tout en s’aidant de sa canne, quitte le siège arrière.
« Et votre petit-fils ? » rétorque Patrick.
Un éclair les éblouit sans prévenir. Suivi très vite par le bruyant craquement du ciel.
Léa se tourne vers la source de la lumière. De nombreux traits vifs éclatent l’horizon. Elle blêmit. « Putain ! »
« Surveille ton langage, la sermonne son père. Et toi… » Il désigne Théo. « Descends de là. Avant de te faire foudroyer.
— On a installé un paratonnerre, explique Camille. On craint rien. »
Un crachin survient et s’intensifie. Après un soupir saccadé, Patrick, ahuri, engueule sa fille : « Mais qu’est-ce qui te prend ? Viens dans la voiture ! »
L’atmosphère gronde. Pauline s’agite : « Elle est bien belle l’éducation de votre fille.
— Maman, ne commence pas. »
Les gouttes d’eau qui cinglent leurs visages deviennent lourdes.
« Vous la laissez partir comme ça et embarquer mon Théo avec elle !
— Je n’ai pas de leçon à recevoir d’une vieille harpie qui s’amuse à lancer du PQ dans mon jardin et ma piscine parce qu’elle a cru qu’on lui a volé une rose dans son parterre ! »
Pauline hausse sa canne dans le but d’assener un coup. Le vent se soulève, le maïs tremble. Puis un flash et un grondement peu distants les surprennent. Avant de pouvoir terminer son geste, la grand-mère glisse et s’affale dans la boue.
« Théo, descend !
— Camille ! »
Léa commence à perdre pied. Ses bottes dérapent. Son pantalon de pyjama est trempé. Son anorak ruisselle. « Arrêtez vos conneries ! C’est pas drôle. » Elle est tétanisée. Dans l’air s’épanche une odeur électrique.
Théo et Camille se regardent. Autour d’eux le paysage se transforme. L’éclat mélodieux du monde est dévoré par une gueule émaillée d’incisives éclatantes. Le grognement de la bête apeure les deux ados. Camille, sa respiration secouée, son visage ébranlé, continue d’appuyer sur la télécommande de l’appareil photo.
Un éclair frappe le paratonnerre.
*
Les portières claquent.
« On ne craignait rien, je te jure. » À l’abri à l’arrière de la Clio, Théo cherche à s’expliquer.
Son père ne veut rien entendre.
Pauline, enfin apaisée, le chouchoute. « On était inquiet, tu sais. »
Léa se fâche contre lui, toujours affolée par le déchainement de l’orage dehors.
Les deux voitures redémarrent. Camille est en pleurs aux côtés de son père.
Derrière, la foudre s’abat à nouveau.
Le mirador s’illumine, pourléché par les flammes.
« On ne craignait rien… » imite Léa avec un ton de reproche.
Le texte est fluide, se lit bien. Les caractères des personnages sont bien travaillés pour qu'ils parlent tous différemment (peut-être est-ce moins notable chez les deux papas).
Les descriptions sont magnifiques et inspirent une certaine frayeur concernant la présence de l'orage alors que tous sont autour de l'arbre : bravo !