Voiture garée, clés abandonnées, enfin, voilà le parc.
A cette heure de la semaine, personne ; du moins, pas d’humain.
Elle marche longtemps pour chasser les sombres soucis. La courbe de ses épaules s’adoucit, elle ouvre son regard et s’émerveille de ce tranquille paysage peuplé de milliards de créatures insoupçonnées, nobles peupliers, blattes gloutonnes, bactéries invisibles.
Le soleil d’hiver découpe chaque branche sur le ciel bleu intense. Les pépiements discrets traversent l’espace. Les brins d’herbe vigoureusement verts hachent le sol. Pour mieux les sentir, elle ôte chaussures et chaussettes, ne s’arrête pas là, enlève son manteau, son pull et ses collants.
Ravissant saisissement du froid qui s’infiltre sous sa jupe, fait frissonner ses jambes, excite le moindre poil qui se dresse sur sa peau. Vivifiant vent qui la caresse. Les grains de terre moulent ses orteils.
Pourquoi rentrer désormais ? Là-bas l’attendent portes fermées, bouches qui se fendent en rictus pour ricaner. Elle qu’on dit fausse femme, monstre, erreur de la nature se sent accueillie ici. Les molécules de son corps vibrent au diapason des rayons solaires. Aucun arbre ne questionne sa présence. L’air l’entoure avec la même tendresse que la moindre des bestioles.
Pourquoi ne pas aller plus loin encore ?
Elle lâche la bride à sa poussée de sève. Les ressources profondes de son organisme s’activent, s’ajustent, se recomposent.
Elle accepte le passage en végétalité.
Son ventre s’ouvre et enfante un bouquet qui s’étire vers le ciel, fragiles tiges qu’elle imbibe de son sang. Elle transmute sa chair en nutriments pour déployer des arcs de cellules nouvelles. En bas, elle s’enracine, plantes de pieds plongées dans le sol jusqu’aux nappes phréatiques, d’où elle puise d’autres forces, pour nourrir ses rejetons qui la bouffent en croissant, spectaculaires, au grand jour étonné. Son dernier regard s’émerveille du déploiement des feuilles et des corolles. Elle caresse amoureusement les pétales, puis s’affaisse, et se dissout enfin dans l’humus. Le compost fertile digérera ses atomes dispersés, tandis qu’elle vivra désormais disséminée dans les grasses mottes de terre.
Sur la plaine, ce jour-là, une forêt de fleurs géantes a éclos, précoces reines des prés, mourons blancs et coquelicots.