L’église immergée
— Tu peux courir ?
— Ça va pas, la tête ? On a plus de dix kilos de matériel sur le dos !
Chris jeta un coup d’œil à Camille et sourit en le voyant transpirer.
— Fragile, se moqua-t-elle.
— Ne me compare pas à toi. Je suis dans la moyenne. C’est toi qui es complètement cheatée.
— Juste ce qu’il faut pour survivre. Je suis sûre que Marité te met une raclée au bras de fer.
— Je lui demanderai la prochaine fois que je la verrai, ironisa-t-il.
Elle avait l’air de bonne humeur et ça ne présageait que du meilleur. Elle l’emmenait en direction du volcan. Ils marchaient depuis un moment sous un soleil impitoyable. Elle n’avait pas jugé nécessaire de lui dire où ils allaient et ce qu’ils comptaient faire. Elle lui avait juste demandé s’il se croyait capable de trouver de quoi plonger. Dès qu’il lui avait rapporté l’équipement, elle était partie, l’embarquant avec lui. Elle se dirigeait maintenant vers le volcan, sur sa face nord là où l’océan léchait sa base.
La pente vers le fond de la vallée était raide, Camille ne pouvait pas s’empêcher de penser au moment où il faudrait remonter tout ça. La zone la plus basse était industrielle. L’usine de plastique était le centre, les ouvriers se déplaçaient tout autour pour faire le lien entre tous les ateliers s’occupant des différentes matières premières. Chris traversait sans hésiter, tout droit à travers les rues qu’elle avait l’air de connaitre par cœur, lancée comme un boulet de canon. Elle s’attaquait déjà à l’autre versant. La pente était plus douce. Puis d’un coup, l’ambiance changeait complètement. La ville s’étendait avec un quartier résidentiel qui semblait se prolonger encore loin, mais qui était presque entièrement recouvert par l’eau. Le dénivelé repartait vers le bas jusque dans le bassin de l’océan. Et tout le long, c’était des toits aux murs immergés, des immeubles dont on ne voyait plus que les plus hauts étages et des ruines mouillées. C’était comme si la marée ne s’était pas arrêtée et menaçait de tout submerger.
Chris se dirigea vers de petits ponts flottants de fortune. Elle s’y aventura plus doucement, ça tanguait sous ses pieds et son poids faisait craquer les planches et la structure vacillante.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ici ? demanda Camille en s’engageant à son tour. C’est le réchauffement climatique qui a causé ça ?
— C’est quoi le réchauffement climatique ?
— Euh… Aucune importance, éluda-t-il.
— Ça m’est revenu sans raison, une réminiscence. Mais je me souviens qu’on m’a appris qu’il y avait eu une tragédie. Une vague comme un tsunami s’est jetée contre tout un quartier de la ville et a tout dévasté sur son passage. Le niveau de l’océan a monté parce que ça a arraché une digue naturelle. Il y a eu de l’eau jusque loin dans la vallée. Avant il y avait une rivière… mais elle s’est sans doute confondue avec l’océan… ou alors il a été détourné, je ne sais plus. Bref… ça a un rapport avec une attaque de terroristes sur le barrage en amont.
— Un volcan qui entre en éruption presque tous les jours, des tsunamis, des terroristes, la chaleur du désert, des brèches donnant droit sur l’enfer. Cette ville est charmante.
— N’est-ce pas ?
Ils dépassèrent une maison habitée par des pêcheurs qui donnait l’impression d’être posée sur l’eau. Chris s’aventura plus loin encore jusqu’au bâtiment le plus avancé accessible. Elle poussa la porte et recula brusquement.
— Attention !
Camille vit surgir un monstre qui ressemblait vaguement à un gros chien dont on aurait retiré la peau et dont les muscles étaient comme faits de lave. Le molosse jaillit dans sa direction. Chris la faucha au vol d’un grand coup de sac à dos. Elle frappa encore et la créature s’effondra sur le flanc, inanimée.
— Je t’ai dit de faire attention ! se fâcha Chris. Tu n’as pas de réflexes ?
Elle se rendit compte de son erreur quand elle vit Camille reculer pas à pas sur le pont flottant en suffoquant.
— Merde, la Terreur. Désolée, j’ai tendance à oublier.
Elle lui passa un bras autour des épaules et l’attira à l’intérieur de la maison en balayant les ombres avec la lampe frontale de son équipement de plongée.
— Là, c’est bon, dit-elle d’un ton rassurant. Il n’y a plus rien. Et puis tu es en sécurité avec moi.
— Pardon, murmura Camille. Je…
— C’est rien, c’est rien. Allez, change-toi.
Camille commençait seulement à retrouver son calme. Ses jambes tremblaient et son cœur lui faisait mal. Il tentait courageusement de surmonter l’angoisse, mais l’image du chien de l’enfer surgissant dans sa direction était gravée dans sa tête. Soudain, il oublia tout. Juste à côté de lui, Chris était en train de retirer ses vêtements. Il se hâta de sortir sa combinaison de son sac et de se déshabiller sans pouvoir la quitter des yeux. Elle était belle, incroyablement attirante. Il perdait ses moyens devant ses courbes musclées et ses rondeurs sensuelles.
— Dépêche-toi, le poussa Chris. Tu regardes quoi, là ?
Elle lui tournait le dos et enfilait sa tenue.
— Tes cicatrices, répondit-il.
— Oh…
Elle se frotta l’épaule où la peau était abimée, rosie par une vieille blessure. Il nota aussi une morsure à la cuisse, très ancienne, mais reconnaissable à la forme d’une mâchoire. De la part de cette guerrière sans peur, il s’était attendu à pire, mais il n’y avait que cela.
— Je ne me rappelle même pas comment je me suis fait ça, remarqua Chris. C’était sans doute avant l’éruption.
— Sans rire ?
— Pendant, rectifia-t-elle. En fait, je n’ai quasiment aucun souvenir de l’éruption et d’avant ça.
— Traumatisme ?
— Sûrement, j’en sais rien.
— Et tu ne cherches pas à te souvenir ?
— Surtout pas. Tout ce que je vivais avant, famille, vie, maison, se trouve aujourd’hui sous une épaisse couche de basalte. Je ne peux rien récupérer, alors je préfère que ma mémoire reste avec. Tu es prêt ?
— Presque.
Il referma sa combinaison puis l’aida à se harnacher. Il vérifia que tout était fonctionnel puis se prépara à son tour. Il lui était arrivé de plonger quand il était ado, mais il n’avait aucune qualification. De toute façon, Chris ne lui en demandait pas tant. Son expérience, ce sera déjà ça.
Chris se dirigea vers la porte du fond de leur cachette et la poussa. Derrière, il n’y avait que l’océan jusqu’à la haute barrière de lasers qui bouchait l’horizon.
— Je te suis.
— On va où ? s’enquit Camille en la rejoignant.
— Je cherche un truc, on va juste fouiller ce qu’il y a dans ce coin.
— Ok.
Il ajusta son masque et son respirateur et sauta dans l’eau. Les alentours l’avaient préparé à ce qu’il allait trouver là-dessous, mais ce fut quand même un choc. La ville s’étendait plus profondément sous le niveau de la mer, dévastée, réduite au silence, étrangement reconnaissable. Chris ne tarda pas à le devancer, fouillant les environs de sa lampe phare. Le faisceau lumineux se braqua sur un gros bâtiment plus loin et elle nagea dans cette direction. Il la suivit, curieux.
Chris se rapprocha et sentit son cœur s’emballer. Ce qui l’épatait autant n’était pas d’être en face d’une chapelle alors qu’ils étaient tous les deux sous plus de quatre mètres d’eau, mais le fait qu’elle l’ait déjà vue à l’identique, mais pas ici. L’autel en pierre, la croix renversée sur le côté, les arcs du plafond effondrés sur la droite, les algues dégoulinant des fenêtres, les motifs géométriques sur le sol… une église… cette église ! Il n’y en avait pas beaucoup dans le coin, impossible de confondre, c’était bien la même, à l’algue près. Elle était dans le même état, sauf que celle-ci était sous l’eau, l’autre dans les limbes. Ça ne pouvait pas être une coïncidence.
Elle se tourna vers Camille qui promenait l’éclat de sa lampe phare sur les décombres des alentours. Il avait l’air à l’aise dans sa combinaison de plongée. C’était lui qui avait réuni le matériel et organisé l’expédition alors qu’il était occupé par ses recherches et que Chris n’en avait qu’émis l’idée. Il faisait du zèle, n’empêche qu’il avait été efficace, et maintenant elle avait la confirmation qu’elle attendait, pile sous ses yeux.
Elle lui fit signe. Comme il ne la remarquait pas, elle braqua sa lampe sur lui avant de recommencer. Elle lui fit comprendre qu’elle voulait remonter, il hocha la tête et la précéda vers la rive comme s’il avait toujours fait ça. Elle admirait sa façon d’évoluer en apesanteur, son aisance… dommage, ça ne lui serait jamais vraiment très utile, à part peut-être pour se planquer des spectres. Et encore, on n’avait jamais réussi à prouver qu’ils avaient peur de l’eau.
— J’ai déjà vu cette église ! s’exclama-t-elle dès qu’elle émergea.
— C’était ça que tu cherchais ?
— Mmh mmh.
Il lui tendit la main et l’aida à se hisser sur un rebord depuis la porte de derrière d’une maison à l’abandon du quartier des pêcheurs.
— Tu l’as trouvée dans les limbes ?
— Oui. C’était il y a longtemps. Ça ne fait pas partie des archives, tu ne peux pas le savoir. C’était la toute première fois que je retournais explorer sans Tony et à l’insu de la Brigade. Je n’avais pas d’équipement et ça s’est révélé désastreux.
— C’est-à-dire ?
— J’étais presque aveugle sans bandeau, je n’avais aucune idée de quand ressortir, en plus Strada a envoyé des récupérateurs et je ne pouvais pas leur filer sous le nez.
Elle enlevait déjà sa combinaison de plongée. Camille avala sa salive avec difficulté.
— Et ce truc que je discernais à peine, ça me travaillait. Je regrettais d’avoir laissé passer un site pareil.
Elle resta un long moment pensive.
— Cette fois-là… ça avait vraiment été l’horreur. Jusqu’au bout. Je n’arrêtais pas de me brûler, je naviguais dans le brouillard, j’étais coincée… Je ressors en catastrophe. Un type m’a vu et a essayé de me faire des avances en échange de mon silence.
Il tâchait de ne pas trop la regarder, fasciné.
— Tu t’es fait agresser ? Toi ?
— Tu as raison, il devait vraiment être désespéré…
— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, rit-il. Tu es une très belle femme, mais je suis sûre que tu lui mettais déjà une raclée à l’époque, les yeux fermés et les mains attachées.
— C’est ça, rattrape-toi comme tu peux, ironisa-t-elle. Je lui ai foutu une raclée.
— Mais…
— Mais tabasser un membre de la Brigade qui détient des infos compromettantes sur toi c’est du suicide. J’ai paniqué.
— Tu l’as tué et tu as jeté son cadavre dans les limbes ?
— Non. Pire… je suis allé directement m’expliquer à la Brigade.
— Étonnant, c’est une réaction étrangement censée.
Elle le gronda du regard et lui intima d’un geste de se dépêcher.
— J’ai pu parler avec une femme formidable qui m’a soutenue et qui a accepté de prendre ma défense. Seulement… Ça s’est évidemment mal passé quand c’est arrivé aux oreilles de Strada.
— Comment ça ?
— Je vais te reformuler ça, tu vas comprendre. Il y a eu confrontation. Moi, disant que j’avais été agressée sexuellement devant Strada et l’autre con qui déballe que je mens pour cacher qu’il m’a surprise en train de me faufiler dans les limbes avec de l’équipement de la Brigade.
— Ah… ouais…
— Strada a pris le premier prétexte pour éviter le sujet qui le mettait mal à l’aise. Tu as vu comme il est dès que ça parle de sexe ou de féminité, hein ? Je me suis fait passer un savon, il a complètement oublié pourquoi j’étais venue.
— Et le type s’en est tiré ? Il est toujours à la Brigade ?
Elle lui jeta un regard et ricana. Est-ce que si elle lui disait oui il irait lui casser la gueule ?
— Non. Les autres ont réagi. Il parait qu’ils ont engueulé Strada pour son attitude, qu’ils ont mené une enquête et démit Rémi de ses fonctions. Alors qu’est-ce qu’il a fait, il est venu directement chez moi pour se venger. Il n’y est pas allé par quatre chemins, il m’a poussée dans ma chambre en me menaçant avec une arme, sauf qu’il y avait quasiment toute la Brigade dans la maison pour le cueillir.
— Épique. Et ils ont fait quoi de lui ?
— Et bah…
Elle se mordilla la lèvre.
— C’était la première fois qu’il se passait un truc de ce genre. La Brigade a communiqué l’affaire au monde extérieur via le messager, il a répondu qu’on devait leur livrer le criminel entravé, qu’il serait jugé et emprisonné. Le jour de l’échange, ils l’ont fait entrer dans le conteneur, comme prévu. Dès qu’ils ont fermé les portes, ils ont entendu le coup de feu. Quand ils ont pu rouvrir, ils ont trouvé son cadavre avec les provisions et les commandes.
— Aïe.
— Strada a voulu leur demander des comptes. Le messager leur a répondu que Rémi était infecté et qu’ils n’avaient pas eu le choix.
Camille rangea le matériel de plongée dans les sacs et lui tendit le sien. Il n’osait plus rien dire. Le conflit entre elle et Strada remontait peut-être à cet évènement. Ou ça ne l’avait pas arrangé. Si c’était ça, elle était particulièrement rancunière. Ou alors elle ne disait pas tout. N’empêche qu’en demandant de l’aide à Strada, elle avait indirectement causé la mort d’un homme. Ça ne devait pas être facile à porter et il l’imaginait assez tordue et tortueuse pour supporter une part de la culpabilité de cette histoire. Sinon elle n’en serait pas là aujourd’hui, à repousser Strada et à se débrouiller obstinément toute seule.
— À quoi tu penses ? C’est rare que tu sois aussi silencieux.
— Je me dis que la Brigade est enquêteur, juge, juré et bourreau. Même s’ils essaient de bien faire, c’est trop pour un petit groupe de potes.
— On n’a pas mieux, de toute façon.
— J’imagine. Et maintenant, que fait-on des criminels ?
— Ils ont le choix. Ils peuvent s’installer dans le quartier des criminels, sinon ils purgent leur peine en travaux d’intérêt général, essentiellement liés aux limbes.
— Une sorte de peine de mort ?
— Prends ça comme tu veux, mais à mes yeux la peine de mort c’est s’exiler volontairement vers le volcan. Bosser pour la Brigade c’est trop facile. Ils sont autour de toi pour te protéger, t’encadrer. Pourtant de ce que j’ai vu, le choix le plus fréquent n’est pas celui-là.
— Qu’il y a-t-il dans le quartier des criminels ?
— Je ne sais pas. Pareil qu’ailleurs, j’imagine, mais sous le cratère, là où ça brûle, parfois, et sans la Brigade.
— Et avec la vindicte populaire.
— Si tu as mieux à proposer, dis-le à la Brigade, ils aiment bien les bonnes idées.
— Je ne doute pas qu’ils aient fait ce qu’ils pouvaient, sourit-il. Ce qui me rend perplexe, c’est ta capacité à les défendre mordicus et à les défier constamment.
Cette fois, elle ne répondit rien et ça le fit doucement rigoler.
Que d'éléments dans ce chapitre !
J'avoue que la cité n'a jamais été près d'un océan dans mon imaginaire, ou alors très fugacement, ce qui m'a rendu difficile la partie plongée (j'avais compris qu"ils allaient au volcan alors que non), mais j'ai raccroché les bouts et puis voilà!
Pour la partie agression, c'estvque çavfait longtemps que j'ai lu les parties d'avant, et je ne me rappelle plus bien ce que la brigade sait des excursions de Chris, etc etc, donc j'ai eu l'impression que ça heurtait mes souvenirs, mais comme ceux ci ne sont pas de bonne qualité :/
Et lenmonde extérieur l'a déterminé contaminé comme ça ? Pas de test, rien ? Bam! Dur dis donc. :)
Allez, merci pour le partage et à bientôt!!!
Je comprend tout à fait la galère que ça doit être, tu lis depuis le début au rythme d’un chapitre par semaine, parfois moins.
Merci de prévenir quand ça croche, comme ça je vérifie !
Pour l’océan :
«C’était une grande vallée silencieuse et orange, prisonnière entre un volcan bordé par l’océan à l’ouest et des collines qui soutenaient le fabuleux mur de lasers anti-démons.» C’est Camille qui le voit quand il observe les environs pour la première fois. C’est rapide, je le reconnais. Je vais regarder pour étayer un peu tout ça.
Pour ce qui est des excursions de Chris, jusque là, on savait qu’actuellement elle se cache d’en faire mais que c’est un secret de polichinelle pour quiconque n’est pas Strada. Dans ce chapitre on apprend un peu plus comment ça s’est mis en place.
Et pour Rémi, pas de test, non. Ils n’avaient aucun moyen de savoir s’il était infecté ou non, surtout pas en si peu de temps. C’est une sorte de message : personne ne sort, pas même les pieds devant. J’y reviendrai plus tard dans l’histoire.