Le deuxième cliché montre une scène de vie du Grand Salon. Le mur du fond, plongé dans l’obscurité, est découpé en étagères qui se superposent et accueillent ici des livres, là des bouquets de fleurs, mais surtout, partout, des tasses, bols, mugs, de toutes les formes, matières et couleurs inventées à travers les âges. ChacunE a sa tasse au Salon.
Un événement inédit est en cours. Gwenn, en robe de soirée aux sequins d’argent, se tient debout au milieu de la pièce, elle secoue la tête et la masse de ses épais cheveux suit le mouvement, tournoyants au rythme de sa danse, tandis qu’elle jette en l’air des poignées de plumes blanches qui brillent dans la lumière dorée du crépuscule.
A côté d’elle, D tient un mégaphone et chante dedans. Elle est vêtue en veste de faux cuir, kilt et bas résille, sa crête arc-en-ciel est fièrement dressée. Son autre main règle une enceinte de musique, posée sur le guéridon sans égard pour la nappe à fleurs brodée de dentelle. Une tasse a roulé sur le tapis, qui boit la dernière goutte de thé. Le jeune homme assis là ne fait aucun geste pour la ramasser. Il est dressé, droit comme un tournesol contemplant le soleil, pétales grand ouverts pour accueillir l’incroyable spectacle de cette fête improvisée en ce sanctuaire. Quelques danseureuses ont déjà rejoint le dance floor, un couple swinge les yeux dans les yeux, Nany, vieille grand-mère pâle et douce comme un lys fripé, titube sur ses jambes vers la piste, sa robe à fleurs serrée dans son poing.
Cherchat est en grande tenue de danseur étoile, justaucorps noir et or, pointes nacrées aux pieds et tutu de tulle noire ponctué de perles dorées. Il tente de pousser une table pour libérer l’espace mais Mam’s Angélique s’agrippe avec force au rebord, de ses petites mains jaillies de son chandail rouge, tout en fixant la pluie de plumes d’yeux émerveillés.
A l’autre bout du cercle, Justin, enfoncé dans son fauteuil, dos au mur, n’a apparemment pas bougé d’un pouce. Cet homme triste, dont les longs cheveux noirs sont toujours sagement posés comme un voile sur ses épaules, tient son livre comme un rempart entre les intruses et lui. Ses yeux sont posés sur la page mais ses sourcils sont froncés sous un front creusé de rides en forme de V vengeur.
Dans un coin, à l’arrière-plan, les Hulettes ont délaissé le poste de télévision en noir et blanc. Leur regard est tourné vers l’attraction du moment. Armand a même retourné son fauteuil pour observer plus à son aise, petite tasse de café à la main et journal replié sur ses jambes croisées.
Dans toute cette cohue, peu de silence et de vide sur la photo. Pourtant, au fond, à gauche, une ronde silhouette drapée dans une ample robe noire s’appuie d’un coude distrait au manteau de la cheminée. Elle passerait inaperçue dans le sombre arrière-plan, mais le feu qui couve l’éclaire de profil et dessine son visage joufflu. Est-ce un effet de lumière ? Son œil droit contemple la scène et le gauche plonge vers l’objectif de l’appareil photographique, semblant défier l’observatrice de prendre part ou non, à son tour, à cette fête impromptue.