Première page

Par Soah

J’ai peur de l’eau ; surtout de l’océan. Avec son immense gueule sombre d’écume et de varech, je suis sûre qu’il peut m’avaler. Le sel me rongerait. Il dissoudrait voracement mes fibres une par une, à chaque bouchée. À la fin, il ne resterait rien de moi. Pas même des petits os blancs sur lesquels pleurer. Après tout, quoi de plus normal ? Ma peau n’a pas la résistance, ni la pugnacité du carton, ni le lustre immortel d’un emballage plastifié.

Je ne suis faite que de papier machine. Quatre-vingt-dix milligrammes, pas plus.

Lorsque je porte ma main vers une fenêtre et que je laisse le soleil glisser sur ma peau, je peux voir mon tissage, mes fibrilles entrelacées. Je me découvre toujours un peu plus complexe que je l’imagine ; toute nuance de gris et de petites taches qu’il est impossible de deviner d’ordinaire – les jolies erreurs de la pâte à papier.

C’est l’heure du bain.

Les râles de la mer s’envolent, remplacés par les bruits de la circulation.

À genoux à côté de la baignoire fumante, ma mère attend, une éponge à côté d’elle. Aujourd’hui, c’est la rose. Celle que je préfère. Ou plus exactement, c’est la moins pire. Elle ne griffe pas autant que la jaune, ni racle pas aussi fort que la verte et retiens moins bien l’eau que la bleue. Cette éponge ne fait que rougir mon papier.

— Dépêche-toi, s’il te plaît, soupire-t-elle.

— J’arrive, dis-je en abandonnant ma poupée sur le tapis avant de demander : est-ce que je pourrais aller dans ton atelier, après ?

— Si tu es sage.

Dans la salle de bain flotte un parfum agréable. Une odeur de fleur un peu forte avec une pointe de sucre. Au fond de la baignoire suffoquent des petits cristaux. Ils se délitent.

— C’est quoi ?

— Des sels de bain.

Je me déshabille, raide, le regard rivé sur les ronds de moisissures noires qui grignotent les joints du carrelage. L’éponge plonge, gonfle. Elle se gorge puis se gargarise. J’ai toujours pensé que ma mère avait de belles mains ; des doigts longs d’artiste avec des ongles soignés, brillants. Comme des petites dents. Mais quand elle presse de toutes ses forces pour faire sortir l’eau, la faire disparaître, ses phalanges blanchissent et elles me font peur. Elles sont laides.

Elle attrape mon bras et le lève avant de passer l’éponge contre ma peau. Des marques roses se forment et se dessinent sur mon papier. C’est douloureux et agréable en même temps.

Je frisonne.

Un morceau violet s’agrippe à la pliure de mon coude ; un pétale. J’aimerais qu’il puisse se glisser sous les couches de mes quatre-vingt-dix milligrammes. Un peu comme les belles feuilles que ma mère garde dans les tiroirs de son atelier. Ceux qui sont « pour les grandes occasions ».

Peut-être que, comme ça, je serais jolie et je n’aurais plus peur de rien.

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Djidji Trakos
Posté le 18/02/2025
Belle plume et beaucoup de poesie dans cette écriture assez profonde. Tu as su captiver ton lecteur avec la magie des mots et la sincérité du coeur bravo !
Soah
Posté le 01/03/2025
Merci beaucoup ! :)
J'espère que la suite sera aussi agréable à lire !
Zultabix
Posté le 17/02/2025
Très belle première page ! Un ravissement d'écriture ! J'en ai frissonné !
"Frissonne" avec 2 "s", seule coquille que j'ai remarqué !

Bien à toi !
Soah
Posté le 01/03/2025
Hello !
Merci beaucoup et merci pour la remarque quant à la coquille ! :D Elle était passée sous le radar, en effet !
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