J’avais 11 ans. Nous étions un samedi après-midi, il faisait très beau dehors : nous apprécions les rayons du soleil depuis la porte vitrée. Aucune raison pour jouer dehors, cependant. Mon frère, ma sœur et moi étions entassés sur deux sièges pour trois, devant un écran d’ordinateur. Mon frère venait de trouver le bonheur, le Saint-Graal pour les enfants que nous étions alors ; un site de streaming illégal rediffusant des épisodes de manga.
Nous n’avions pas la télé. Nous avions appris à vivre sans, et elle ne nous manquait pas. Ça ne nous empêchait pas de passer des heures dessus les doux week-ends où nous allions dormir chez nos grands-parents ou notre oncle. Ou bien, de fouiller tout le YouTube de l’époque en espérant retrouver des épisodes découpés de Code Lyoko, une des seules séries que l’on connaissait et que l’on adorait. Nous avions pris l’habitude de profiter du peu sur lequel on pouvait tomber. Malgré tout, nous étions passionnés par les animés japonais.
Ça a commencé tôt, pour moi. Quand j’avais quatre ans, à la maternelle, il y avait dans la garderie une petite télé cathodique allumée sur les dessins animés. Mes parents nous y laissaient parfois jusqu’à dix-huit heures et si très souvent, nous préférions jouer à la dînette et aux Lego, il nous arrivait de rester scotchés devant, émerveillés, pendant que passait Détective Conan, vieux manga policier qui était pourtant plutôt violent et assez peu édulcoré. Il y avait des affaires de meurtres de ce manga dont je me souvenais plus de dix ans plus tard tant leur brutalité et la façon qu’employait le héros pour les résoudre m’avaient marqué. Mais même si nous ne comprenions quasiment rien à l’intrigue, nous regardions quand même, fascinés par les images. Ainsi l’arrivée des parents devenait presque décevante. Ils allaient forcément nous faire rater un moment de l’épisode.
Quand mon frère a trouvé ce site de streaming, notre premier réflexe fut de se jeter sur Détective Conan. Les épisodes reprenaient sens maintenant que nous avions toutes nos capacités de réflexion. Dès lors, nos week-ends changèrent. Tous les samedis ou presque, nous nous serrions tous les trois devant le petit écran de l’ordinateur pour regarder cet animé titanesque. Jusqu’à ce que ma sœur se lasse et demande qu’on essaie autre chose. Beaucoup d’animés japonais étaient populaires à l’époque, et pour nous convaincre, elle ne pouvait en choisir qu’un. Elle avait vu la couverture du manga dans la bibliothèque du collège et nous assura que c’était bien. Ainsi commença notre aventure dans le monde de Fairy Tail.
Si Détective Conan a été assez peu censuré ou traduit par rapport à d’autres animés du genre ou de l’époque, l’exploitation avait quand même commis l’erreur courante de traduire son générique, ce qui le rendait plus étrange, moins marquant à mes yeux. Ce n’était pas le cas de Fairy tail. Au niveau des moyens de l’animation, nous faisions un bond de dix ans en avant. Mon frère et moi fûmes conquis dès l’ouverture, même plus encore. Nous avons dévoré tout ce qui était disponible en un après-midi.
Les épisodes étaient plutôt courts. Et comme nous avions une mauvaise connexion internet, nous avions peur d’avancer la lecture juste pour ne pas écouter le générique. De toute manière, même si nous en avions eu la possibilité, je ne suis pas sûr que je l’aurai esquivé. Tout ce que j’aimais en un coup de cœur dans la série était retranscrit à la perfection dans la musique et les images. Un monde magique, impressionnant. Un héros souriant et plein de vie qui donnait envie d’être suivi. Une guilde de mage, qui invitait à la fuite et l’aventure. La puissance des combats, l’humour, rajoutés à des enjeux qui perturbaient les personnages au point de les faire pleurer… Et surtout, l’intensité de leur lien dans une immense guilde redoutable, prouvant leur amitié envers et contre tout. Quand j’entendais le générique, je savais tout ce que j’allais voir, tout ce que j’allais ressentir, tout en étant impatient de découvrir la suite. Je n’avais quasiment jamais vu de série avant Fairy Tail, si bien que je n’étais absolument pas familier avec ce principe de générique. Le sien me frappa en plein cœur.
La musique était d’un genre que je ne connaissais pas, mélangeant le traditionnel et le rock. Sa douceur créait un monde, alors que s’enchaînaient les scènes de vie sur l’écran. Il y avait dans son air comme une sorte de mélancolie qui me donnait envie de chanter. J’entendais la flûte comme un message d’espoir, qui me faisait rêver ; un jour, moi aussi je pourrais jouer quelque chose qui me plaît autant. Immédiatement, mon idéal changea. J’avais toujours voulu devenir un flûtiste professionnel soliste. Désormais, je voulais devenir un musicien jouant des musiques de film, de jeux vidéos et bien entendu, d’animé japonais. Sans réaliser que la flûtiste du groupe Funkist, qui avait composé la musique, était une membre intégrante du groupe et non pas quelqu’un payée juste pour la série.
Il n’y avait que quinze épisodes traduits en français à ce moment-là. Impossible pour nous de découvrir la suite. J’étais tellement frustré que je réglai mon réveil à cinq heures du matin pour dénicher une solution, par tous les moyens. Je réussis à trouver les épisodes sous-titrés en japonais, que je devais télécharger pour pouvoir les voir. Cela me prenait des heures, mais je le fis. Et alors que mon frère et ma sœur se désintéressaient quelque peu de la série, je débutai une habitude qui me poursuivit jusqu’à la fin de mon collège. Je me levai à quatre heures du matin, pour regarder en douce cette série qui me plaisait tant. Le générique résonnait dans la pièce vide alors que la solitude de la nuit me faisait jubiler ; jamais je n’avais pu espérer tant de tranquillité pour faire ce que je voulais.
Mes parents se rendirent compte de mon manège et très vite, une guerre commença. Ils installaient des coupe-feux, des sécurités parentales, ils enfermaient à double tour les ordinateurs dans une chambre : je trouvais des parades, je retrouvai la clé. Quand mon ordinateur était définitivement verrouillé, je prenais les leurs. Je trouvais leur mot de passe, je créai discrètement des sessions invitées. Rien n’aurait pu m’empêcher de regarder cette série, ni même de la re-regarder. Je me remettais parfois des anciens épisodes, juste pour profiter de ceux que j’aimais le plus et de ce générique qui, en changeant de saison, avait disparu pour mon plus grand malheur. Je n’avais pas le temps ni la possibilité de visionner la série en dehors de la nuit. Même si désormais, je sais pourquoi mes parents et moi sommes entrés en guerre, je ne regrette pas ce que j’ai pu faire ; c’était clairement un besoin que j’avais de m’échapper dans un monde où le harcèlement n’existait pas.
En grandissant, j’ai été déçu de Fairy Tail si bien que je n’ai même pas pris la peine d’aller au bout. Aujourd’hui encore, je pourrais deviner la fin de l’histoire, mais je ne la connais pas. Mais force est de constater l’impact que l’œuvre a eu sur moi. C’est avec elle que j’ai découvert mon amour pour la langue japonaise et sa sonorité, en regardant les épisodes dans leur version originale pour la première fois de ma vie. C’est avec elle qu’avec ma sœur, nous nous sommes créé cinq ans plus tard notre propre guilde de mage pour nous entourer d’ami. Une guilde qui, à l’image de la série, se réunissait en réunion, partait à l’aventure avec des jeux de rôles, et de temps à autre se disputait pour se retrouver.
Alors quand j’écoute ce premier générique, qui signifiait tant de choses pour moi, je ne peux pas me souvenir de ce qui m’a déçu. Je vois toutes les embrouilles et les punitions risquées pour un bout d’aventure. Je ressens cette admiration que j’avais en découvrant à l’écran ce que j’avais envie d’être ; un homme surpuissant avec des pouvoirs magiques tirés d’un dragon millénaire. Mais surtout, quelqu’un de toujours entouré, dans un monde en perpétuel mouvement malgré le mal des transports.