Taxation des tours de mage

Le second plaignant débarqua face à une chope pleine à rasbord de tisane fumante. C'était lui aussi un mage expérimenté, mais dont l'âge était plus incertain eut égard à ses origines elfiques. Il évoluait dans une toge bleu nuit bordée d'une perle noire dans un cœur carmin.

« Epihènes de Coravar, connu également sous le nom de ChanteRune, membre honoraire de l'ordre de la Perle Noire, ainsi que président du syndicat des propriétaires de tours de mages de Pas-de-Vigne. C'est à ce dernier titre que vous me voyez devant vous. »

Noura qui mimait d'être absorbée dans la notation de toutes ces informations, releva la tête après un certain temps : « Très bien, je vous écoute, que me vaux l'honneur de votre visite ? »

Epiphènes esquissa un sourire bref et déploya un parchemin sur lequel était inscrite une longue liste de noms et de signatures : « Vous n'êtes pas sans savoir qu'une toute nouvelle taxe spécifique aux tours de mage a été instaurée par les autorités en place dans notre chère cité état. Voici une liste de personnes qui refusent cette nouvelle taxe. Il s'agit de quasiment toute la population des propriétaires de tours de la cité. Quelques-uns ont cependant précisé qu'il n'avait juste rien compris à cette nouvelle taxe, mais que dans le doute ils étaient contre. »

Noura prit la liste et la mit de côté sans la consulter : « Vous êtes bien conscient que le gouvernement ne va pas retirer une taxe juste parce que les principaux intéressés n'en veulent pas. Sinon il n'y aurait plus aucune taxe en vigueur. »

« Certes, j'en conviens, mais là nous avons des arguments pertinents pour faire valoir notre demande. »

Noura dégaina sa plume, la fit jouer entre ses doigts tel un couteau de lancer et se prépara à l'assaut : « Dites-moi tout, n'hésitez pas »

Son adversaire prépara son attaque, et ses éventuelles ripostes, parades et feintes au cas où sa passe initiale ne faisait pas mouche : « Cette taxe est discriminatoire, les tours de mage sont une tradition pour les gens de notre profession et en les ciblant spécifiquement avec cette nouvelle taxe, le gouvernement cible toute une catégorie sociale ayant participée plus qu'il n'en faut au développement de notre chère cité. »

Noura recula sous l'impact, son adversaire cognait dur et il y avait mis toute sa force dès le premier échange. Mais elle avait de la ressource et le cuir solide : « Savez-vous comment on taxe l'habitat dans les cités-états des côtes Sabéennes ? »

Epiphènes tenta de répondre mais c'était une feinte et elle reprit l'attaque alors qu'il avait la bouche à peine entreouverte : « L'impôt immobilier est calculé sur la surface au sol du bâtiment. Le propriétaire paiera donc la taxe en fonction de l'emprise au sol de son bien. Ce mode de taxation a été mis en place lorsque la cité commençait à se développer. Un besoin important de nouvelles résidences pour accueillir population et commerces était nécessaire, mais la place pour accueillir tout cela était et est, encore plus aujourd'hui, limitée. Au sud et à l'est par le volcan, à l'ouest par les marais, au nord par la mer. Développer des habitats à faible emprise au sol et disposant d'étages était donc la solution, encouragé donc par ce mode d'imposition. Jusque-là vous me suivez ? »

« C'est limpide, mais... »

« Mais une catégorie de bâtisse y gagnait fortement avec ce mode de calcul de taxe foncière et c'est bien entendu le sujet qui nous occupe : les tours de mage. Pourquoi ? Parce que c'est le principe même d'une tour, elles sont étroites, donc bâties sur un terrain réduit et très hautes. Beaucoup de volume habitable pour un impôt ridiculement bas. Si l'on ajoute que seuls les mages ont le droit d'en posséder une, alors on peut dire que c'était avant la mise en place de cette taxe que l'impôt était discriminatoire... »

Et voilà, après un long et technique travail au fer, elle avait frappé le mage en utilisant sa propre avancée. Bien sûr le combat ne faisait que débuter, et elle ne s'y trompa pas, elle avait même laissé quelques ouvertures à son rival pour qu'il s'y engouffre et ainsi pouvoir le contrer à nouveau brutalement.

Bien que désarçonné par cette riposte inattendue, Epiphènes se redressa, il ferait front et ne manqua pas de viser les points faibles de l'argumentaire : « Nous payons malgré tout cette taxe, et nous ne sommes pas responsables de son mode de fonctionnement. Il est pervers de nous faire reproche à présent des décisions du passé et de nous imposer aujourd'hui alors que nous sommes installés dans nos tours. Qui sait combien de mages compterait cette ville si cet impôt existait à son origine ? »

« Et rien ne vous empêche aujourd'hui d'habiter dans un habitat plus classique et d'être ainsi exempté de cet impôt. Les tours de mage n'existent que pour votre profession, vous en avez l'exclusivité et parce que vos confrères et consœurs ont exigé d'en avoir la jouissance. Vous ne pouvez nous reprocher à présent les décisions du passé. »

« Les tours de mage sont conçues dans un but précis pourtant, pouvoir pratiquer notre art sans troubler la quiétude de la ville par les mouvements de magie que nos activités de recherche peuvent engendrer. Ce n'est pas qu'une lubie, mais une nécessité pour notre profession. »

« Ce n'est donc plus un habitat traditionnel, mais à but pratique. Je pourrais rétorquer que les tours se sont multipliés de manière chaotique ces dernières années, profitant de leurs caractéristiques structurelles pour s'implanter là où l'habitât est déjà fortement contraint.Vous parlez de l'intérêt de la tour de mage, vous oubliez ses inconvénients. La liberté de pratiquer la magie sans contrainte attire de nombreuses espèces magiques, telles que les fumeurs roux, le mucus élémentaire ou parfois, mais ce n'est jamais anecdotique, des dragons. La multiplication des tours, parfois dans un espace réduit comme dans le quartier du versant de l'aube, crée un microclimat instable, réduit également l'ensoleillement et pose de menus soucis de gestion des déchets à cause de mages peu scrupuleux jetant le tout par leurs hautes fenêtres sur le badaud en contrebas. Sans compter, bien entendu, le problème des tours abandonnées qui tombent en ruine... Si les tours de mage ont permis d'attirer les mages dans la cité à ses débuts, elle est aujourd'hui une sacrée épine dans le pied du colosse qu'elle est devenue. »

« Encore une fois, il n'est pas aux propriétaires originels de tours de mage de subir les conséquences d'un urbanisme mal géré par les autorités. »

« Et il eut été difficile de refuser l'installation des mages et de leurs tours en ville eu égard à la dimension traditionnelle de cette forme de logement pour vos ouailles. La taxation a l'avantage d'agir en décourageant de nouvelles constructions sans interdire de le faire. Et finance la destruction des tours abandonnées »

« Je croyais que le caractère traditionnel des tours n'était pas important. »

« Je n'ai jamais dit qu'il ne l'était pas, mais il ne permet pas de refuser la taxe pour autant. »

L'affrontement était violent, brutal et ne laissait que peu de répit aux deux combattants qui commençaient à accuser le coup. Noura savait avoir un avantage certain sur Epiphènes, elle n'avait pas d'état d'âme, elle frappait là où elle voulait sans se préoccuper de règles d'honneur, contrairement à son adversaire bien plus poli et raisonnable.

Mais le mage avait derrière lui toute une communauté qui l'appuyait, renforçant son courage et sa détermination. Il changea de garde etattaqua d'une manière totalement nouvelle : « Quoiqu'il en soit, notre communauté a du poids, nos arguments sont solides et notre voix devra être entendue. D'ailleurs je suis ici dans la guilde des mages, qui devrait nous soutenir dans notre démarche en tant que nos représentant face auxautorités, c'est grâce à nous que votre poste existe. »

Noura sourit, l'adversaire perdait son style en voulant en finir trop rapidement. Il gagnait en brutalité, ce qu'il perdait en droiture et en technicité. Et dans la lutte au sol et les coups bas, les nains ne craignaient personne.

« Je n'existe pas grâce à vous mais à cause de vous mon cher. S'il n'y avait pas de mages possédant des exigences à n'en plus finir, je n'aurais en effet pas besoin d'être là face à vous, mais ne tombons pas dans ces arguments de bas étages voulez-vous ? Nous parlons de tour, pas de caniveau »

Elle laissa échapper un petit rire pour mieux appuyer son trait d'esprit.

Cette fois ci l'attaque avait porté. Attaquant par le bas pour faire montre d'une plus haute hauteur de vue en fin de frappe, Noura sonna un temps son adversaire qui s'empêtrait dans sa propre bienséance. Il s'était montré menaçant, utilisant des armes qu'il n'aurait jamais cru tenir entre ses mains, il se sentait soudain honteux et toute sa science du combat argumentatif se dérobait sous ses pieds. 

Noura en profita, elle recula : « Mais vous n'avez pas tort, ce n'est pas à moi ni à la guilde de vous répondre sur ces points, nous n'en avons pas l'autorité. »

Puis elle entraina son adversaire à sa suite :« Quoi qu'il en soit j'ai bien reçu votre requête et soyez sûr que je transmettrai votre pétition ainsi que vos arguments aux autorités compétentes. »

Enfin, alors que le mage perdait l'équilibre, elle prit une voix concernée et rappela l'évidence : « Mais soyons honnête, votre demande a peu de chance d'aboutir, la promulgation de la taxe en question a été approuvé par les cercles les plus influents de la ville et les mages vivent de moins en moins dans de hautes tours. Même au sein de votre communauté, votre influence est limitée. La position de la guilde est celle que j'ai également fait valoir. L'exception fiscale des tours de mage appartient au passé, nous resterons donc neutres dans cette affaire, j'en suis désolée. »

Après cet échange musclé, Noura avait fini par maitriser son adversaire sans violence excessive, le mage soupira en relâchant la pression. Il n'était pas dans sa nature de s'emporter, il avait combattu autant qu'il le pouvait, mais cette bataille il l'avait perdue. En rhéteur expérimenté, il savait quand battre en retraite pour préserver sa dignité et celle de sa cause.

Il se leva, salua et s'en fut avec grâce.